« La prévention est un enjeu politique » - L'Infirmière Magazine n° 409 du 01/11/2019 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 409 du 01/11/2019

 

INTERVIEW : Cécile OMNÈS, Psychiatre, membre du bureau du Groupement d’études et de Prévention du suicide (GEPS), et formatrice nationale

DOSSIER

M.-C. D.  

Pourquoi le suicide est-il si difficile à aborder et que peut-il signifier ? Cécile Omnès, psychiatre, revient sur la place du suicide dans notre société actuelle, le rôle que peuvent jouer les soignants et les enjeux de la prévention.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Interroger quelqu’un sur un projet suicidaire est très difficile…

CÉCILE OMNÈS : Certes, mais la culpabilité éprouvée par les soignants après le suicide d’un patient est extrêmement destructrice, notamment s’ils l’ont reçu peu de temps avant le décès, qu’ils ont vu qu’il n’allait pas bien et qu’ils n’ont pas osé l’interroger. Les soignants ont naturellement une culpabilité très développée… C’est pour cette raison qu’il faut les équiper : oser poser la question les protègera eux, autant que les patients suicidaires.

L’I. M. : Pourquoi le suicide est-il tabou ?

C. O. : Parce qu’il fait peur. Parce qu’il est officiellement interdit dans les livres, en particulier bibliques. C’est un interdit humain. Se suicider, c’est transgresser la loi divine. Dans les trois monothéismes, Dieu donne la vie, l’être humain n’a pas le droit d’en disposer.

L’I. M. : Cet interdit demeure-t-il dans une société comme la nôtre, assez peu religieuse ?

C. O. : Il est de plus en plus mis à mal. Mais les jeunes disent sans problème « De toute façon, je n’ai plus qu’à me suicider », dès qu’ils sont mécontents ou frustrés. C’est passé dans le langage courant, et ça, c’est extrêmement dangereux. C’est un facteur qui fait que nos jeunes sont beaucoup moins protégés maintenant. En tous cas, c’est quelque chose qu’il faut étudier et avec lequel il faut être extrêmement prudent. Parce que le suicide est loin d’être anodin, c’est un signe de souffrance, ça se crie dans l’intime, ce n’est pas dans le vocabulaire courant, normalement.

L’I. M. : Le suicide serait-il plus d’actualité dans notre société ?

C. O. : Le suicide est dans l’intime de l’être humain et doit être pensé comme problématique individuelle, mais il faut également pouvoir le penser en tant qu’organisation sociétale protectrice, parce qu’il faut que l’on construise des politiques de santé publique efficaces. Le lien social s’est énormément affaibli ces trente dernières années. Qu’est-ce qui est protecteur, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Comment reconstruire un maillage de société plus adapté à la fragilisation de l’être humain dans cette société du XXIe siècle, où l’éclatement des familles a quand même fait beaucoup de dégâts, mais qui conserverait le principe de l’autonomie ?

L’I. M. : Ce n’est donc pas que l’affaire des soignants…

C. O. : Ce souci de l’autre ne devrait pas revenir qu’aux soignants, en effet. La prévention du suicide est un enjeu politique et nécessite un travail avec les associations. C’est aussi pourquoi nous sommes passionnés. C’est une question qui dépasse le champ psychiatrique, mais les personnes qui travaillent en psychiatrie ont quelque chose à dire sur ce sujet dans leur lecture de la fragilité humaine.

L’I. M. : Peut-on voir le suicide autrement que comme une crise et une souffrance ?

C. O. : La question du suicide est philosophique, se poser la question de la mort est une question humaine. On se la pose adolescent, on se la pose encore plus en vieillissant. Mais poser une question ne veut pas dire organiser sa mort. Lorsqu’on étudie les « autopsies psychologiques », on a toujours entre 10 et 20 % des suicidants pour lesquels on ne retrouve pas de pathologie, ni de dépression ni autre. Ça reste assez mystérieux. Tout ne s’explique pas forcément par un problème de santé ou de souffrance.

L’I. M. : Peut-on voir le suicide comme une façon de rester maître de son destin ?

C. O. : Le suicide permet de penser qu’on garde la main sur sa vie. On peut se dire : « Quand ma vie ne me convient plus, il me reste encore la possibilité de l’arrêter. » Et c’est vrai que quand on regarde bien, on ne maîtrise pas grand-chose dans la vie. Toute la vie est une succession de paramètres pour lesquels plus on grandit, plus on peut faire des choix, mais ces derniers restent contraints. Le suicide est-il un choix ? Quand il n’y en a plus, le suicide est parfois ce que l’on pense être le dernier choix. On se dit : « Puisque je n’ai pas d’issue à ma vie, que je ne vois pas comment me sortir de quelque chose d’insupportable, finalement mon seul choix est d’organiser mon départ. » Dans la mesure où il n’y a pas d’alternative, on ne peut pas véritablement parler de choix. Mais cela permet de contrôler quelque chose là où on ne contrôle plus rien.

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