L'infirmière Magazine n° 322 du 01/05/2013

 

ACCUEIL DE JOUR ALZHEIMER

REPORTAGE

Rompre l’isolement dont souffrent les personnes touchées par la maladie d’Alzheimer, leur offrir des activités favorisant le maintien d’une certaine autonomie, et permettre à leurs proches de souffler un peu… À Paris, l’équipe de l’accueil de jour thérapeutique Notre-Dame du Bon Secours y travaille, avec un mot d’ordre : partir de l’envie des personnes accueillies.

Défaire les boutons de son manteau et réajuster ceux de son gilet de laine… Les doigts de Denise(1) pincent, puis dérapent. La vieille dame peste, avant d’accepter l’aide de son fils, venu ce matin la conduire à l’accueil de jour Notre-Dame du Bon Secours qui reçoit, dans le 14e arrondissement de Paris, des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou de pathologies apparentées. « Tu peux m’aider pour les… les… Oui, les boutons, c’est ça. J’ai les mains froides », plaide-t-elle. Son fils sourit, se dépatouille des boutons réticents, avant d’embrasser sa mère et de filer travailler. Denise a déjà le regard ailleurs. Devant la table dressée pour le petit déjeuner, son appétit est aiguisé. « On y va ? », la guide Amélie, aide-soignante. Le signal est donné. Les premiers arrivés du jour, une dizaine de personnes toutes élégamment mises, se lèvent des fauteuils où elles étaient assises dans un joyeux brouhaha, pour s’installer à table. Amélie éteint la chaine hi-fi, la voix de Luis Mariano chantant « l’amour est un bouquet de violettes » s’éteint, même si Martine continue à fredonner cet air de sa jeunesse. Robert a plié son journal, et commente pour son voisin les derniers rebondissements de l’intervention française au Mali – « c’est la guerre, alors ? », s’alarme Yves. Stéphanie, jeune AMP, désamorce les craintes qui se font jour, replaçant l’intervention dans son contexte et sa localisation lointaine, avant d’enchaîner sur la lecture des autres nouvelles du jour.

Selon les capacités

Ce matin, la conversation est animée. Certes, parfois, on cherche un mot. Ou une date. Au « quel jour sommes-nous aujourd’hui ? » lancé par Amélie, la tablée bruisse de soupirs et d’interrogations, avant que Robert, après un coup d’œil au journal, ne réponde, badin, « Jeudi ! C’est marqué là, on est jeudi ! » « Jeudi 17 janvier 2013 », précise Amélie. Mais la fluidité des paroles et des gestes, la mémoire, la capacité à se situer dans l’espace et le temps sont parfois plus évanescentes. « Comme lorsque nous accueillons des personnes à un stade avancé de la maladie, explique Amélie. À nous de nous adapter aux capacités de chacun, sur le plan individuel comme au niveau du groupe », souligne-t-elle. Illustration le lendemain matin quand, autour de Marie-Jo, infirmière et art-thérapeute, la lecture du journal est l’occasion de faire ressurgir souvenirs et émotions enfouis. Le Mali, ce matin-là, ne dit rien à personne, mais un article sur les promenades dans les rues de Paris fait réagir Liliane : « Ah, mais moi, je connais Paris ! D’ailleurs, vous savez quoi, je suis née dans un taxi parisien ! Il y a…, il y a longtemps. » Exclamations de l’assemblée, avant que la conversation ne s’oriente vers les émotions, à la faveur de la lecture de l’horoscope. « Qui veut me raconter une grande émotion de sa vie ? », interroge Marie-Jo. « Moi, c’est quand j’ai perdu ma mère », répond Liliane. « Moi, c’est la mort de mon père », enchaîne sa voisine. Brusquement, l’évocation du décès des proches exprime la souffrance et la solitude qui marquent ces aînés. L’émergence quasi instinctive du souvenir de ces disparitions souligne combien la mémoire ancienne reste, par-delà la maladie, longtemps préservée. « À nous de nous en saisir, commente Marie-Jo. D’en faire un biais de réassurance, voire de réapprentissage. Car, contrairement à ce que véhicule l’image terrifiante du seul mot “Alzheimer”, la mémoire n’est pas un bloc uniforme que la maladie viendrait dévaster d’un seul coup. Certes, le déclin des facultés cognitives est inéluctable. Mais il existe différentes formes de mémoire, et les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer conservent, longtemps, des capacités d’apprentissage qu’il faut savoir repérer et mobiliser. »

Savoir mobiliser la mémoire des faits anciens quand celle des événements récents s’effiloche, la mémoire gestuelle quand le langage se fait hésitant, la mémoire sensorielle quand le sens des choses et des mots s’amenuise, afin de préserver l’autonomie des personnes accueillies le plus longtemps possible. L’objectif est au cœur des missions de l’accueil de jour thérapeutique, confie Catherine Piot, sa directrice. « Il ne s’agit pas, ou plus, comme en hôpital de jour, de diagnostic, de réhabilitation ni de gestion de crise… Cela représente bien plus qu’un accueil occupationnel. Il est thérapeutique et fait le lien avec le domicile » En arrière-plan, la possibilité, pour chacun, de continuer à vivre à domicile. Car les personnes reçues ici, qu’elles vivent seules, en couple ou avec un enfant, continuent toutes à habiter chez elles. L’accueil de jour, dispositif médico-social de proximité, est un lieu où elles se rendent un, deux, voire trois jours par semaine, de 9 h 30 à 16 h 30. La participation financière de chacun, fonction des revenus, s’échelonne de 17,08 à 66 euros par jour, grâce à une aide extra-légale mise en place par le département de Paris, une prise en charge par l’APA étant également possible pour les plus démunis. Ouverte depuis 2006, la structure reçoit ainsi, chaque jour, 12 à 15 personnes, octogénaires pour la plupart, même si la fourchette des âges va de 53 ans à près de 100 ans. En 2012, 93 personnes ont été accueillies.

Être bien ensemble

Les lundis et vendredis, viennent celles qui sont à un stade relativement avancé de la maladie, mais qui conservent la possibilité de participer, même a minima, aux échanges et activités proposés ; les jeudis sont réservés à celles qui entrent dans la maladie ; et les mardis et mercredis sont des journées mixtes. « Nous parlons de groupes de niveau, même si nous n’aimons pas beaucoup ce terme, explique Kadija, auxiliaire de vie sociale. Parce que, ce qui compte, c’est que les personnes d’un groupe soient bien ensemble, et qu’elles ne soient pas mises à mal par la cohabitation avec celles qui en sont à un stade trop éloigné du leur. La maladie est déjà tellement synonyme de dégradation de l’image de soi… » C’est d’autant plus important, poursuit-elle, « que l’accueil de jour est aussi un lieu qui permet de rompre l’isolement dont souffrent les personnes que nous recevons. » Le club de bridge où l’on ne va plus car on s’emmêle les pinceaux avec les cartes, le square du quartier qui devient innaccessible parce que l’on n’est plus sûr de savoir en revenir… Insidieusement, la maladie d’Alzheimer restreint la vie sociale. Pouvoir de nouveau échanger regards, sourires, paroles, ou danser ensemble, est donc l’une des richesses de l’accueil de jour.

Directrice, psychologue, psychomotricienne, aide-soignante, infirmière art-thérapeute, ergothérapeute, auxiliaire de vie sociale, médecin gériatre et secrétaire… L’équipe des lieux est pluridisciplinaire. « Au total, nous disposons de 4,35 ETP pour 12 à 15 personnes. Sans compter les intervenants extérieurs réguliers – professeur de taï-chi, musicothérapeute…, ou occasionnels, des clowns cette année, des comédiens l’année dernière… », précise Catherine Piot. Ce jeudi-là, le petit déjeuner englouti, Sandra, toute de blanc vêtu, rassemble son petit monde pour une séance de taï-chi. Même Christine, allergique au sport, et qui comptait s’installer avec Claire, ergothérapeute, pour un atelier mémoire – « un petit “bac” par exemple » – se laisse tenter. Pendant une heure, entrecoupée d’une pause-thé au gingembre, les participants enchaînent les mouvements de gymnastique chinoise. « Ça tire sur les cuisses ! », commente Jean. « Ça chasse les pensées noires », renchérit Paul. Respiration, orientation dans l’espace, coordination des gestes, appréhension des consignes… Pour certains, les exercices sont difficiles. Jean a du mal à reconnaître sa droite et sa gauche et se retrouve désorienté, jusqu’à ce que Sandra vienne le guider. Jacqueline ne parvient pas à coordonner les mouvements des bras et ceux des jambes… Les hésitations sont nombreuses, mais l’équipe veille à ce qu’en aucun cas elles ne deviennent des mises en échec. Et, même si une remarque acerbe peut parfois pointer, traduisant une difficulté à accepter ses propres troubles plus que de la moquerie envers le voisin, les membres du groupe se montrent solidaires les uns envers les autres. Au « mais je n’y arrive pas », de Louise, Jean répond en riant de son propre embarras.

Des ateliers valorisants

Taï-chi ce matin, yoga la veille, travail de la terre le lendemain… Les activités sont adaptées aux capacités et aux envies de chacun. « Il faut donner à chaque personne l’envie d’avoir envie, souligne Marie-Jo. Un atelier mosaïque, où l’on détruit, et reconstruit, sans possibilité de se tromper est ainsi particulièrement adapté aux personnes les plus avancées dans la maladie. D’autant que le résultat est toujours valorisant. Même chose avec le travail de la terre, où c’est la forme trouvée qui apporte du sens. » Ce matin, Liliane et d’autres patients malaxent cette matière brute, avec l’ambition de créer une fleur. Une vieille dame, déroutée, tente de manger un peu de glaise… avant qu’Amélie ne l’emmène se débarbouiller dans la salle d’eau. Les autres tâtonnent, mais, très vite, des formes naissent. Quelques fleurs, et nombre de bonshommes. Plats ou en relief, possédant un nombre de jambes pas toujours très réaliste… Peu importe, un échange naît autour de la table, sur le rapport au corps, si profondément mis à mal par la maladie. « Découpage, dessin, peinture… Ici, on joue avec l’imaginaire. On peut aussi travailler par un autre biais que le langage, en allant puiser dans la mémoire sensorielle – un rouge qui réveille une émotion, un papier que l’on froisse et qui fait surgir un souvenir oublié », explique Ariane, art-thérapeute.

Les heures passées à l’accueil de jour sont, ainsi, tout à la fois vecteurs de mieux-être et de possibilités de maintien de ses capacités, voire de réapprentissage. Exemple avec les repas du midi. Les plus habiles mettent ensemble le couvert, et ne sont pas peu fiers d’être capables d’aller se servir seuls dans l’espace cuisine quand, chez eux, la maladie les cantonne bien souvent à la passivité. Les plus fragiles sont avant tout dans le partage d’un temps convivial. Et Maud, psychomotricienne, en profite pour repérer troubles praxiques et gnosiques, qui se font jour ici et là. Chez Lucie, qui ne sait plus dans quel sens tenir son couteau, chez Thérèse, qui, devant une banane coupée en morceaux, ne reconnaît plus le fruit dans « ce trucmuche découpé. » « On laisse chacun profiter du repas, en aidant les plus fragiles – comme Lise, qui souffre de plus en plus de troubles de la déglutition. Mais les troubles repérés, on peut, par la suite, travailler à y remédier. » Les après-midi, lorsque la fatigue se fait sentir, sont souvent l’occasion de commencer des ateliers en petits groupes ou en individuel. Aujourd’hui, à côté de l’atelier peinture d’Ariane, s’engagent une partie de Scrabble entre Claire et trois personnes âgées férues de vocabulaire ; une conversation en tête à tête entre Emily et Marie qui, solitaire, a du mal à rester dans le groupe toute la journée ; et une séance de soins et de maquillage pour Thérèse, dont les angoisses s’apaisent sous les mains habiles de Kadija.

Repères et apaisement

« Sans qu’elle sache clairement ce qu’est l’accueil de jour, qu’elle associe tantôt à son travail et tantôt à un club, je sens ma mère apaisée depuis qu’elle vient ici. Cela lui donne des repères, un certain sens de l’initiative aussi », explique Thomas. Les remarques des proches, comme celles de Thomas, disent, elles aussi, le mieux-être que peut apporter l’expérience. Les malades ressentent un apaisement, redécouvrent une assurance corporelle, comme Anna, qui a réappris à s’asseoir et à se lever d’une chaise, alors que ses proches, craignant une chute, la laissaient rarement se mouvoir seule. Les troubles du comportement diminuent parfois, au fil de l’écoute et de l’initiative retrouvées. Et ces améliorations rassurent les proches. Ce n’est pas là l’un des moindres objectifs des structures, d’autant, souligne Catherine Piot, « qu’elles sont de plus en plus pensées, non seulement pour la personne malade mais aussi pour les aidants. »

Certes, la volonté de soulager ces derniers a toujours existé, ne serait-ce que parce que l’accueil de jour est conçu pour leur offrir un moment de répit, quand ils passent, en moyenne, six heures trente par jour à s’occuper de leur proche malade. Mais elle est de plus en plus prégnante, « et a même modifié la nature de l’accueil de jour. Si, voilà encore quelques années, nous concentrions nos efforts sur les malades, nous avons réalisé qu’il nous fallait aussi prendre en compte les besoins spécifiques des aidants. D’autant que ceux-ci sont parfois les plus fragiles des deux », explique Catherine Piot.

Cette évolution dans l’accompagnement s’est traduite par la création de dispositifs adaptés – comme cette plate-forme de répit, mise en place en 2009 dans le cadre du plan Alzheimer 2008-2012 par l’association Notre-Dame de Bon Secours. Elle offre, via divers partenariats, écoute individuelle, formations, groupes de soutien, sorties culturelles et thérapeutiques, week-ends et séjours de vacances avec le malade et son aidant, café des aidants, ou répit, via l’hébergement temporaire. Mais elle modèle aussi l’accueil de jour lui-même. « Afin d’être au plus près des besoins de chacun, nous comptons ainsi développer l’accueil de nuit, et de week-end, explique Catherine Piot. Nous sommes devenus particulièrement attentifs à l’harmonisation entre ce qui se vit ici et ce qui se passe à domicile. Il est en effet fréquent qu’une personne soit très active ici, mais plutôt apathique chez elle. L’initiative qu’elle développe progressivement dans telle ou telle activité doit se maintenir où qu’elle se trouve. » La structure vient d’ailleurs de recevoir une petite enveloppe budgétaire exceptionnelle de l’ARS afin de pouvoir développer formations et ateliers à domicile. « C’est important, souligne Catherine Piot, car, au fond, ce qui nous guide aussi, c’est d’agir pour permettre aux personnes que nous accueillons, et à leurs proches, non seulement de changer leur regard sur la maladie, mais, surtout, de réapprendre à faire des choses ensemble et à en éprouver du plaisir. »

1– La plupart des prénoms ont été modifiés.