L’espoir naissant d’Anabah - L'Infirmière Magazine n° 265 du 20/10/2010 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 265 du 20/10/2010

 

AFGHANISTAN

REPORTAGE

Il y a sept ans, l’ONG italienne Emergency a ouvert une maternité dans la vallée du Panshir. En dépit des obstacles culturels, la fréquentation a augmenté, lentement mais sûrement.

En ce milieu d’après-midi du moins de juin, la Jeep d’Emergency, une organisation non gouvernementale (ONG) italienne fondée par Gino Strada, franchit les premiers contreforts de la vallée du Panshir, au nord-est de l’Afghanistan, à une heure de Kaboul. Loin du trafic perpétuel et de la chaleur suffocante de la capitale, l’air, rafraîchi par le puissant fleuve courant au cœur de la vallée, se fait plus pur. Sur la route, récemment construite par l’armée américaine, de nombreux enfants rentrent des champs, accompagnés de mulets chargés de froment.

À l’entrée de la vallée, le modeste village d’Anabah accueille, depuis 1999, un hôpital d’Emergency. S’implanter dans ces montagnes, se faire accepter par les chefs locaux et les moudjahidines – combattants rassemblés autrefois autour du célèbre commandant Massoud – n’a pas été une mince affaire. Mais, « grâce aux soins intensifs apportés aux combattants blessés, les gens de la vallée pensent que nous avons contribué à remporter la victoire contre les talibans », raconte Mica Franz, chirurgienne et coordinatrice du projet depuis trois ans. Pour rappel, Emergency, association neutre et indépendante, intervient dans près de 15 pays et offre une aide médico-sociale en priorité aux victimes civiles de guerre, de mines antipersonnel et dans des zones de grande pauvreté.

Nombreuses morts en couches

La totalité des soins dispensés par l’ONG sont gratuits. L’hôpital compte aussi des FAP (First Aid Post) et des PHC (Primary Health Clinic), des dispensaires implantés dans des points stratégiques les plus reculés de la vallée. Le Panshir n’étant plus aujourd’hui un théâtre de guerre, Emergency a adjoint à l’hôpital général un centre de maternité. Ouvert en 2003, celui-ci assure chaque mois quelque 270 naissances. Les parturientes arrivent également des zones voisines de Chamali, Kapisa et Parwan. Dans cette région où les mentalités évoluent très lentement, l’existence de cette maternité relève d’un défi permanent, tout en répondant à une nécessité au regard de l’isolement et des rudes conditions de vie que les femmes endurent au quotidien.

« Les patientes qui arrivent ici sont celles qui rencontrent de graves difficultés. La plupart accouchent à domicile. Lorsque des complications se présentent et que les maris tolèrent, dans l’urgence, que leur femme soit éventuellement prise en charge par un homme médecin, il est souvent trop tard. Faute d’un suivi médical régulier des grossessses, nombreux sont les nouveau-nés qui ne survivent pas », déplore Mica. Beaucoup d’entre eux meurent à la naissance, ou naissent prématurément ou encore, malformés. D’ailleurs, l’organisation Save the Children le soulignait voilà quelques mois : l’Afghanistan est l’un des pires endroits au monde pour les enfants et les mères(1). Daniel Toole, directeur régional de l’Unicef en Asie du Sud, dit la même chose. « La situation en Afghanistan dans son ensemble est l’une des plus dramatiques en Asie du Sud et même dans le monde, a-t-il déclaré dans un entretien à l’agence Reuters. Pour un enfant, c’est le pays le plus difficile où il peut naître. » Le taux de mortalité infantile y est le plus élevé du monde : 257 enfants afghanssur 1 000 meurent avant leur cinquième anniversaire et 165 nourrissons sur 1 000 ne survivent pas plus d’un an, selon des données statistiques de l’Unicef datant de 2008. Le pays présente le deuxième taux de mortalité maternelle au monde après la Sierra Leone, avec 1 800 décès de femmes pour 100 000 naissances, selon des chiffres de 2005.

La loi des hommes

La présence des cliniques mobiles parvient difficilement à pallier les problèmes de mortalité infantile et d’accès des femmes aux soins sanitaires les plus élémentaires. Chaque matin, Fillipo Gatti, l’infirmier international responsable des cliniques mobiles, part en montagne visiter l’un des 17 FAP de la vallée. « Il arrive parfois qu’une infirmière vienne avec moi, si ses parents ou son mari l’autorisent à se déplacer », explique-t-il. En début de matinée, quelques femmes arrivent pour une visite, toujours accompagnées d’un homme membre de leur famille. « Lorsque les femmes constatent que l’infirmière est présente, elles se passent le message, et toutes accourent à la clinique pour consulter. Elles ont rarement la possibilité de pouvoir bénéficier de soins. » Nombre d’entre elles sont enceintes ou souffrent d’infections vaginales causées par le manque d’hygiène.

Ce matin, au FAP d’Abdara, Rosina, infirmière âgée de 28 ans, originaire du Panshir mais vivant à Kaboul, part en visite avec Fillipo. Soixante femmes sont venues consulter. L’une d’elles, âgée de 19 ans, est enceinte de cinq mois. Rosina lui conseille de venir acccoucher à l’hôpital mais la jeune femme, récemment mariée, explique que sa belle-famille s’y refusera afin d’éviter la gêne que pourrait susciter l’intervention d’un homme médecin en cas d’opération.

Mica en fait le constat : le Panshir est un lieu où les hommes sont, d’esprit, aussi étroits que la vallée… « Ils sont aussi durs que les talibans à l’égard des femmes. Dans cette société patriarcale, toute initiative doit être validée par les mollahs [sommités religieuses, NDLR]. Lorsque la maternité a ouvert, il a fallu se battre afin que les Afghans acceptent que les femmes, une fois franchie la porte de l’hôpital, puissent ôter leur burqa. Heureusement, quelques-uns ont compris qu’il fallait que les choses évoluent. Certains d’entre eux se montrent très courageux lorsqu’ils prennent la décision, parfois contre la volonté d’un village entier, d’envoyer leur fille à l’école ou au travail. »

Manque de personnel

À la maternité, une équipe de cinq praticiens internationaux – la chirurgienne coordinatrice de la mission, une gynécologue, deux infirmiers « généralistes » et une sage-femme – travaille sans relâche. Ce groupe gère et coordonne le personnel médical, logistique et technique afghan, soit 360 personnes au total. Même si de grands progrès ont été réalisés dans l’acquisition des compétences du personnel médical masculin, il reste à former le personnel féminin, presque inexistant sur l’ensemble du territoire. Vingt-trois assistantes médicales et deux sages-femmes sont actuellement en formation à l’hôpital d’Emergency. « Depuis l’ouverture de la maternité, nous avons dû opérer [avec ce personnel formé sur place] afin que l’établissement puisse fonctionner. Aujourd’hui, il est encore impossible de trouver des infirmières diplômées, des sages-femmes ou des gynécologues dans le Panshir. En effet, celles que nous avons formées auparavant ne sont pas restées : elles partent exercer à Kaboul, où la vie est plus attrayante. Il faut donc recommencer à chaque fois », indique Mica.

Shoukria, âgée de 28 ans, et Makkia, 25 ans, sont les plus anciennes. Elles ont choisi de rester dans le Panshir davantage par commodité que par ambition. « Ma famille vient du Parwan, une province voisine située à 20kilomètres. J’ai décidé de rester ici parce que je me suis attachée au lieu. Mon mari possède un petit commerce dans le Parwan, nous avons six enfants. Ce travail est très important pour moi », témoigne Shoukria. Parmi les autres jeunes praticiennes, qui ont tout juste acquis un niveau d’études secondaires, certaines semblent avoir du mal à s’impliquer dans leur tâche et ne pas toujours en saisir véritablement l’importance. Anna Maria, la sage-femme italienne chargée de les former, tente de l’expliquer : ce poste à l’hôpital constitue « une chance pour elles, mais elles ont tellement été sous l’emprise de leur famille qu’elles éprouvent d’énormes difficultés à acquerir des compétences professionnelles et à devenir autonomes. Il faut faire preuve de beaucoup de patience avec les plus jeunes car ce qu’on leur demande leur semble parfois relever de l’impossible ».

La maternité représente dans la vie de ces jeunes femmes un monde nouveau où elles doivent surmonter de nombreux obstacles culturels et briser certains tabous avant de pouvoir travailler de manière sereine. Collaborer ou communiquer avec un homme dans le cadre de leur profession, par exemple, leur demande beaucoup d’efforts. Au-delà des pratiques et des soins médicaux de base qu’elles apprennent chaque jour sur le tas, elles doivent aussi améliorer leur niveau d’études. Certaines savent tout juste lire et écrire.

Libération de la femme

« Jusqu’à présent, les infirmières travaillant à l’hôpital venaient des provinces voisines. Seules les quatre dernières arrivées sont originaires du Panshir et, pour nous, c’est déjà une révolution ! », constate Mica. Même dans une région relativement sécurisée comme le Panshir, prétendre libérer la femme de l’oppression qu’elle a subie pendant des années dans une société aussi dure que l’Afghanistan reste une gageure.

Pour que les femmes afghanes contribuent aux changements de mentalité et améliorent elles-mêmes leurs conditions d’existence, dans le Panshir, Emergency pense qu’il faudra encore deux ou trois générations. Si la guerre n’anéantit pas, une fois de plus, les efforts entrepris.

1 – Dans le rapport Women on the Front Lines of Health Care – State of the World’s Mothers 2010. Disponible en anglais sur www.savethechildren.net, dans « What we do », puis « Every one » et « News ».

CONTACT

Emergency

L’ONG cherche régulièrement du personnel féminin qualifié pour sa maternité. www.emergency.it