L'infirmière Magazine n° 330 du 01/10/2013

 

INTÉRIM

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Si les infirmières s’épanouissent dans l’intérim, les établissements tentent, de leur côté, de limiter le recours à cette forme d’exercice, très coûteuse. Mais les besoins restent importants, et l’encadrement des excès, limité.

Pour les infirmières, l’intérim est majoritairement un choix, une volonté de gagner en indépendance, de développer leurs compétences en travaillant dans différents services, dans le public comme dans le privé. Toutes celles que nous avons interrogées défendent ce mode de travail avec enthousiasme. « J’ai fait le choix de l’intérim après la naissance de mon fils. Je décide librement de mon planning, de mes horaires de travail ou de mes jours de congés », explique Vanessa Rode, IDE de 35 ans qui exerce dans les Yvelines. « J’élève seule ma fille de 10 ans, témoigne à son tour Anne Damman, Ibode de 48 ans sur Paris. Je travaille dans des établissements situés à moins de vingt minutes de chez moi. Je gagne mieux ma vie puisque je travaille environ 40 heures pour 3 000 euros net par mois. » Et pour les jeunes professionnelles, c’est une manière de « parfaire sa formation, de découvrir des disciplines », explique Alice Gangneron, une IDE de 29 ans travaillant à Orléans.

« Prendre l’air »

L’intérim est encore une manière de prendre de la distance avec les contraintes de l’établissement : « J’arrive avec mon savoir-faire, mais je ne fais pas partie d’une équipe. Je ne veux rien savoir des problèmes d’organisation, d’administration, poursuit Anne Damman. L’intérim permet de prendre l’air, de respirer. » Mais, la plupart des intérimaires finissent par fidéliser quelques établissements et à « faire partie des murs », comme l’explique Alice Gangneron : « Dans les services, les gens râlent quand ils voient débarquer une nouvelle intérimaire. À force, ils sont contents de nous retrouver. » Ce mode de travail peut aussi être une manière de rebondir après une rupture professionnelle : « Je doutais de moi. De mission en mission, j’ai pu reprendre confiance, en constatant ce dont j’étais capable », explique une IDE de 51 ans exerçant dans le Languedoc-Roussillon, contrainte à la démission après avoir dénoncé une situation de « maltraitance institutionnelle » dans une maison de retraite. « Il y a quelques années, les intérimaires avaient tous les avantages d’un poste fixe, sans les inconvénients. La situation est différente aujourd’hui », modère cependant Gilles Nicolai, responsable de la région Ile-de-France pour l’Appel médical, principale agence d’intérim et de recrutement des professions de santé en France. Résultat : si les infirmières spécialisées sont toujours très demandées, en particulier dans les gros bassins d’emploi, la liberté de choix des missions et du temps de travail est moins la règle pour les autres infirmières. Même Catherine, Ibode intérimaire très expérimentée (voir portrait p. 28), explique qu’elle sent « la crise. J’ai plus de difficultés à remplir mon planning, l’intérim devient moins flexible », décrit-elle. La situation de l’intérim paramédical a été particulièrement tendue fin 2012-début 2013, en raison d’un afflux de diplômés (une conséquence de la réforme des études infirmières en 2009), qui a permis à de nombreux établissements, même les parisiens habitués à la pénurie, de pourvoir la plupart de leurs postes. « Cette situation conjoncturelle est derrière nous. Nous observons depuis plusieurs mois une reprise des demandes, qui reste cependant inférieure à leur niveau de 2012 », constate Christophe Bougeard, directeur général de l’Appel médical. En Ile-de-France, la baisse de l’activité de l’agence au premier semestre 2013 par rapport à l’année précédente est cependant importante : « À deux chiffres », indique l’Appel médical.

Cela s’explique par « les contraintes financières qui pèsent sur les établissements, explique Christophe Bougeard. Le privé et le secteur associatif ont été touchés les premiers, en raison d’un phénomène de concentration des établissements. Le secteur public et celui du troisième âge entrent à leur tour dans des logiques gestionnaires. Ils essaient de trouver des solutions en interne avant de faire appel à l’extérieur ». Conséquences : les missions sont de plus en plus courtes, « de 17 à 19 heures en moyenne, et les établissements appellent pour le lendemain », indique Gilles Nicolai. Les établissements confirment. Les Hospices civils de Lyon (HCL) indiquent avoir réduit le recours à l’intérim de 30 % en 2012 par rapport à 2011 : les intérimaires représentaient 30 équivalents temps plein pour 4 000 postes d’infirmière, soit 0,75 % de la masse salariale infirmière. Les HCL assurent que « cette tendance à la baisse se poursuit en 2013. Nous faisons appel à l’intérim uniquement en cas d’absence inopinée, et seulement lorsqu’on ne peut pas recourir aux CDD ». Christian Poimbœuf, directeur des ressources humaines de l’AP-HP, affirme que le recours à l’intérim, qui concerne à plus de 80 % le personnel infirmier (54,3 % d’IDE et 30 % d’Ibode et Iade) est en baisse « de 10 % en 2012 et de 6,4 % sur le premier semestre 2013 ». Son objectif est de faire encore baisser ce taux, « car l’intérim coûte cher, environ 30 millions d’euros de dépenses fin 2012 » pour l’AP-HP. Pour réduire encore ce coût, Christian Poimbœuf demande donc « avec insistance » aux pôles de l’AP-HP de mettre sur pied « des équipes de suppléance constituées de personnels infirmiers en CDI. Nous faisons appel à des volontaires, auxquels on garantit un planning organisé, avec des contreparties en termes de récupération ». Le DRH admet cependant « ne pas pouvoir se passer de l’intérim ».

Réduire les coûts

Le souci de rationalisation est le même dans les structures privées. « L’intérim n’est pas un axe de recrutement de la politique de ressources humaines du groupe. Il représente moins de 0,5 % des effectifs de nos établissements », explique Jacques Guillot, DRH de Générale de santé. Les établissements y ont recours pour faire face à « des aléas », en particulier dans des zones en tension pour certains recrutements, « en Ile-de-France, et dans des lieux de province éloignés des Ifsi », précise-t-il. Dans ces zones, cela reste « un recours marginal, ajoute-t-il, mais certaines jeunes infirmières peuvent décider de débuter par l’intérim avant de choisir un poste ». Côté établissements privés non lucratifs, la Fehap a créé « un système de mutualisation des achats pour optimiser les coûts de l’intérim » au niveau de l’Ile-de-France, explique Véronique Chasse, responsable du projet achats à la fédération. L’intérim représente des sommes très importantes. Notre recommandation est que les établissements mettent régulièrement en concurrence les prestataires, et qu’ils planifient autant que faire se peut le recours à l’intérim, pour faire baisser son coût. » Les maisons de retraite restent de grandes pourvoyeuses de missions : « Le recrutement est une vraie difficulté pour les directeurs, explique Grégoire Bellut, correspondant régional de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA) pour l’Ile-de-France. C’est d’autant plus compliqué lorsque l’établissement se situe dans des zones rurales peu attractives. » Si, idéalement, les maisons de retraite exigent « de l’expérience, en réalité, on prend ce qu’on nous propose ». Côté agence d’intérim, Gilles Nicolai assure faire un effort pour orienter les salariés d’Appel médical vers la gériatrie : « Nous délivrons des formations, nous essayons de mettre en valeur les projets d’établissement pour amener nos infirmières vers ces spécialités », assure-t-il.

Marianne Hamelin, vice-présidente de la Fnadepa et directrice d’un Ehpad au Mans, affirme : « Plus nous serons exigeants dans les Ehpad, plus les professionnelles viendront à nous. Les intérimaires doivent être formées, adaptables et opérationnelles immédiatement. Elles doivent avoir une compétence en lien avec la gériatrie, un domaine qui devient de plus en plus complexe. » L’infirmière du Languedoc-Roussillon, malgré sa récente mauvaise expérience dans un établissement maltraitant, confirme l’intérêt du travail en intérim auprès des personnes âgées dépendantes : « Les Ehpad sont de plus en plus médicalisés, et ressemblent à de petits services hospitaliers. C’est très formateur, car il y a une vraie polyvalence, entre les soins intensifs, les soins palliatifs, les chimiothérapies, les perfusions, la dermatologie… »

Cumul d’activités

Mais, que savent ces employeurs de l’activité réelle de ces intérimaires ? Combien d’heures de travail cumulent-elles dans la semaine ou dans le mois ? Ont-elles en parallèle un emploi salarié ? « À l’AP-HP, la plupart des infirmières font des heures d’intérim en plus de leur CDI, assure Anne Damman. Le phénomène s’accentue depuis trois ou quatre ans. Cela me paraît logique : en travaillant en 12 heures, elles se libèrent une à deux journées dans la semaine. Et elles arrondissent ainsi leurs fins de mois : 1 900 ou 2 000 euros net à Paris, ce n’est pas grand-chose. » Le directeur des ressources humaines Christian Poimbœuf est bien conscient du problème et assure rappeler fermement à ses personnels que « le statut de la fonction publique hospitalière interdit d’exercer toute activité privée lucrative. Ils savent parfaitement ce qu’ils risquent : la procédure disciplinaire et la révocation. Nous sommes intransigeants ». Il admet cependant qu’il n’existe pas de « contrôle organisé et systématique ». Même fatalisme côté privé : si le cumul d’activité n’est pas interdit comme dans le public, il conduit cependant les infirmières à dépasser fréquemment la limite de 48 heures de travail hebdomadaires. « Nous sommes évidemment soucieux de faire respecter la durée légale du travail dans nos établissements, explique Jacques Guillot. Mais notre contrôle ne s’exerce que dans nos propres structures. Il y a une réalité sanitaire, certaines spécialités sont en tension. » La plupart des établissements ferment donc les yeux. Le phénomène est difficile à quantifier : l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) a rendu, en juin 2011, un rapport sur le cumul d’activité qui estime à près de 7 % le taux d’agents soignants et médico-techniques cumulant plusieurs activités. Ce taux atteindrait même 19 % chez les Iade. « Je fais trois à quatre vacations mensuelles supplémentaires », témoigne Claire Desterbecq, 34 ans, IDE en établissement privé à Orléans. Ces heures s’ajoutent à son CDI de 33 heures, réparties sur trois jours. Elle peut travailler près de 60 ? heures par semaine. Elle assure que cette pratique est « répandue, tout le monde est au courant, y compris mon agence d’intérim ». La jeune intérimaire Alice Gangneron reconnaît avoir travaillé « 230 heures en juillet ». Elle aussi assure que son agence d’intérim « le sait. Il faut même que je les freine parce qu’ils me feraient travailler encore plus. Car, finalement, c’est moi qui prends tous les risques. Jusqu’ici, j’ai eu de la chance, je n’ai jamais eu d’accident de voiture, je n’ai jamais mis en danger la vie d’un patient. Le problème, c’est que l’intérim, c’est addictif, plus on nous en propose, plus on en veut. Je suis droguée au travail. »

LÉGISLATION

Bientôt un CDI intérimaire

« Nous allons proposer des CDI intérimaires à nos infirmières aux profils les plus recherchés », assure Christophe Bougeard, directeur général de l’Appel médical. Les entreprises du travail temporaire ont en effet signé, le 11 juillet, un accord avec trois syndicats (CFDT, CFTC, CGC) créant ce nouveau type de contrat. 20 000 salariés, dans les professions les plus recherchées (informatique, restauration…) devraient en bénéficier ces trois prochaines années.

> Principal avantage : entre les missions, les intérimaires en CDI perçoivent une rémunération équivalant au minimum au Smic. En revanche, ils doivent accepter toutes les missions proposées répondant aux critères de mobilité, de poste et de salaire définis dans le contrat de travail. Le salarié reste bien sûr libre d’accepter ou non ce CDI.

> Hors ce cadre, les infirmières intérimaires restent encadrées par la législation du travail temporaire. Leur employeur est l’agence d’intérim, qui signe avec la salariée des contrats de mission d’une durée variable. Pendant ces missions, l’intérimaire est mis à la disposition d’un établissement sanitaire ou médico-social, ou d’un employeur libéral. Entre les missions, les soignantes intérimaires peuvent bénéficier du chômage si elles ont suffisamment cotisé. Le salaire proposé est au moins l’équivalent du salaire d’embauche d’une salariée de l’établissement de même qualification et au même poste. À la fin de son contrat, l’intérimaire perçoit une indemnité de fin de mission et une indemnité de congés payés, égales chacune à 10 % de son salaire. Elle bénéficie aussi d’une protection sociale : Sécurité sociale, retraite, prévoyance, droit à la formation professionnelle… Certaines agences d’intérim offrent même à leurs salariés une complémentaire santé, des titres-restaurants, des chèques-vacances…

TÉMOIGNAGE

« JE SUIS UNE INFIDÈLE »

CATHERINE, IBODE

À 39 ans, Catherine estime être arrivée « à l’âge de la transmission ». Et, pour elle, la meilleure manière de transmettre, c’est de « travailler avec de nouvelles équipes, de découvrir de nouvelles techniques chirurgicales », en intérim. Diplômée en 1996, elle obtient sa spécialité d’Ibode en 2000. En 2003, elle déménage à Paris, travaille dans un grand hôpital de la capitale, puis au bloc des urgences d’un autre établissement parisien. Par goût de l’indépendance, elle saute le pas il y a cinq ans, et y prend goût très vite, même lorsqu’elle intervient dans « des équipes en souffrance. Je suis là pour les soulager. Je leur dis aussi de relativiser, qu’il y a pire ailleurs ». Ce regard extérieur intéresse les chirurgiens : « Ils sont curieux de savoir comment cela se passe dans d’autres services. Ma spécialité, la chirurgie orthopédique, est un petit monde. Je donne des nouvelles des uns aux autres. » Elle n’a pas le sentiment que l’intérim pourrait freiner sa carrière, ou sa formation professionnelle, puisqu’elle participe de sa propre initiative à des congrès, à des formations organisées par les laboratoires. Elle est également formatrice dans une école d’Ibode, et donc particulièrement attentive à ses jeunes consœurs : « Je leur apprends à communiquer, à utiliser leur plateau technique, je donne des conseils d’ergonomie. » En travaillant 40 à 45 heures par semaine, mais jamais au-delà de 48 heures, elle gagne mieux sa vie qu’en CDI. Cela lui permet de rembourser le prêt d’un petit appartement à Paris. L’intérim lui offre aussi quelques semaines de travail où elle est logée à Toulouse ou à Marseille. « Pour rien au monde je ne voudrais quitter l’intérim. De nombreux chirurgiens m’ont proposé d’intégrer leur service. Je leur réponds que je suis une infidèle. »

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