Une maison aux couleurs de l’art - L'Infirmière Magazine n° 328 du 01/09/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 328 du 01/09/2013

 

EHPAD À NOGENT-SUR-MARNE

REPORTAGE

La Maison nationale des artistes, à Nogent-sur-Marne, est un Ehpadoriginal. Dédiée principalement aux personnes âgées artistes dépendantes, la vie de l’établissement se teinte de relations humaines et créatives d’une richesse exceptionnelle. L’interaction entre résidents, accompagnants et soignants y prend des formes atypiques.

Dans sa chambre, des livres partout. En piles, dans un chariot de courses, sur des étagères. Des romans policiers, le Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Truman Capote, Rimbaud. Sur son bureau, le Larousse et des cahiers. Pendant que Dominique, infirmière à mi-temps à la Maison nationale des artistes, défait le bandage qui cache son œil droit, Monsieur B. raconte : « En ce moment, je finis d’écrire une pièce de théâtre qui sera jouée ici, avec cinq personnages, trois hommes et deux femmes. » « Comment s’appelle le personnage principal ? », demande l’infirmière. « Lady Jane. C’est l’histoire d’une femme gaspilleuse qui finit par en mourir. Le titre de la pièce sera : Je dépense donc je suis. », précise-t-il.

De retour de l’hôpital des Quinze-Vingts, où il a été admis pour une infection oculaire, l’ancien mathématicien devenu auteur sur le tard, continue de souffrir. L’œil ne guérit pas. « Il y a toujours le même nuage quand je vous regarde », décrit-il. À 63 ans, le résident, qui ­possède l’un des QI les plus élevés de France – il a eu son baccalauréat à 13 ans –, est atteint d’une démence de Korsakoff. « Aujourd’hui, vous resterez dans votre chambre pour vous reposer. Il faut également que vous évitiez de fumer. Ça vous ennuie ? » « Non, pourvu que je retrouve la vue. » En ressortant de la chambre, l’infirmière croise Anaïs, aide-soignante, à qui elle explique la situation : « Monsieur B. doit rester allongé. Il faudra qu’il prenne ses repas chez lui. »

Il est 9 heures et la Maison s’éveille en douceur. Située aux portes de Paris, entre les rives de la Marne et le cœur de Nogent-sur-Marne, la structure est une superbe demeure constituée de deux maisons d’agrément construites au XVIIIe siècle. Les petits déjeuners sont servis dans les chambres, tandis qu’aides-soignantes et infirmières passent pour faire les toilettes, prodiguer des soins et distribuer les médicaments. « Je ne peux pas donner sans dialogue, confie Dominique. L’échange qui se crée avec les résidents est la base de tous les soins que nous faisons. » Pendant les soins, les résidents communiquent, et expriment ce qu’ils ressentent. « Ici, c’est différent de l’hôpital, où les soins sont très fonctionnels. Dans cette maison, on s’adapte à l’état d’esprit quotidien des résidents. C’est une atmosphère familiale et particulière, parce que chacun a un univers à soi. Nous devons prendre en compte des personnalités riches, complexes et intéressantes. »

Dans ce lieu de vie atypique, géré par la Fondation nationale des arts graphiques et plastiques (FNAGP), les liens se nouent. La note artistique que créent les personnalités des résidents génère une ambiance, où l’équipe pluridisciplinaire, d’une cinquantaine de personnes, perd l’habitude de vivre dans le ponctuel. « Le cadre, cela n’a pas été leur quotidien. À nous de nous adapter à des formes mouvantes de prise en charge, de gestion du temps », explique Annick Blot, cadre de santé, chargée de coordonner et de veiller au bon fonctionnement et à la continuité des soins. Établissement privé à but non lucratif, agréé, conventionné et habilité à l’aide sociale, la Maison nationale des artistes accueille 75 résidents, prioritairement des artistes, mais également des Nogentais ou des Val-de-Marnais, qui ont perdu leur autonomie : maladie d’Alzheimer et maladies associées d’ordre psychique, handicaps divers. « Ici viennent des artistes âgés souffrant de pathologies légères ou lourdes, de dépendance physique ou psychique, en manque d’autonomie. Ils viennent pour se sentir en sécurité », analyse Marie Deforges, psychologue.

Le personnel médical – composé d’infirmières, d’aides-soignant(e)s et d’aides médico-psychologiques – qui les entoure est coordonné par un médecin qualifié en gérontologie, Jean-Christophe Giorgi. Il définit la politique générale de santé au sein de l’établissement, participe à l’évaluation et à l’organisation de la permanence des soins, assure la liaison avec les médecins extérieurs. « Chaque résident a son médecin traitant personnel, comme à la maison. Il y en a une vingtaine », précise Hanane, infirmière à plein temps. Une organisation qui permet de suivre au plus près les résidents pour lesquels la maladie évolue, notamment les maladies dégénératives neurologiques. Les soignants travaillent en lien avec le reste de l’équipe : kinésithérapeutes, orthophonistes, chirurgiens-dentistes, une psycho-motricienne, Sophie, et une animatrice, Marie-Laure. Deux réunions institutionnelles mensuelles avec la psychologue permettent d’échanger autour des pratiques, tandis que, trois jours par semaine, en début d’après-midi, une réunion de transmission rassemble l’équipe soignante : « On profite de la sieste des résidents pour transmettre, on parle de ce qui ne va pas, on débriefe », spécifie une aide-soignante.

Salle de spectacle et parc à l’anglaise

Installé dans une propriété léguée à l’État par Madeleine Smith-Champion et sa sœur Jeanne Smith, l’établissement se déploie sur deux bâtiments, l’un rénové, l’autre construit dans l’esprit des lieux. Les deux sœurs, descendantes d’un trésorier aux armées d’origine anglaise, partageaient la même passion pour les arts. Sans descendance, elles ont légué leurs biens à la fin des années trente en demandant que « la propriété soit affectée à la création d’une maison de retraite pour des artistes et des écrivains ». Une grande véranda en façade donne accès aux principaux espaces collectifs : salle d’animation, salle polyvalente permettant d’accueillir spectacles, conférences ou concerts, trois salons avec une très belle vue sur le parc, un grand espace lumineux aménagé de petites tables et d’un bar. La maison s’organise sur quatre niveaux desservis par d’amples circulations et par des ascenseurs adaptés. Au deux premiers étages, des salons face au parc constituent des zones de repos, de lecture ou d’écoute musicale. Quant au parc à l’anglaise, site classé de 10 hectares planté d’essences rares, il est ouvert aux résidents pour leurs loisirs, leurs promenades. Certains s’y installent pour faire des croquis, discuter, rêver.

« L’ambiance chaleureuse et humaine qui règne dans cette maison est très certainement liée à notre public spécifique d’artistes – même s’il ne représente pas la totalité des résidents – qui donne une couleur beaucoup plus vivante que dans d’autres maisons de retraite, reconnaît Samuel Clerc, directeur de l’établissement. Ici, les résidents s’interpellent, il existe une vraie émulation et tout cela a une réelle incidence sur la vie quotidienne et le travail des soignants. » Les salons sont habités d’éclats de rire, d’échanges, d’expressions de réel intérêt des uns envers les autres. Du côté des soignants, le fait de s’occuper de résidents qui racontent des anecdotes, des événements, des histoires hors du commun, rend le travail agréable. « Nous avons peu de rotation du personnel, poursuit le directeur. Seuls nous quittent les soignants qui partent à la retraite ou qui déménagent. » L’environnement y est certainement pour quelque chose aussi. Chaque pièce est meublée avec goût et décorée d’objets, de tableaux réalisés ou légués par certains résidents ou familles. Quant au parc, qui s’étend jusqu’à la Marne, il regorge de verts, de bruns et de touches de couleurs vives. Il est sillonné de sentiers bordés de bancs. Tout cela donne envie de rester.

Relation de jeu

Les liens avec les familles sont importants. Celles-ci peuvent donner des indications, comme avoir besoin d’être rassurés, de comprendre. Un conseil de la vie sociale, organe d’information et d’expression des résidents et de leurs familles, se réunit au moins deux fois par an. Il est composé de représentants des résidents, des familles, du personnel et de la FNAGP. L’interaction avec l’extérieur est essentielle. « En vieillissant, un fossé se creuse, les résidents sont beaucoup plus seuls qu’ils ne l’étaient, surtout lorsqu’il s’agit d’artistes, alors les infirmières vont vers eux, analyse la cadre de santé. Dans leur monde, ils ont l’habitude d’être regardés, mais également de se tourner vers l’autre. Ils savent y faire, ils vous emmènent avec eux. » Les soignants sont très respectueux de la vie privée, notamment si le résident est une personne connue. Ils ne désignent jamais les résidents par leur prénom, ni par des surnoms. Mais, il n’en reste pas moins que la relation de jeu est importante, elle permet de créer des passerelles. « J’essaie de jouer sur le dialogue, sur les mots, développe une infirmière. Chaque matin, un des résidents, un peintre à qui je fais sa dextro, détaille ma coiffure et me fait des réflexions inattendues. Cela met en place une sorte de complicité entre nous. Il y a aussi une résidente qui chante pendant que je fais ses soins. Tout cela apporte du plaisir dans le travail. »

L’ouverture au monde et la liberté de vivre, d’être constituent la spécificité de ce lieu de vie médicalisé. « Il y a des gens qui se rencontrent ici ; de très jolies histoires d’amour se tissent. Nous ne sommes pas contre, nous n’empêchons rien quand cela se produit, raconte Annick Blot. Certaines résidentes qui se négligeaient recommencent à se pomponner, se mettent des bigoudis. Les hommes font le baisemain. Il y a beaucoup de tendresse. » Les proches, les amis peuvent venir comme ils veulent, profiter des salons, du parc, déjeuner sur place, partir au restaurant ou en promenade avec un résident. La Maison est ouverte, accessible, la vie y entre et crée une dynamique. Les familles choisissent ce lieu pour l’esprit spécifique qui y règne. Et puis, l’art est là. C’est un véritable médiateur entre les résidents et l’équipe, qui les entoure. Expositions, sorties, rencontres, concerts ou conférences sont régulièrement organisés sur place. Une partie des activités est mise en œuvre dans un cadre intergénérationnel.

Souvent, après le déjeuner, le calme s’installe. Mais, pour certains c’est le moment de se mettre à l’œuvre. On entend les accords d’une sonate de Paul Dukas… Madame M., 87 ans, 1er prix de conservatoire, est pianiste depuis l’âge de 5 ans. Elle souffre d’un début de maladie d’Alzheimer. « Je joue au moins trois heures par jour », s’enthousiasme-t-elle. Dans sa chaise roulante – grâce à laquelle elle se déplace depuis qu’elle s’est cassé le col du fémur –, elle caresse les touches du piano d’un petit salon dont les larges portes ouvertes laissent passer les notes de musique. En plus du talent de certains résidents, la Maison développe une forte activité culturelle et artistique. Conçu par les résidents, le journal interne Le fil d’argent raconte la vie de l’établissement, son histoire, ses hôtes célèbres ou moins célèbres. De plus, un espace de lecture propose des magazines et des ouvrages principalement consacrés à l’art.

Les artistes résidents peuvent, s’ils le souhaitent, poursuivre leur activité individuellement ou collectivement. Une académie de peinture et de dessin est installée au premier étage : « Des cours y sont organisés avec un artiste une fois par semaine, en lien avec la ville de Nogent-sur-Marne. Chacun peut y participer », explique Samuel Clerc. Mais c’est dans les chambres que l’on découvre les ateliers. Madame Q. a 80 ans. Elle habite ici depuis seize ans. Chez elle, une large fenêtre offre une vue plongeante sur le parc. Des tableaux sont appuyés les uns contre les autres sur chaque pan de mur. « Chaque année, je peins des séries sur un thème : les enfants du monde, l’eau, l’enfance… » Très influencée par Gauguin et Van Gogh, elle est venue s’installer ici en 1996. « J’avais de gros problèmes d’argent, mon mari m’avait quittée. Lorsque mon médecin traitant m’a parlé de ce lieu, je me suis dit que j’allais pouvoir continuer de peindre sans trop de soucis. En 24 heures, j’ai téléphoné à un commissaire-priseur, et j’ai déménagé. » Sur un mur, un portrait. Un éphèbe, des coquillages sur la tête. De ses yeux verts coulent des larmes de sang. Son fils, perdu dans un accident de voiture. « Ici, je me suis requinquée, j’ai beaucoup d’amis et j’expose tous les ans. »

Une écoute créative

Retrouver une forme d’expression, échanger. Voilà ce que l’atelier d’art-thérapie, animé par Marie Deforges, met en place. « Dans le cas de résidents en souffrance psychique – notamment quand ils ont cessé de créer, qu’ils ne sont plus dans ce rôle de représentation qui leur convenait et qui n’ont plus une vie sociale mondaine –, on travaille sur la possibilité d’intérioriser le fait d’être artiste. » Chaque vendredi, ces moments de création réveillent le plaisir de créer. À la fin de la séance, chacun parle de l’œuvre de l’autre. Cela permet de se “renarcissiser”. « Ce qui est intéressant avec ces personnalités qui ont eu et continuent, ou non, d’avoir une vie artistique, c’est leur capacité d’introspection », explique Marie Deforges. L’atelier a lieu dans une grande pièce, très lumineuse, qui domine le parc. Sur une boîte, se détachent quelques mots : Espace de libre expression. L’ambiance, musicale, est à la création. Autour de la table rectangulaire, des résidents peignent, donnent des coups de crayon, avec Géraldine, aide-soignante, qui elle aussi dessine, et Florian, stagiaire psychologue, dont le pinceau crée des formes bleutées. « C’est le pulsionnel qui est favorisé, explique la psychologue. Je ne donne surtout pas de thème. » Tandis qu’une résidente élégante, concentrée, trace des tiges délicates habillées de feuilles orange et roses, Marie Deforges se tourne vers Monsieur M. Penché sur une grande feuille rouge, le poète est perdu dans ses pensées. « Vous n’êtes pas autorisé à créer aujourd’hui ? », demande-t-elle. « Je recrée », répond-il en saisissant un feutre noir. Puis, il recopie en grandes lettres stylisées l’un de ses poèmes. « J’aimerais vous photographier, déclare alors Monsieur H., résident scénariste. C’est magnifique cette main qui écrit des lettres noires sur une feuille rouge. »

Un peu plus tard, à la demande de l’assistance, le poète lit son texte : « (…) La flèche du temps dans le dos / Tu connais mal encore le métier de vivre / Tu mélanges tout (…) »(1) Pour accueillir ces mots, un silence puissant. « J’entends ce qu’il y a derrière, murmure M. H. après le dernier vers. Cette sorte de musique, c’est un poème extrêmement vivant, quelque chose qui inspire. » Le poète lui demande alors : « Et toi, si tu devais donner un nom à l’aquarelle que tu viens de peindre, comment l’appellerais-tu ? » Un ange passe. « Je ne veux pas la perdre en lui donnant un nom, répond-il. Il faut qu’elle garde son originalité. Pour elle toute seule. »

1– Généalogie du hasard, éd. Le dé bleu.