Une affaire de dosage... - L'Infirmière Magazine n° 260 du 01/05/2010 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 260 du 01/05/2010

 

droit de retrait

Enquête

Patients violents, risques infectieux ou effectifs réduits... Comment réagir face à des situations qui peuvent s'avérer dangereuses ? Si l'infirmière dispose, comme tout salarié, du droit de retrait, elle doit néanmoins respecter son devoir de vigilance.

Voici le mois de mai et ses mouvements sociaux. Cette période de l'année est souvent propice aux revendications. Chez les infirmières, la liste s'allonge de mois en mois et commence par le manque de moyens. Si bien que certaines professionnelles commencent à craindre le pire.

En témoigne cet événement qui a marqué l'histoire de l'hôpital de la Conception, à Marseille, en 2008. À l'époque, l'établissement prévoit d'accueillir un malade psychiatrique aux mensurations hors normes - près de 2 mètres pour 140 kg - et présentant de graves troubles du comportement. Sa venue suscite de telles inquiétudes parmi les agents (qui connaissent déjà le patient) qu'une grève démarre. « Nous ne refusons pas d'accepter un malade, ce serait contraire à notre obligation de soins. Mais il nous faut les moyens de préserver la sécurité des agents, celle des autres patients, ainsi que des écoles et commerces du voisinage », explique le délégué de Sud-Santé Gérard Avena dans la presse locale (1). L'affaire du patient surnommé « Monsieur D » défraye alors la chronique. Le préfet s'en mêle, puis « le perturbateur » s'en va. Fin de l'histoire.

Au cas par cas

Si, depuis, le silence est soudain retombé, les questions demeurent. Fallait-il recourir à la grève ? N'y avait-il pas d'autres moyens d'interpeller la direction ? Au même titre que les chauffeurs de bus qui cessent le travail suite à un caillassage, les infirmières auraient-elles pu user de leur droit de retrait ? De l'avis de Bruno Zandotti, avocat spécialisé en droit de la santé, ce droit « aurait pu être invoqué si les infirmiers étaient en mesure de prouver que les effectifs étaient insuffisants ». Impossible, en revanche, de connaître l'opinion de l'Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM) à ce propos. Plus d'un an après l'incident, la cadre de santé de l'AP-HM interrogée pour cette enquête refuse de l'évoquer. Patricia Caietta prévient cependant : la gestion de telles situations ne s'étudie « qu'au cas par cas ». Muter momentanément une IDE menacée par un patient ou déplacer ce dernier, les deux réponses sont possibles en psychiatrie. Reste que, selon la cadre, l'AP-HM n'a enregistré « aucun droit de retrait l'année dernière ».

Prévention

Avant d'aboutir à une telle extrémité, la direction préfère miser sur la prévention. Du reste, elle en a l'obligation. Comme le rappelle Vincent Mougel, directeur de la prévention à la Caisse régionale d'assurance maladie (Cram) du Sud-Est : « L'employeur doit tout mettre en oeuvre pour assurer la sécurité de ses salariés. » Cela peut se manifester par des systèmes de veille, d'alerte, d'écoute, et par une organisation adaptée. À défaut, « la Cram peut demander des mesures par voie d'injonction », commente l'ingénieur-conseil.

Sur ce plan-là, l'AP-HM déploie toutes sortes de moyens, selon Patricia Caietta. De la procédure de signalement des événements indésirables aux formations des personnels sur la gestion des risques, les outils sont légion. Et ils continuent de se moderniser : l'informatique investit peu à peu les dispositifs de signalement et l'électronique remplace désormais l'alarme traditionnelle. Ce qui permet à tout agent en situation de péril de déclencher l'alerte sans inquiéter l'ensemble des patients et de se faire localiser aussitôt grâce à un système de GPS...

Si cette gestion des risques, associée, en général, à la démarche qualité, devient incontournable dans l'ensemble des établissements de santé, les infirmières peuvent-elles pour autant se considérer hors de tout danger ? Pas sûr... Certains dangers restent, en effet, imprévisibles. Si les risques infectieux peuvent être anticipés par des dispositifs de sécurité, d'autres ne peuvent pas l'être ou, du moins, beaucoup moins facilement. Il en va ainsi pour les risques psychosociaux, comme les phénomènes de violences. D'autant que « cela peut venir du patient mais aussi des familles », remarque Vincent Mougel. Dans le cas où la prévention ne permet plus d'assurer la sécurité des salariés, le code du travail prévoit le droit de retrait.

« Grave et imminent »

Ce droit, également applicable aux professionnels de santé, permet à un agent confronté à « un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé » de quitter son poste sans encourir de sanction, ni de retenue de traitement ou de salaire. « Le danger en cause doit donc être grave et susceptible de produire un accident ou une maladie entraînant la mort ou paraissant devoir entraîner une incapacité permanente ou temporaire prolongée », analyse la Coordination nationale infirmière (CNI) dans une de ses fiches pratiques. De plus, « le caractère imminent du danger implique la survenance d'un événement dans un avenir très proche, quasi immédiat ».

Le décret du 28 mai 1982 modifié (art. 5.6 à 5.9) encadre son application. Il impose une marche à suivre. Si un agent s'estime face à un danger grave et imminent, il doit donc en informer sa hiérarchie et le signaler sur un registre spécial (2). Cela s'appelle le droit d'alerte. Une fois cette formalité obligatoire accomplie, il peut alors se retirer. En parallèle, « le salarié doit impérativement avertir des membres du CHSCT [comité hygiène, sécurité et conditions de travail]. C'est l'un des buts de leur mandat », insiste Nathalie Depoire, présidente de la CNI. À la direction, ensuite, de mener l'enquête pour vérifier le bien-fondé de cette démarche et, le cas échéant, de régler le problème. Selon le décret de 1982, « l'autorité administrative ne peut demander à l'agent de reprendre son activité dans une situation de travail où persiste un danger grave et imminent ». En cas de désaccord sur l'existence d'un danger, la direction met l'agent en demeure de retourner à son poste. Toutefois, si le litige persiste, l'affaire peut atterrir en justice. Et ce type de procédure ne se termine pas nécessairement en faveur des infirmières. D'autant que ces dernières semblent peu enclines à s'y risquer...

« Il y a très peu d'arrêts relatifs au droit de retrait invoqué par des infirmières, commente, en effet, Me Zandotti. Je n'en ai trouvé qu'un seul : celui du tribunal administratif de Versailles daté du 2 juin 1994. » Il porte sur les risques infectieux. Selon le juge, « l'admission dans un établissement hospitalier de malades porteurs du VIH ou de l'hépatite virale B ne présente pas par elle-même le caractère d'un danger grave et imminent (...) dès lors qu'un tel établissement, en raison même de sa mission, doit être apte à faire face au risque de contagion pour ses agents et pour les tiers ». De quoi pousser à la réflexion avant d'engager un droit de retrait...

Spécificité pour les IDE

Évidemment, pour les infirmières, l'application de ce droit se juge à l'aune de la notion de service public et d'obligation de soin. « Il faut le mettre en parallèle avec le devoir de vigilance de l'infirmier vis-à-vis de son patient afin de le préserver d'un danger », observe Me Zandotti. Pointant l'article 4312-29 du Code de la santé publique, l'avocat rappelle que l'IDE doit certes respecter les prescriptions médicales, mais qu'elle doit aussi demander un complément d'information si elle le juge utile, notamment si elle s'estime insuffisamment éclairée.

L'opération semble cependant loin d'être évidente, a fortiori dans des établissements qui fonctionnent à flux tendus et où existent des situations à risques. Les illustrations ne manquent pas. « Combien de transfusions une infirmière peut-elle assumer seule ? Il n'y a pas de textes en la matière, cite, entre autres, Nathalie Depoire. Il faut peut-être se positionner là-dessus. »

Le problème devient chronique dans bon nombre d'hôpitaux, selon Sud Santé-Sociaux. Comme le rappelle le secrétaire fédéral, Jean Vignes, « en 1988 et 1991, on demandait la fixation de quotas ». Résultat de ces revendications : des règles ont été instaurées afin de fixer des effectifs minima par établissement en vue d'assurer la continuité des soins en cas de grève. « Il y a trente ans, le quota était d'un soignant pour 7 patients. Aujourd'hui, qu'il y ait grève ou pas, on fonctionne de plus en plus avec des effectifs minima, voire avec encore moins de personnel. Ce qui fait que, parfois, on travaille dans de meilleures conditions pendant les jours de grève », ironise Jean Vignes, avant d'ajouter : « On ne peut pas se retirer pour dénoncer un déficit d'infirmiers quand, justement, il manque du monde. » D'où l'importance de faire front en de telles circonstances. « Il vaut mieux s'entendre avec les collègues qui doivent assurer la relève », poursuit Nathalie Depoire. D'autant que le droit de retrait peut s'exercer de manière individuelle ou collective.

Procédure d'alerte

Encore faut-il connaître ce droit... Du point de vue de Nathalie Depoire, qui ajoute à sa casquette de présidente de la CNI celle de membre d'un CHSCT, « les infirmières ne sont parfois pas au courant de cette procédure ou ne savent pas qui sont les membres du CHSCT ». Si elle semble peu usitée par le personnel soignant, cette démarche peut pourtant porter ses fruits. Pour preuve, le cas de cette infirmière strasbourgeoise de l'hôpital Hautepierre qui, en janvier 2009, a simplement recouru à son droit d'alerte. « Au moment de sa prise de service, Sandra Geiss se retrouve une fois de plus seule infirmière, alors que le planning en prévoit deux, relate Alain Peter dans l'Humanité (du 13 janvier 2009). Avec deux aides-soignantes, elle est censée s'occuper de 30 patients, dont un en isolement car il porte un germe résistant aux antibiotiques. Elle doit aussi gérer deux sorties, deux admissions, huit permissions de week-end, commander les médicaments pour la semaine prochaine. » Ni une, ni deux, l'infirmière déclenche la procédure d'alerte et décline ainsi toute responsabilité. Elle préfère toutefois retourner dans son service. Et, miracle, elle obtient du renfort.

« La cadre de santé du service reçoit l'ordre de sa supérieure de pallier elle-même l'absence de la deuxième infirmière », conclut le quotidien. L'affaire s'achève là. Reste à savoir ce qui se produirait si toutes les infirmières de France confrontées à une telle pénurie d'effectifs osaient, elles aussi, recourir à cette procédure...

1- La Provence du 29/09/08.

2- Ce registre doit être tenu au bureau du chef de service ou d'établissement.

vrai/faux

DISPOSITIONS LÉGALES

> Une infirmière n'a pas le droit de quitter son poste, même si elle s'estime en danger.

FAUX - Selon l'article 4131-1 du Code du travail, face à « un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé [ou] toute défectuosité qu'il constate dans les systèmes de protection », un salarié peut se retirer. Il doit immédiatement en alerter son employeur. Cette disposition légale s'applique explicitement « aux établissements de santé, sociaux et médico-sociaux mentionnés à l'article 2 de la loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière ».

> Un salarié qui use de son droit de retrait n'a pas de perte de salaire.

VRAI - Le droit de retrait implique, de fait, un maintien de salaire. Si l'existence d'un danger grave et imminent n'est pas prouvée, le salarié s'expose à être accusé d'avoir commis une faute inexcusable. L'employeur a, quant à lui, l'obligation de mener une enquête pour, le cas échéant, faire cesser la situation dangereuse. À défaut, le juge pourrait imputer cela à l'employeur comme étant une faute inexcusable.