Le monde au bout des doigts - L'Infirmière Magazine n° 288 du 01/11/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 288 du 01/11/2011

 

FOYER D’ACCUEIL MÉDICALISÉ

REPORTAGE

Dans le Pas-de-Calais, le Foyer d’accueil médicalisé (FAM) de Quenehem accueille des personnes sourdaveugles, atteintes ou non de pathologies et de handicaps associés. La communication tactile et le lien sont au cœur de l’interaction entre résidents et équipe médico-sociale.

Pieds nus, en tenue décontractée, un jeune homme passe. On dirait qu’il se déplace dans un mouvement de pas glissé. Il se dirige droit sur une porte qu’il ouvre d’un geste franc. Disparaît. La lumière irradie à travers les baies vitrées, dans la salle à côté on entend des grincements de chaises déplacées, dehors, les terrils couleur d’encre grimpent sur un ciel immaculé. C’est le printemps. Emmanuel a fendu le silence, quelques instants seulement. Il poursuit sa traversée de l’établissement, libre, mais accompagné des regards attentifs de l’équipe du foyer où il vit. Sourd et aveugle suite à une rubéole congénitale (embryofœtopathie rubéolique), il souffre également d’une cardiopathie. Il a 18 ans.

Situé à Calonne-Ricouart, le foyer d’accueil médicalisé (FAM) de Quenehem héberge 43 adultes touchés par la surdicécité, un handicap très rare, et par des pathologies associées. Dans la structure moderne constituée de bâtiments en ailes, tout a été pensé en termes de circulation facile et de repères tactiles. Façades et murs allient bois, crépis, tôle ondulée, verre, peinture ou gabions (cailloux encagés dans des structures métalliques). Sur le sol, linoléum, carrelage et parquet se conjuguent avec repérage podotactile et déclivité. Dehors, une rigole creusée dans le macadam permet de se diriger d’un point à un autre. Les 4 000 m2 de surface de l’établissement comptent 43 studios, mais aussi un cabinet médical, une infirmerie, des bureaux, des salons, un gymnase, un atelier, une ludothèque et un centre de balnéothérapie.

Instituts pour adultes

La structure a vu le jour début 2008, sous l’impulsion d’une Béthunoise, Anne-Marie Duez, maman d’une adolescente atteinte de surdicécité. Elle recherchait, dans le nord de la France, une institution capable d’accueillir sa fille devenue adulte. Peine perdue : après des années dans des centres adaptés ou chez leurs parents, les jeunes adultes sourdaveugles étaient dirigés vers des instituts pour adultes non spécialisés. « Mal suivis, mal intégrés dans des groupes culturels au sein desquels ils ne pouvaient communiquer avec personne, ils se retrouvaient dans un grand isolement », explique Dominique Spriet, la directrice, qui a toujours travaillé auprès de personnes sourdes avec des handicaps associés.

Elle est l’une des instigatrices et l’un des piliers de Quenehem. En effet, responsable pendant de nombreuses années d’un centre pour enfants pluri-handicapés à Paris, elle a profité de chaque occasion pour mieux appréhender le champ de la surdité et du langage : « Que ce soit lors de voyages à l’étranger, où je me trouvais parfois dans une problématique de langue, ou dans mon quotidien professionnel, j’ai beaucoup appris. Par ailleurs, je connaissais bien les besoins des enfants que j’ai vus grandir. L’idée, aussi, c’était de pouvoir leur rendre ce qu’ils nous apprennent sur nous-mêmes. »

« Être relié »

Ce n’est qu’à l’issue d’un combat acharné que le projet, géré et porté par l’Aftam(1), a bénéficié du soutien d’une association de parents de personnes sourdaveugles, l’Acgessa(2), et de la mairie de Calonne-Ricouart, très active en termes d’aménagement. Non loin de l’établissement, un étang, des espaces verts, un centre équestre – où les résidents peuvent se promener à cheval dans un cadre thérapeutique – ont également été créés. Aujourd’hui, une équipe pluridisciplinaire de 72 professionnels partage le quotidien des résidents âgés de 18 à 54 ans, originaires de 22 départements et de Belgique. Leurs outils ? Différents modes de communication, comme le toucher, la langue des signes, le braille, les pictogrammes (voir encadré ci-dessous). L’objectif ? Créer des liens par-delà la vue et l’ouïe, pour sortir la personne de son isolement, développer son individualité et son autonomie dans leurs moindres manifestations. « Ici, on ne parle pas d’AMP ou d’aides-soignants, mais de personnes de contact », explique Audrey Ryckebusch, l’une des quatre infirmières, dont la fonction, hormis les soins, l’organisation des piluliers et des visites médicales, comprend le développement du lien et un rôle de passerelle : « Nous avons tous quelque chose à apporter à chacun des résidents, pour lesquels nous envisageons une progression, une avancée. »

Engagement éthique

À l’entrée de l’immense salle à manger, Ingrid, agent de service, pousse un monobrosse industriel. Ses grands yeux bleus scrutent le sol et les recoins : « Dans cette partie commune où sont pris les repas, les moments d’échanges sont essentiels. Moi-même, dès que j’en ai l’occasion, je prends du temps avec l’un ou l’une des résidents. » Rencontrer l’autre, un leitmotiv à Quenehem. « Les premiers contacts que la plupart des résidents handicapés ont eus, dès leur naissance, notamment à l’hôpital, ont été plutôt agressifs. Il nous faut leur restituer un relationnel chaleureux, confortable, sans peur. C’est compliqué », continue la directrice. Quelle que soit l’activité ou l’action envisagée avec un résident, elle se déroule en trois temps : d’abord expliquer – avec des codes de communication –, ensuite agir, puis « parler » de ce qui a été fait. En toute chose, le foyer se prévaut d’un engagement éthique et affirme des valeurs de dignité humaine, de respect de l’autre et des différences.

Un établissement sur mesure

Dans ce lieu de vie que chaque résident appréhende à sa façon et selon ses possibilités, les journées sont jalonnées d’activités axées sur le développement personnel. Ateliers sportifs, artistiques, éducatifs, sans oublier les soins, inscrivent et marquent le temps au fil des heures. Le planning fixe et une grande régularité constituent des repères pour se structurer. Ce matin, près d’un bac d’eau, David, personne de contact (AMP), teste une de ses inventions avec deux résidents férus de pêche à la ligne, Max et Jean. Sa création ? Une canne vibrante : « Quand il y a une touche, elle vibre, ça permet de sentir que c’est le moment de tirer. Un jour, Jean, qui adore pêcher et qui est pratiquement aveugle, m’a dit : « Je ne pourrai bientôt plus pêcher. » J’ai cherché une solution… » Un peu plus loin, Léonie et Alexandra se laissent porter par le va-et-vient de balançoires nids d’oiseau : deux grands paniers suspendus, comme deux grandes paumes ouvertes.

« La surdicécité existe ici sous toutes ses formes. Les résidents présentent une combinaison importante de handicaps visuels et auditifs, congénitale, acquise ou résultant d’un accident pouvant survenir à n’importe quel moment de la vie. Sans compter d’autres problématiques : crises d’épilepsie, troubles du comportement… », spécifie Jeanine Dassonval, médecin chargée de la gestion, du suivi en lien avec les médecins traitants en ville et de la coordination des consultations. Les diagnostics sont parfois difficiles à poser, car certains patients ne sont pas en mesure d’expliquer leur douleur. D’où l’importance de la communication, quelle qu’elle soit, et de l’interaction.

Énergie et dextérité

Des réunions hebdomadaires sont organisées dans chaque unité. Cahiers de transmission et communication par mails permettent également de mieux appréhender chaque problématique et, notamment, de faire correspondre l’aspect éducatif et le suivi médical. Enfin, la dimension de la formation continue, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’établissement, est importante. Par exemple, la notion de bonne connaissance des pratiques et des outils.

Jean-Luc Le Creurer est de ceux dont la vie a basculé du jour au lendemain. Père de famille, très actif, il est frappé par une méningite il y a trois ans. Désespéré, puis soutenu par ses trois enfants, il arrive à Quenehem après plusieurs tentatives de suicide. Aujourd’hui, avec l’appui de l’équipe, il retrouve un cadre et se bat pour recouvrer un peu de vision, faire quelques pas, avancer. Dans le disque dur de son ordinateur, des centaines de pages où il raconte ses rêves, ses cauchemars et sa lutte. Pour écrire, il affiche sur son écran des pages noires où se détachent de grandes lettres blanches. Quant à Pierre, il passe son temps à l’atelier, où il répare et fabrique des objets en bois. Il scie, ajuste ou donne des coups de marteau, précis. Le matériel est parfaitement rangé dans des casiers sur lesquels des photographies permettent de se repérer : « Certains résidents ont une perception différente : ils voient parfois dans un cadre réduit », explique Audrey Ryckebusch.

La construction de soi

Roger arpente le couloir en longeant le mur. Il approche. Sauf à heurter celui qu’il croise, il pense être seul. Alors, il faut l’effleurer, puis approcher ses mains des siennes, lui faire sentir par des mouvements, des gestes, quelle est la personne qui s’adresse à lui. « Le langage des signes est proche des mouvements de la vie. Par exemple, une balançoire sera représentée par un léger balancement de la main. Mais, au début, pour l’apprentissage, on n’utilise que des signes représentant les fondamentaux de la vie quotidienne, manger, dormir, aller aux toilettes… À force de les faire, de les répéter, le message passe. Ce qui est important, c’est que l’action suive derrière. Et puis, on enseigne aussi avec l’objet, en le faisant toucher », développe Ludivine Guilbert, ­psychologue. Sa philosophie : la construction de soi. Elle travaille en lien avec le centre médico-psychologique (CMP), des psychiatres en ville et Delphine Domino, neuro­psychologue, dont le but est d’évaluer les fonctions cognitives, la mémoire, l’attention, les capacités gnosiques…: « Nous tâchons toutes les deux d’améliorer la prise en charge des résidents. Je suis à leur écoute lorsqu’ils le souhaitent, de manière objective, et je les aide à se faire comprendre. » Un processus parfois lent mais qui permet de déposer sa souffrance, de la penser.

L’après-midi touche à sa fin. Dans le gymnase, de la musique. Anaïs tient le poignet de Grégory, personne de contact : il joue du djembé. Elle s’allonge sur le sol, il lui prend alors la main et la glisse sous l’instrument. Au rythme des vibrations, elle émet quelques sons et bouge son torse, comme pour danser. À côté d’elle, Emmanuel est étendu sur quelques mètres carrés de parquet vibrant : un système spécifique permet de faire ressentir les vibrations des mélodies des CD passés dans le lecteur ou des ateliers de percussions. Détendu, il se love. Autour de lui, un ballet de mains.

1– www.aftam.fr

2– Association pour la création et la gestion d’établissements et de services pour sourds et aveugles.

CODE PICTOS

La clé c’est le langage

→ À Quenehem, l’équipe utilise un code tactile et la langue des signes faite « mains dans les mains » pour véhiculer la pensée, les idées, quelle que soit la représentation mentale du résident sur l’espace, la vie. « Les résidents ont des choses à dire : des mots et des maux, explique Dominique Spriet. L’accès à l’information est essentiel. Et nous devons continuer à enrichir celui qui n’y a pas accès. C’est un travail très intensif, très exigeant. Il faut que chaque personne que l’on accompagne apprenne à utiliser, dans la mesure de ses capacités, une langue et des codes. La clé, c’est le langage, qui permet de structurer sa pensée, de rencontrer l’autre au-delà du toucher. D’être en interaction. » La directrice du foyer est à l’origine de la création de pictogrammes : des codes représentant les personnes par des petites têtes caractéristiques (sourire, barbe…) et les objets par des formes symboliques. Pour les résidents totalement aveugles, des pictos en relief sont réalisés. « C’est un moyen de mémorisation et d’évocation du passé, du vécu. On revient à l’essentiel », commente Danny Andrieux, éducatrice spécialisée.