Clinique sans médecin : les IDE aux commandes - L'Infirmière Magazine n° 367 du 01/01/2016 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 367 du 01/01/2016

 

QUÉBEC

SUR LE TERRAIN

INITIATIVE

Frédéric Launay  

Dans la capitale québécoise, des infirmières reçoivent en libre accès des patients en consultation, et prennent en charge plus de 95 % des problèmes de santé. Malgré des résultats prometteurs, ce projet-pilote craint néanmoins pour sa pérennité.

La flèche de l’église du quartier Saint-Sauveur perce la silhouette des Laurentides qui barre l’horizon au nord de la ville de Québec. Plus à l’est s’étend le quartier Saint-Roch. Bernard Roy, professeur à la Faculté de sciences infirmières de l’université Laval, a garé son char à la limite de la haute-ville et contemple la vue en contrebas. Dans ces quartiers ouvriers aux maisons de bois et de briques rouges, une intense activité communautaire anime les lieux en dépit des indicateurs socio-économiques défavorables. En effet, cet arrondissement de la Vieille-Capitale compte à la fois la plus forte proportion de personnes de plus de 60 ans (26 %) et la plus faible de jeunes de moins de 17 ans (11 %). Près d’un tiers de la population des quartiers Saint-Roch et Saint-Sauveur vit sous le seuil de faible revenu. C’est dans ces quartiers qu’a été lancée, en octobre 2014, une expérience-pilote de 18 mois : une clinique sans médecin installée dans les locaux de la coopérative Sabsa (Service à bas seuil d’accessibilité)(1) et gérée par des infirmières. Son objectif ? Offrir des soins de première ligne à des populations vulnérables telles que les personnes atteintes de l’hépatite C, ou à des résidants du quartier ayant un accès difficile à un médecin de famille. En effet leur nombre étant insuffisant dans ces quartiers populaires, il faut parfois attendre plus de deux ans pour obtenir un rendez-vous… La clinique est gérée par deux travailleuses sociales : Isabelle Tétu, infirmière praticienne spécialisée de première ligne (IPSPL, voir encadré p. 39), travaille à temps plein à la clinique, et Emmanuelle Lapointe, sa complice de longue date, en est la gestionnaire. Elles nous attendent. Nous reprenons la voiture vers la basse-ville.

De l’hépatite C aux maladies chroniques

Bernard Roy connaît bien ces quartiers car il s’y rend régulièrement pour les besoins de la recherche à laquelle il est associé(2). Nous arrivons à l’angle du boulevard Charest Est et de la rue Saint-Crépin. L’endroit est aussi discret que connu. L’entrée pourrait se confondre avec celle de la pharmacie qui lui loue ses locaux au premier étage, mais les patients ne se trompent pas. Le bouche-à-oreille a fonctionné dès l’ouverture. Des 77 patients atteints d’hépatite C accueillis fin 2014, la file active compte aujourd’hui 1 077 inscrits, avec des personnes atteintes de maladies chroniques ou mentales, des immigrants, des personnes âgées isolées ou des mères célibataires. La clinique, où un énorme cœur en bois est fixé au mur de la salle d’attente – réalisé et offert par un patient –, accueille en moyenne une quinzaine de patients par jour avec une plus forte affluence le vendredi. Le lundi, un suivi infirmier et psychosocial conjoint est proposé aux patients qui suivent le traitement de l’hépatite C, et ce jour-là, « il y a toujours de l’achalandage ! Mais nous arrivons à gérer les demandes sans qu’il y ait de liste d’attente ou de délai trop long : au maximum 30 minutes… mais cela reste rare. Il arrive aussi qu’on demande aux personnes de revenir le lendemain si ce n’est pas urgent », précise Emmanuelle Lapointe.

Dans son bureau, Isabelle Tétu déballe des cartons qui ont été livrés le matin même. De son côté, Emmanuelle Lapointe échange avec Bernard Roy sur les données de la recherche et les démarches en cours pour l’obtention de financements. En effet, la clinique n’échappe pas aux contraintes budgétaires et administratives (voir encadré). « Je n’aurais jamais imaginé qu’elle prendrait une telle importance !, s’étonne l’infirmière. J’étais travailleuse de rue auprès des toxicomanes. Je les accompagnais à l’hôpital et aux centres locaux de santé communautaire (CLSC), surtout aux urgences, et parfois, ils étaient mal reçus par le personnel soignant. Or, il m’était difficile de défendre leur situation car je n’avais pas de connaissance en santé. » Isabelle Tétu entreprend alors des études d’infirmière clinicienne, mais ne dévie pas pour autant de sa ligne de conduite : travailler au plus près du besoin des habitants et les défendre. En 2004, elle intègre un poste d’infirmière au CLSC, mais le cadre d’intervention très restrictif limite ses interventions : « Je travaillais au dépistage des infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS) mais on ne pouvait pas faire de soins de plaie. » L’infirmière a du mal à comprendre : si un besoin n’est pas couvert, il faut créer la réponse. En 2013, elle obtient son diplôme d’infirmière praticienne spécialisée de première ligne, mais se former ne suffit pas. Il faut imaginer la structure administrative qui permettra une telle activité.

Une pratique variée

En décembre 2011, la Coop-Sabsa, une coopérative de solidarité, est créée pour le traitement et la prévention de l’hépatite C. Les patients membres versent chacun une cotisation unique de 10 $, mais non obligatoire, valable à vie, pour recevoir gratuitement des soins. Grâce à l’aide de quelques donateurs et d’un laboratoire, une activité minimale peut être assurée dans un petit local. En 2013, la clinique peut enfin financer près d’une journée de temps infirmier par semaine, uniquement pour les patients atteints d’hépatite C. Une intervenante sociale est également présente sept heures par semaine pour aider les patients dans leurs démarches, « un filet de sécurité », précise Emmanuelle Lapointe. « Les populations qui ont des difficultés d’accès aux soins sont multiples et insoupçonnables », explique la gestionnaire, se remémorant le cas de ces femmes hispanophones diabétiques qui ne consultent pas en raison de la barrière culturelle et linguistique.

Les patients qui se présentent à la clinique souffrent d’affections courantes, de rhinopharyngites, douleurs digestives, infections cutanées… et les soins sont variés : examens cliniques ORL, palpation abdominale, soins de plaies, prélèvements sanguins, examen des articulations… Les IDE peuvent demander des examens complémentaires – comme des radios –, prescrire des traitements anti-infectieux, renouveler des traitements contre l’hypertension ou le diabète, ajuster un traitement anti-dépresseur avec l’avis du médecin…

En juin 2014, la Fédération interprofessionnelle de santé du Québec (FIQ) offre au projet une subvention de 150 000 $, et permet l’embauche d’Isabelle Tétu à temps plein. Les horaires d’ouverture couvrent dès lors une amplitude de 27 heures par semaine, sans rendez-vous, du lundi au vendredi. Une secrétaire rejoint l’équipe. Des médecins et d’autres partenaires financiers s’engagent également, et l’initiative reçoit le soutien de l’Ordre des infirmiers et des infirmières du Québec (OIIQ). Le conseil d’administration étend le champ d’activité de la Coop-Sabsa à tous les patients sans médecin de famille, quel que soit le motif de consultation. Un don de 50 000 $ de Desjardins assurances permet, en mai 2015, à une deuxième infirmière praticienne spécialisée de première ligne, Julie Decoste, de renforcer l’équipe trois jours par semaine : « J’avais envie de participer à cette clinique indépendante, créée pour favoriser le rôle des IPS. J’avais connu en Ontario cette autonomie des professionnels et la clientèle de ces quartiers m’intéressait », explique cette IPS originaire des îles de la Madeleine.

Début ou fin de l’aventure ?

Aujourd’hui, comme Maureen Guthrie, bénévole une journée par semaine et présidente du conseil d’administration de la Coop depuis 2012, d’autres infirmières se sont engagées dans l’aventure. « Ici, je fais de tout : du nursing, le déménagement des meubles, la gestion des problèmes administratifs… ». Mais la charge ne lui pèse pas. « On travaille en équipe et le travail est bien réparti. C’est l’avantage d’une coop », affirme-t-elle.

Mylène patiente dans la salle de consultation : « Je me suis cassé certaines dents et je ne peux plus manger correctement. » Elle n’a pas vu de dentiste depuis plusieurs années et, devant l’ampleur des lésions dentaires, Isabelle Tétu décide d’envoyer les clichés au dentiste d’une clinique communautaire. Le rendez-vous est pris, mais il coïncide avec l’admission de Mylène en centre de réadaptation. Le dentiste est indispensable, mais pas question de renoncer à l’hospitalisation prévue. L’IPSPL organise la journée et prend contact avec son confrère du centre de réadaptation pour s’assurer que la patiente sera bien accueillie si elle se présente avec du retard. L’intervenante sociale de la Coop sera disponible ce jour-là pour l’accompagner et Mylène repart rassurée. Le service a été assuré rapidement, mais Bernard Roy s’interroge : « En période d’austérité, la tentation est forte de confier à des soignants, ceux qui sont sensibles à la situation des plus vulnérables, et surtout à des femmes, la responsabilité de prendre en charge ces populations. Mais à quel prix ? Qui va les payer ? » Car si des résultats positifs ont été notés durant cette première année (voir encadré p.37), rien n’assure pour le moment l’avenir de cette initiative infirmière.

1- www.coop-sabsa.com.

2- Le projet inter-universitaire Espi (équipe de soins primaires intégrée) vise à définir, implanter et évaluer des projets-pilotes de prise en charge globale intégrée en première ligne, et reposant sur une forte interdisciplinarité, et un rôle infirmier étendu. Les données de santé de 95 patients de la Coop-Sabsa, sélectionnés au hasard, sont recoupées avec celles de l’Assurance maladie pour évaluer le processus de soin. Comparées sur une durée de deux ans, avant et pendant le parcours de soin à la clinique, ces données permettront de vérifier que la prise en charge infirmière répond bien aux besoins courants. Le sort de la clinique – et de celles en projet – en dépend.

FINANCEMENT

Un avenir menacé

Trois modèles de cliniques sont actuellement financés par le ministère de la Santé québécois : les GMF (groupe de médecine familiale), les CRQ (clinique réseau) et les CLSC (centre local de services communautaires). Le ministre de la Santé et des services sociaux du Québec, Gaëtan Barrette, lui-même médecin, reconnaît la qualité du travail des infirmières de Sabsa et l’intérêt de cette initiative, mais refuse pour le moment de financer ces structures de type coopératif qui, du fait de l’absence d’un médecin, ne cadrent pas dans le programme de financement des cliniques. Et ce, malgré un récent rapport qui démontre l’intérêt de cette structure pour la santé des populations isolées, et les dépenses que ce modèle permet de faire économiser au réseau socio-sanitaire : 118 000 $ d’économies pour des soins de santé non facturés. La solution viendrait d’un éventuel rattachement au Centre intégré universitaire en santé et services sociaux (Ciusss) de la Capitale-Nationale. Faute de financement, la clinique pourrait cesser ses activités en mai 2016.

PROFESSION

L’IPSPL, soignante au front

Datant de 2007, le rôle de l’infirmière praticienne spécialisée de première ligne répond à des lignes directrices de l’Ordre des infirmiers et des infirmières du Québec (OIIQ). Elle exerce en partenariat avec un ou plusieurs médecins de famille accessibles dans son milieu de pratique ou à distance. L’IPSPL exerce des activités liées à la promotion de la santé, à la prévention, et au traitement des patients pressentant un problème de santé courant – ayant une incidence relativement élevée dans la communauté ; des symptômes et signes cliniques affectant un seul système ; une absence de détérioration de l’état général de la personne ; une évolution habituellement rapide et favorable – ou une maladie chronique stable, ainsi qu’au suivi de grossesse.

Un site leur est dédié : http://ipspl.info.

Voir aussi oiiq.org.