« Cette démarche est source d’économie » - L'Infirmière Magazine n° 289 du 15/11/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 289 du 15/11/2011

 

INTERVIEW MADELEINE ESTRYN-BEHAR MÉDECIN DU TRAVAIL, MÉDECIN DE SANTÉ PUBLIQUE ET DOCTEUR EN ERGONOMIE

DOSSIER

Médecin du travail, médecin de santé publique et docteur en ergonomie, Madeleine Estryn-Behar a fait des conditions de travail des personnels hospitaliers un cheval de bataille. Pour que soigner ne nuise pas.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : L’ergonomie doit-elle priviléger la résolution de problèmes ou agir en amont ?

MADELEINE ESTRYN-BEHAR : Les deux points de départ sont possibles. Mais les facteurs humains devraient toujours être intégrés. Prenons l’exemple des chutes et glissades, la première cause d’accidents du travail (AT) en termes de nombre de jours d’arrêt dans les établissements de médecine, chirurgie et obstétrique. La direction des travaux est rarement sensibilisée à l’avantage de sols à faible coefficient de glissance. De même, la direction des affaires économiques est peu ouverte à des choix de chaussures se déroulant bien avec le pied et à semelles antidérapantes. La direction des soins et les ressources humaines ne mettent pas toujours en lien ces AT avec le kilométrage parcouru rapidement par des soignants. Or, leur travail est d’autant plus interrompu qu’ils n’ont que très peu de temps de concertation à la prise de poste, ou qu’ils connaissent mal les lieux de rangements ou les motivations des prescriptions, lorsque leur affectation est mutualisée sur plusieurs services d’un pôle.

L’I. M. : Comment l’ergonomie peut-elle améliorer le travail dans les services de soins ?

M. E.-B. : Pour ces services, l’analyse systémique des événements indésirables graves, qui devient obligatoire, ne devrait pas laisser de côté une réflexion sur les modalités de la circulation et du partage de l’information. La possibilité ou non de concertation pluridisciplinaire sur les aspects techniques et émotionnels des soins (temps, locaux, sièges), le contexte postural ou sonore de ces échanges, la qualité de l’éclairage, la lisibilité des informations et signaux, le rôle de la chronobiologie ne peuvent plus être ignorés. La priorité donnée, en cette « Année des patients et de leur droits », à l’association du malade à son projet de soins nécessite que tout soignant qui entre dans la chambre connaisse ce qui a été dit au malade par le médecin pour pouvoir réagir avec pertinence à ses questions et recueillir, à l’occasion des présences plus longues, des informations sur les incompréhensions ou les douleurs du patient et les faire remonter lors de réunions sectorisées pluridisciplinaire, qui nécessitent des locaux appropriés. La préparation des soins à la paillasse ou l’administration de ceux-ci se feraient avec plus de précision si des sièges assis-debout et un éclairage adéquat les facilitaient et si tout était conçu pour réduire les interruptions lors de ces tâches.

L’I. M. : Comment mieux intégrer les questions psycho-sociales ?

M. E.-B. : Les études statistiques que nous avons menées auprès de 40 000 soignants européens ont montré que la pénibilité physique engendre des arrêts-maladie, et non des départs. En revanche, le manque de travail d’équipe et de soutien social est responsable à la fois d’arrêts-maladie et de départs. Les formations-actions ergonomiques participatives que nous avons menées ont montré que les deux types de pénibilité étaient liés. Lorsque les soignants n’ont pas d’échanges pluridisciplinaires sectorisés, ils sont davantage interrompus dans leur travail pour chercher du matériel ou des informations. Ils ne peuvent pas s’asseoir auprès d’un malade pour les soins, parce que leur séjour est bref et parce qu’ils évitent d’être interpellés pour des questions auxquelles ils ne savent pas répondre. Leur travail est plus pénible physiquement mais aussi émotionnellement. Le fractionnement rend difficile l’écoute, l’éducation et l’accompagnement psychologique. La multiplication des entrées et sorties de chambre rend peu applicables les règles sur le lavage des mains. L’absence de sectorisation pluridisciplinaire et l’instabilité des affectations conduisent au repli sur sa catégorie professionnelle, à la non-reconnaissance de sa compétence par les autres et à l’isolement et l’absence de soutien social.

L’I. M. : Faut-il considérer la démarche ergonomique comme un coût ou un investissement ?

M. E.-B. : À moyen terme, cette démarche est source d’économie. Cette analyse permet de mener des actions pour réduire la souffrance physique ou psycho-sociale au travail. Elles favorisent la baisse du nombre d’arrêts-maladie ou de départs de soignants de l’établissement. Au final, le coût des heures supplémentaires et des intérimaires pour remplacer les soignants manquants s’avère souvent plus élevé que celui des aménagements préventifs.

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