Le grand escargot du vendredi - L'Infirmière Magazine n° 256 du 01/01/2010 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 256 du 01/01/2010

 

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À l'hôpital du point G de Bamako, comédiens et soignants organisent chaque semaine des séances de théâtre et de danses thérapeutiques pour les malades de psychiatrie. Quand les pensées se libèrent au son des djembés.

«La psychiatrie, c'est au fond. Vous passez les deux bâtiments à droite et, au rond-point, c'est à gauche », indique l'agent d'accueil. Un paysage de brousse éparse, balayée par le vent, surplombe Bamako, la capitale du Mali. Comme des îlots, de petits pavillons et des cases, locaux de consultations et de soins, accueillent les malades. Sur des fils, du linge multicolore flotte au vent.

Ici est installé ce que certains appellent, « le cabanon », le service de psychiatrie. Depuis 1982, Adama Bagayo, ancien élève d'art dramatique, y anime, chaque vendredi matin, des séances thérapeutiques avec la compagnie des Kotéba psy.

Regroupés devant un petit bâtiment du service, une centaine de personnes est rassemblée. Debout, assis sur des bancs, adossé à des murets, le public est constitué de soignants, de patients, de familles, d'enfants et de curieux. La séance a commencé par un prélude musical. La troupe, composée de musiciens et d'acteurs-danseurs, s'installe peu à peu au son des djembés ; des courageux esquissent quelques pas de danse sous les rires et les encouragements.

Il est 10 heures du matin et la chaleur est déjà étouffante : la température dépasse les quarante degrés tandis que les tambours grondent.

File indienne

Comédiens, enfants et patients improvisent une file indienne épousant la forme du kotéba, le « grand escargot » en bambara, la langue majoritaire du Mali.

Adama, « le maître de cérémonie », prend délicatement par le bras une femme psychotique du service qui, déjà, entrait en transe. Fermement mais avec prévenance, il la ramène d'un geste assuré sur un banc, à l'écart de la scène.

Quelques échanges de regard, les percussions cessent et le silence est revenu. Déjà, Adama a traversé la scène improvisée pour approcher, dans la foule, un homme d'une cinquantaine d'années à la chemise boutonnée jusqu'au cou malgré la chaleur. Hospitalisé en « séquentiel », cet homme, habitué du service depuis déjà cinq ans, est conducteur de taxi à Bamako. On lui explique son rôle en quelques mots avant d'aller peu à peu chercher dans la foule les autres acteurs de la pièce qui va bientôt se jouer.

Une fois présentés cérémonieusement au public, de nouveau, les djembés résonnent et l'attention de l'auditoire se concentre sur les acteurs, patients et soignants qui se jaugent. Les échanges commencent. Il y sera question de couple, de mariage et de liens entre membres d'une famille. Lors d'autres séances, il s'agira de conflits familiaux ou de voisinage, de problèmes professionnels, de belle-fille, de possession, de mauvais sort, d'offrandes, de pardon, d'infidélité, d'abandon... Rejouer les situations récurrentes du quotidien permet de revenir sur des réactions, des comportements susceptibles de générer, dans la réalité du quotidien, des situations de conflit, d'exclusion, de marginalisation qui renvoient les malades à un isolement éprouvant ou carrément à l'exclusion de la concession familiale. À quelques nuances près, ces thèmes évoquent les difficultés rencontrées en Europe et partout ailleurs. Cependant, le réseau familial occupe ici une telle place dans la vie sociale que ces problèmes, ajoutés à la souffrance mentale, génèrent des catastrophes.

Humour

Si c'est bien de psychodrame qu'il s'agit, l'humour et le jeu prédominent dans les matinées du vendredi. Les séances visent, via les sujets les plus graves, à apprendre à rire de soi et des autres.

Au-delà de la distraction procurée par ces spectacles hebdomadaires, les malades doivent accéder à une « dédramatisation », une prise de distance. Durant la semaine précédant la séance, Adama est venu passer une journée à l'hôpital pour rencontrer médecins, psychiatres, psychologues, infirmiers et familles. Il a assisté aux consultations afin d'élaborer, grâce à ces échanges, les scènes de la prochaine séance de kotéba. « En rejouant ces scènes, c'est un travail de réappropriation, d'acceptation et de lien social qui se joue collectivement, fait observer Adama, une manière de retisser des relations entre les patients et les familles. » Si cette méthode ne guérit pas de la maladie, elle permet au moins de l'accepter et de freiner la marginalisation et la relégation sociale. 11 heures 30, la séance continue et la femme précédemment entrée en transe au rythme des djembés est maintenant au centre de l'assemblée.

Sous les rires, la patiente rejoue un conflit avec son père, dont le rôle est endossé par Adama. Autour, les acteurs-danseurs et soignants volontaires jouent les autres membres de la famille.

Choix des mots

Très concentré, Adama joue son rôle d'autorité symbolique, le visage crispé par l'attention qu'il porte à « sa fille ». Il sait que chaque mot compte. Une maladresse suffirait à lui faire revivre la douleur d'un conflit passé, et peut-être susciter une crise de démence. Dans l'auditoire, les rires ont disparu, la tension s'installe et le silence s'impose à tous. Adama pèse chacun de ces mots, le public suit des yeux la scène devenue presque intime, celle d'un père qui parle à sa fille. Avec chaleur, c'est en lui prenant les mains qu'Adama dénoue finalement ce moment de tension. Les tambours reprennent, discrets dans un premier temps pour monter peu à peu et résonner dans toute la cour. La séance s'achève par une danse associant une partie du public.

Ce matin, trois patients ont mobilisé l'attention de près d'une centaine de personnes. Après cet instant de danse qui finit de libérer la tension accumulée, patients, familles, soignants et membres de la troupe partent se réunir pour dresser un bilan de la matinée.

Installés dans un bureau où des bancs ont été ajoutés, chacun se regarde avec le sourire. « La danse m'a enlevé la maladie, je me sens détendue », témoigne d'emblée la patiente qui a joué avec Adama.

« Les idées en moi »

« À travers ces sketches de disputes entre parents, on a montré que l'entente valait mieux que tout », observe Adama. Le monsieur au col fermé jusqu'au cou, conducteur de taxi prend la parole à son tour : « J'ai beaucoup d'idées en moi, je viens au kotéba pour en parler. Quand j'étais hospitalisé, je ne venais pas mais maintenant c'est la troisième fois que je viens et je sens que ça me fait du bien. »

« Il faut à la fois démystifier la maladie mentale, humaniser l'hôpital et donner la parole aux malades : le kotéba permet tout cela », confie Adama, une fois le groupe séparé.

Goût de l'échange

« Au Mali, enfants, acteurs et bouffons jouissent d'une immunité sociale. Ils peuvent dénoncer les dérives sans citer personne. D'ailleurs, les premières satires mettaient en scène les colonisateurs... Comme à une tribune, ces séances permettent à chaque acteur social d'intervenir. Et lorsqu'un patient agresse quelqu'un, on rejoue la situation avec lui : ce jeu donne du sens. Il aide aussi les soignants à mieux comprendre encore les malades », résume-t-il.

Au Mali, pays animiste et musulman, chacun considère que la parole guérit et, à défaut d'être thérapeutique en soi, le kotéba contribue donc à agir sur les symptômes, repérer les possibilités identificatoires, observer les réactions inconscientes des malades, identifier les mécanismes de leurs comportements, et peut-être - aussi et surtout -, reprendre le goût de l'échange et de la communication avec les autres.

témoignage

Singulier cabanon

Le service de psychiatrie accueille quelque quarante patient hospitalisés en moyens ou longs séjours, ainsi que les malades chroniques venus en consultation ou passer quelques jours en observation dans des cases où ils logent avec un membre de leur famille.

Dans les années 80, près de 600 malades isolés et exclus vivaient dans ce service conçu pour 100 personnes.

Le Pr Jean-Pierre Coudray, arrivé comme médecin chef du service, demanda à Philippe Dauchez, professeur d'art dramatique à l'Institut national des arts de Bamako de jouer quelques sketches devant les malades.

Au son des djembés, des chants et des danses, les visages se sont ouverts et les saynètes ont déclenché commentaires et discussions...

Dès ses prémices, le kotéba en psychiatrie recréait du lien entre les malades. Il a peu à peu été aménagé pour devenir, au-delà du spectacle, un outil de resocialisation, générant des dynamiques de groupe, bâtissant un terrain d'observation « en situation » des patients et permettant de réapprendre à rire des autres... et de soi.

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