« En Algérie, il faut casser les tabous ! » - L'Infirmière Magazine n° 303 du 15/06/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 303 du 15/06/2012

 

SIDA

RÉFLEXION

Si le taux de prévalence du sida dans le pays a fortement baissé, les prises en charge infirmière et psychologique restent insuffisantes. Le professeur Abdelouahad Dif, de l’hôpital El Kettar, à Bab Jdid, quartier populaire d’Alger, fait le point.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : « Un Algérien sur 1 000 est touché par le virus du sida » : c’est ce qu’a lancé le Dr Djamel Eddine Oulmane, responsable de la communication à l’Institut national de la santé publique…

PR ABDELOUAHAD DIF : Oui, le chiffre de 35 000 séropositifs est une approximation, mais il est réaliste. Aucun pays n’est capable de donner des chiffres précis, parce que le virus circule mais n’engendre pas tout de suite les symptômes d’une primo-infection. Le sida est comme un iceberg, avec une partie visible et une partie immergée. C’est cette dernière qui est inquiétante, ceux qui portent le virus mais ne le savent pas.

L’I. M. : La trithérapie est aujourd’hui bien utilisée. A-t-elle été longue à mettre en place ?

PR A. D. : Le traitement est gratuit depuis le début, en 1998. J’étais, à l’époque, directeur de la prévention au ministère de la Santé. Je suis allé voir le ministre et je lui ai dit que ce n’était pas normal qu’en France, les gens soient traités et ne meurent plus, et qu’en Algérie, on continue à mourir ! Il m’a demandé combien cela coûterait. Cela faisait 1 million de dinars par malade et par an, donc 6 milliards de centimes, pratiquement le double du budget de l’hôpital pour toutes les autres infections. J’ai insisté, je lui ai dit qu’il fallait investir, et le faire rapidement. Nous avons ainsi été le deuxième pays en Afrique, après l’Afrique du Sud, à introduire les antirétroviraux.

L’I. M. : Vous avez mené un important travail auprès des femmes enceintes…

PR A. D. : Le dépistage systématique des femmes enceintes est une réalité. Si elles sont séropositives, elles sont mises sous traitement, et le risque de transmission du virus à l’enfant baisse énormément. Certes, nous aimerions que le programme fonctionne mieux, je pense notamment aux régions reculées. Avec le maillage hospitalier que nous avons – 13 CHU, 185 hôpitaux généraux, des hôpitaux spécialisés, 450 polycliniques avec consultations mère-enfant –, des centaines de laboratoires privés pour les tests et les 51 centres de dépistage, on ose espérer de bons résultats. D’autre part, le test de dépistage prénuptial est obligatoire, anonyme et gratuit. Ce qui est un aspect positif pour la réduction de la transmission du virus.

L’I. M. : Quelle est la plus grosse lacune, et comment y remédier ?

PR A. D. : Sans hésiter, la prévention. Si davantage de gens étaient dépistés tôt et pris en charge à temps, ils pourraient vivre longtemps… Mais il faut y mettre le prix… et casser les tabous ! Dans un pays musulman, il reste difficile de parler de sexualité. Elle est cachée et le préservatif n’est pas bien accepté. Il faut avancer à pas feutrés et adapter le message selon les groupes, des prostituées aux jeunes gens. Les prostituées ne sont d’ailleurs pas les mieux loties. La prostitution n’est pas reconnue, elle reste « sauvage ». Or, si un État ne reconnaît pas un fait, on ne peut pas travailler dessus.

L’I. M. : Comment s’adresser aux plus jeunes ?

PR A. D. : Comment confier l’éducation sexuelle à un professeur sans subir les réactions de certains parents qui se demandent ce qui lui permet de parler sexe à leur fille ? Plus de 50 % de nos étudiants vivent en cité universitaire. Il y a eu quelques formations de « pères éducateurs », mais c’est encore bien peu… Poussons la réflexion plus avant : le problème du préservatif, ce n’est pas seulement de l’avoir dans sa poche, c’est d’être en capacité de le proposer. Si c’est la femme qui le propose, l’homme peut se dire « ah bon, donc c’est une femme légère… » La bonne communication est à chercher non seulement du côté du corps médical et paramédical, mais aussi auprès des leaders d’opinion, religieux notamment, ou encore auprès des tradi-praticiens.

L’I. M. : Le corps infirmier n’a-t-il pas aussi un rôle à jouer dans la prévention ?

PR A. D. : Nous manquons d’infirmiers. Le métier reste très mal payé, il y a un manque d’envie réelle d’aider des malades qui demandent une grande implication. De plus, c’est un métier très féminisé. Mais les femmes célibataires refusent de rejoindre certains postes, dans le Sud notamment ; et quand elles sont mariées, elles préfèrent suivre leur mari et arrêter de travailler.

L’I. M. : La prise en charge psychologique laisse aussi à désirer…

PR A. D. : À El Kettar, nous avons quatre psychologues, mais c’est une exception. Le gros problème, c’est que l’enseignement de la psychologie a été arabisé depuis vingt ans. Les études médicales se font en français, mais la psychologie est enseignée en arabe à la fac de lettres et sciences humaines ! C’est absurde… Il y a donc un décalage entre les générations. Lorsque nous recevons des étudiants, on ne se comprend pas : ils écrivent en arabe, nous, nous sommes francophones, nous ne trouvons pas les termes adéquats. Nous avons du mal à les aider, d’autant qu’ils sont souvent rebutés par ces grands malades, qui sont complexes. Il y a quelques années, nous avons eu une psychologue qui paraissait bien. Mais elle ne voulait pas s’occuper de certains malades, arguant de la grossièreté d’un tel ou d’un autre ! Il y a un problème de qualité d’écoute, d’empathie : comment comprendre le toxicomane ou l’homosexuel dans un pays où l’on fait la différence entre l’actif et le passif ?

L’I. M. : Justement, les malades du sida subissent-ils encore une très mauvaise image ?

PR A. D. : La maladie a une meilleure visibilité ; on en meurt moins, certains ont des projets, se marient, ce n’est plus le couperet mortel du début. Du coup, les proches commencent à mieux comprendre. Mais, par-delà cette compréhension, subsiste le problème du mode de contamination. On en revient au genre. Si c’est une fille qui a attrapé le virus en dehors du cadre « légal », « normal », du mariage, ce n’est pas facile à assumer. Le seul recours est alors le personnel soignant. Si la contamination a lieu dans le cadre du mariage, la famille est davantage présente, il y a un soutien, de la compassion. J’ai connu une femme de la campagne qui s’est fait contaminer par son mari. Elle a transmis le virus à sa fille. Aux yeux de sa famille, elle n’avait pas commis de faute puisque la contamination a eu lieu à son insu et dans le cadre du mariage. Ce cas illustre bien l’importance du dépistage prénuptial. Cette femme a eu la chance d’être prise en charge au moment où l’on a introduit les antirétroviraux. Soutenue par ses proches, son village, elle a monté une petite association, élève des moutons, et témoigne à visage découvert !

L’I. M. : Dans le cadre de l’hôpital, les malades parviennent-ils à communiquer entre eux ?

PR A. D. : Oui, l’ambiance de l’hôpital y est propice, d’autant que les salles d’attente ne sont pas mixtes. Les patients discutent entre eux, digèrent la mauvaise nouvelle, parlent des traitements, des effets secondaires, parfois de projets de mariage… Ils voient que certains sont malades depuis douze ans, par exemple, et mènent la vie la plus normale possible dans ces conditions. Ce sont, en quelque sorte, des groupes de parole, même s’ils ne sont pas formalisés.

L’I. M. : Au sein du comité national de lutte contre le sida, que vous dirigez, que parvenez-vous à mettre en place ?

PR A. D. : On aimerait bien mettre en place une commission IST (infections sexuellement transmissibles) disposant des moyens de faire des enquêtes, des consultations à travers tout le pays… Les IST font le lit du sida. Depuis quelques années, on parle d’ailleurs de santé génésique, qui englobe la lutte contre les IST, la prévention de la stérilité, du sida. Quand vous expliquez aux gens qu’une IST peut entraîner une stérilité, ils sont davantage enclins à se faire soigner.

L’I. M. : Pourquoi le comité de lutte contre le sida ne s’est-il pas réuni depuis des années ?

PR A. D. : Jusqu’à présent, il n’avait pas de prérogatives suffisantes pour aborder un problème multisectoriel. Le ministère de la Santé vient enfin de publier un décret qui va nous permettre de sortir du côté strictement médical et de toucher tous les autres secteurs, comme l’éducation. Si tout se passe bien, ce sera le premier comité mis en place pour une pathologie spécifique : tous les ministères auront leurs représentants de la société civile, plus le secteur privé, au besoin les ONG. On espère une vraie coordination, que l’on réclame depuis dix ans.

PR ABDELOUAHAD DIF

CHEF DE SERVICE DES MALADIES INFECTIEUSES, HÔPITAL EL KETTAR

→ Après un doctorat de médecine, en 1969, devient maître assistant à l’hôpital El Kettar, en 1971.

→ Travaille à Paris à l’hôpital Claude-Bernard, en 1975-76, et soutient une thèse sur les maladies infectieuses.

→ Devient professeur en maladies infectieuses à l’hôpital El Kettar en 1983, et prend la direction du service en 1990.

→ Nommé président du comité d’experts chargé de l’élaboration du programme de planification stratégique pour l’Onusida en 1992.

→ Directeur de la prévention au ministère de la Santé de 1993 à 1996.