Le groupe fait la force - L'Infirmière Magazine n° 290 du 01/12/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 290 du 01/12/2011

 

COMMUNAUTÉS THÉRAPEUTIQUES

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Longtemps décriées, les communautés thérapeutiques reviennent, en France, sur le devant de la scène. Objectif : diversifier et compléter l’offre de soins aux personnes dépendantes aux substances psychoactives, souvent polyconsommatrices et en marge de la société. Enquête sur ces structures, qui misent sur la dynamique du groupe.

La France aurait-elle changé son fusil d’épaule ? Dénigrées durant des années, les communautés thérapeutiques seraient-elles en train de s’imposer comme une éventuelle modalité de traitement à la toxicomanie ? Au vu des politiques de santé mises en place ces dernières années, une chose est sûre : elles sont revenues sur le devant de la scène. Premiers frémissements durant les années 1990. Alors ministre de la Santé, Simone Veil, qui avait enterré leur existence en 1978, donne son aval à trois projets associatifs – les communautés thérapeutiques du Mas Saint-Gilles et du Val d’Adour, créées par SOS drogue international, et celle de Flambermont, portée par le Sato-Picardie. Puis, une impulsion significative : dans le cadre du plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les toxicomanies 2004-2008, la création de communautés thérapeutiques est officiellement encouragée, et un appel à projets lancé. Une circulaire interministérielle, datée du 24 octobre 2006, leur donne une définition : « Structures de long séjour, s’adressant à un public de consommateurs dépendant à une ou plusieurs substances psychoactives, dans un but d’abstinence, avec la spécificité de placer le groupe au cœur du projet thérapeutique et d’insertion sociale ». Quatre premiers projets sont retenus. Et d’autres suivent, à la faveur du plan suivant. Aujourd’hui, neuf communautés thérapeutiques (CT) existent en France. Une dixième devrait ouvrir d’ici à la fin de l’année, à Saint-étienne, et différents projets sont à l’étude.

De fortes réticences

Ce retour sur le devant de la scène n’avait pourtant rien d’évident, face aux craintes de dérives sectaires et aux clivages idéologiques. « Les premières annonces gouvernementales ont suscité une large levée de boucliers tant les réticences des professionnels, souvent justifiées, étaient fortes », reconnaît Jean-Pierre Couteron, président de la Fédération Addiction. Soignants et travailleurs sociaux, très marqués par la psychanalyse, se sont longtemps montrés – et se montrent encore, pour partie, aujourd’hui – très méfiants face aux stratégies comportementalistes mises en œuvre au sein des CT. Celles-ci sont, en effet, des espaces de prise en charge où le principal levier thérapeutique est l’approche de groupe, « l’éducation par les pairs », dans le respect de la vie collective et de ses lois. Elle est censée permettre aux personnes dépendantes de modifier leur comportement.

Les craintes de dérives sont importantes. Les CT, qui se sont développées un peu partout dans le monde durant les années 1980, sont nées dans les pays anglos-saxons. Au départ, on distingue deux modèles : d’une part, un courant « démocratique », celui des CT créées en Angleterre après 1945 par des psychiatres hospitaliers voulant faire des patients les acteurs centraux du système de soins. Un modèle proposé aux personnes toxicomanes, mais qui n’a pas vraiment fait ses preuves. D’autre part, un modèle coercitif, dans le sillage de la première CT pour toxicomanes, Synanon, mise en place en 1958 en Californie par Chuck Dederich, issu des Alcooliques anonymes. L’expérience émotionnelle vécue en groupe constitue la base du système, une discipline quasi carcérale y règne, la communauté est fermée sur elle-même. Très vite, le principe de la CT essaime, souvent sur un mode mixant ces deux modèles, avec des modalités différentes selon les pays.

Approches diversifiées

Un temps interpellés par cette dynamique, les acteurs de terrain français se montrent vite méfiants face aux pratiques autoritaires, voire humiliantes, et à la religiosité ambiante qui sont la règle dans nombre de CT. Une méfiance que vient renforcer le scandale de l’association pour toxicomanes Le patriarche. Fondée en France en 1974 par Lucien Engelmajer sur le modèle des CT, longtemps subventionnée par les pouvoirs publics, elle est désignée comme secte en 1995. Sous le coup de poursuites judiciaires, et destitué en interne, Lucien Engelmajer, en fuite, est condamné en 2007 pour détournements de fonds, abus sexuels et dérives sectaires (il meurt la même année).

Comment expliquer, alors, le regain d’intérêt porté aux CT en France et les réponses, par des professionnels des soins aux toxicomanes, aux appels à projets ? « Par la volonté de diversifier les approches thérapeutiques », explique Jean-Pierre Couteron. Essentiel, souligne-t-il, au vu de la complexité en jeu dans la toxicomanie, définie par Claude Olievenstein comme la « rencontre entre un produit, une personnalité, dans un moment social et culturel donné ». Au vu, aussi, de l’évolution des publics usagers de drogues – polyconsommation, désinsertion sociale de plus en plus marquée, etc. Pourquoi se priver de regarder ce qui se fait ailleurs ?, se sont dit certains. Et, notamment, de la multitude d’expériences de CT de par le monde : variée, pour partie émaillée de dérives, mais dont d’autres projets avaient pu répondre aux besoins de certains toxicomanes. La France s’est donc lancée. En posant toutefois des garde-fous : sous l’égide de la MILDT (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie), un cahier des charges a été rédigé, et annexé à la circulaire relative aux communautés thérapeutiques. « Rôle central du groupe, structuration du temps – par le biais d’activités et d’ateliers, expression des émotions, prise progressive de responsabilités…, les grands principes fondant les CT y sont affirmés, mais sans exclure une certaine souplesse dans leur mise en œuvre et, surtout, en articulation avec une approche individuelle », explique François Hervé, directeur du pôle addictions santé-précarité de l’association Aurore, qui gère deux CT (l’une en Dordogne, à Brantôme, l’autre en cours d’ouverture et fonctionnant pour le moment sur le mode ambulatoire, à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis). « Les CT françaises sont aussi définies, poursuit-il, d’une part comme un élément du système de soins (elles ont le statut de structure médico-sociale), avec présence d’équipes soignantes et éducatives, et, d’autre part, comme des structures visant certes l’abstinence, mais également la réinsertion sociale. Elles ne doivent être, pour les usagers, qu’un lieu de passage. Et, enfin, comme des structures ouvertes sur leur environnement. »

Au final, commente François Hervé, « les CT françaises, riches de la diversité possible des approches thérapeutiques en leur sein, sont loin des modèles originels type Synanon ». Cette « désidéologisation » des structures, même relative, n’a pas été sans mal. Illustration à travers le couple abstinence/substitution. « Historiquement, rappelle Jean-Michel Delile, psychiatre, directeur du CEID, association qui a ouvert une CT en 2007, la Communauté du fleuve, à Barsac (33), les CT sont fondées sur l’impératif d’abstinence, ce qui a, un temps, parasité le débat. Certains, députés ou autre, ont été séduits par le modèle parce qu’ils le voyaient comme une réponse aux traitements de substitution. Nous avons dû batailler –  répliquer que si de tels traitements ne sont pas la panacée, ils sont impératifs pour répondre aux besoins, multiples, mouvants, de certains toxicomanes – pour obtenir que les personnes sous traitement de substitution ne soient pas exclues du dispositif des CT. » Et, effectivement, une large majorité des résidents des CT françaises sont, au moment de leur entrée dans la structure, sous traitement de substitution. Elles accueillent chacune, sur lettre de motivation et entretien, entre 25 et 35 personnes « stabilisées »– sevrées ou sous traitement de substitution. Les CT françaises font donc leurs premiers pas, du moins pour les plus récentes d’entre elles. Les résidents, en majorité des hommes, ont en moyenne 35-40 ans. « Ce sont des personnes usées par des années de consommation et d’addiction à plusieurs produits, désinsérées socialement, qui ont souvent connu l’errance, voire la prison, et qui, généralement, ont vécu l’échec thérapeutique. Des personnes qui, de plus en plus, souffrent de pathologies psychiatriques lourdes », souligne Philipe Van Mell, chef de service à Brantôme. Les séjours durent un, voire deux ans, « le temps étant un facteur clé au vu de la pluralité des problématiques en jeu dans l’addiction, et dans les parcours de chacun », ajoute Katia Chabaneau, assistante sociale à Barsac.

Les résidents, partie prenante

L’objectif est donc de cheminer vers l’abstinence, mais aussi de se réinsérer – socialement, familialement, professionnellement. Les séjours se déroulent en trois phases (sauf à Aubervilliers) – aux dénominations et aux contours variables. D’abord un temps d’accueil. Puis, un temps de maturation, durant lequel les résidents gagnent, d’une part, en autonomie (davantage de sorties, par exemple, celles-ci restant interdites ou très limitées au début); d’autre part, en responsabilités, les résidents étant partie prenante de la bonne marche de la structure. Enfin, un temps de réinsertion, pour bâtir son projet de vie autonome. Le parcours de chacun est étayé par l’entraide entre pairs – groupes de paroles, ateliers, échanges d’expérience à l’initiative des résidents… Il l’est aussi par la prise en charge individuelle assurée par les membres de l’équipe professionnelle – médecins, infirmiers, psychologues, assistantes sociales, éducateurs, moniteurs d’atelier, etc. (en moyenne 0,5 ETP par résident).

Ainsi, la place du groupe et la responsabilisation des résidents s’affirment. Il existe même, dans certains CT, un staff des résidents (là encore, les dénominations varient), partie prenante de certaines décisions concernant la vie de la communauté, depuis la création d’ateliers jusqu’aux prises de décision, comme celle d’exclure ou non en cas de reconsommation de drogue. « Est-ce que la reconsommation a eu une incidence sur le groupe ? Est-ce la première rechute ? S’est-il passé quelque chose pouvant l’expliquer ? à chaque fois, le groupe est consulté, explique Katia Chabaneau. Pour moi, c’est une manière d’allier accompagnement personnalisé et dynamique de groupe. Mais c’est complexe, oui ! » Les CT bousculent les positionnements habituels des professionnels.

Le groupe comme outil de travail

Tout dépend de la façon dont on conçoit son métier, explique Lysbert Rouillon, directeur de la CT de Barsac, mais il est vrai que certains se sentent dépossédés de leur rôle. » « Travailler en CT, c’est apprendre à se décentrer », ajoute Philipe Van Mell. « C’est un questionnement permanent, d’autant plus difficile qu’il ne s’apprend pas dans les écoles. En langage imagé, je dirais que si les professionnels ne sont pas censés être le centre de la CT, ils en sont l’ossature. La vigie face aux risques de dérives. Un rempart, car la vie en groupe n’est pas toujours facile ! Les garants, aussi, d’une prise en charge individuelle, notamment médicale et infirmière. Ceux d’une prise en charge de problématiques que le groupe ne peut gérer, comme les troubles psychiatriques », commente François Hervé. « Jusqu’où va-t-on dans le communautaire ? Cette question, on se la pose tous les jours. Et les réponses peuvent varier d’une CT à l’autre, d’une personne à l’autre, note Nicolas Spiegel, directeur du Mas Saint-Gilles. Moi, je vous dirais qu’ici, le groupe est l’outil de travail, l’essentiel restant le trajet de l’individu dans cette confrontation au groupe. Mais d’autres CT, en France, ont des approches différentes, insistant davantage, l’une sur l’expression en groupe, l’autre sur le projet d’abstinence. Et pourquoi pas ? C’est encore enrichir la palette thérapeutique ! Il faut rester humble. » Rester humble, également, commente François Hervé, lorsque l’on parle des résultats des CT. Il est difficile, pour le moment, de se prononcer sur la « réussite » des CT françaises – une évaluation, récemment menée par l’OFDT, devant d’ailleurs aider à en définir les critères. « L’abstinence est visée. La réinsertion tout autant. Une personne restée sous traitement de substitution mais qui a gagné en autonomie, voire qui a trouvé un travail, renoué des liens familiaux, aura-t-elle échoué ? Réussi ? À moitié ? De nombreux facteurs doivent être pris en compte. », conclut-il. Affaire à suivre…

TÉMOIGNAGE

QUEL RÔLE POUR LES INFIRMIERS EN CT ?

Arlène Cardin, infirmière à Brantôme, et Guillaume Degrez, infirmier à Barsac.

L’accueil

ARLÈNE : Je n’interviens pas dans les décisions d’admission – sauf pathologie somatique lourde type diabète – mais je reçois les résidents dès leur arrivée. Je leur explique le fonctionnement de l’infirmerie et je récupère les traitements. Je suis aussi présente le lendemain, à l’entretien médical.

GUILLAUME : Les décisions d’admission sont prises par la plate-forme médicale du CEID, l’association gérant la CT. Le jour de son arrivée, le résident est reçu tour à tour par tous les secteurs de l’équipe, moi y compris. C’est important. Nous rencontrer, savoir qui nous sommes, nous encadrants, cela rassure les nouveaux, et facilite leur intégration.

Les médicaments

ARLÈNE : Piluliers, renouvellements d’ordonnance, relation avec la pharmacie… Une grande partie de mes journées est occupée par les médicaments, traitements de substitution et autres, notamment traitements des troubles psychiatriques. Je les distribue le matin et le midi ; le soir, ce sont les éducateurs qui doivent le faire. Cette distribution n’est pas que technique : elle permet d’amorcer l’échange avec les résidents, et d’entamer un travail éducatif sur le reprendre soin de soi…

GUILLAUME : Distribution des médicaments et réapprentissage du prendre soin de soi sont effectivement la base de notre travail. Soins dentaires, dermato… À leur arrivée, les résidents sont très en demande de soin. Il faut à la fois y répondre et savoir temporiser, car ils ont souvent tendance à vouloir consommer du soin comme ils consommaient de la drogue : ils voudraient tout tout de suite.

Entretiens infirmiers

ARLÈNE : Je ne fais pas d’entretiens individuels. Parce que ce qui prime ici, c’est le travail en groupe. Si la pathologie psychiatrique pèse trop, sur la personne, le groupe, nous essayons plutôt de réorienter vers une autre structure.

GUILLAUME : Je ne fais pas non plus d’entretiens programmés. Et si la pathologie psychiatrique d’un résident le met à mal, nous pouvons, oui, envisager avec lui une réorientation. Mais ma porte est toujours ouverte et, finalement, je reçois certains patients en entretiens informels de façon très régulière.

Les sorties

ARLÈNE : Je n’interviens pas dans les décisions de sortie. S’il s’agit d’une sortie prévue, c’est le résident accompagné par son éducateur référent qui la prépare. Si elle n’est pas prévue, c’est une décision d’équipe, mais qui vient surtout de l’équipe éducative et des représentants des résidents.

GUILLAUME : J’interviens à la marge dans les décisions de sortie. Je donne mon avis Et je veille à ce que la poursuite des traitements en cours soit possible.

Pour aller plus loin

→ La circulaire du 24 octobre 2006, sur le site de l’OFDT (Observatoire français des drogues et des toxicomanies): http://bit.ly/tJUDs2

→ Mission interministérielle de luttre contre la drogue et la toxicomanie : www.drogues.gouv.fr

→ Le site – en construction – de la Fédération addiction : www.federationaddiction.fr. Voir, sinon, le site de l’Association nationale des intervenants en toxicologie et addictologie : www.anitea.fr

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