Du coeur à l'ouvrage - L'Infirmière Magazine n° 191 du 01/03/2004 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 191 du 01/03/2004

 

Enquête

- Soigner sans éprouver la moindre affection pour ses patients est une gageure - Pourtant, l'institution hospitalière décrédibilise l'affect pendant les soins - L'affectivité, mise à distance, doit être reconnue et institutionnalisée.

Aucun décret ne définit la dimension affective essentielle du métier d'infirmière et elle ne s'apprend pas dans les livres. Elle se vit au quotidien, à travers les soins et la relation toujours nouvelle avec les patients. Au contact des collègues et des enseignants aussi, qui donnent ou amplifient parfois ce « goût des autres » essentiel dans la motivation des soignants. L'affectivité « appartient à la sphère privée, à l'intimité de chacun, elle touche à notre capacité à donner et recevoir de l'amour et de l'affection, note Pierre Canouï, psychiatre et docteur en éthique médicale à l'hôpital Necker (Paris)(1). C'est le noyau qui nous donne notre stabilité . » Bien que relevant de la sphère privée, elle rejaillit inévitablement sur les pratiques des professionnels en charge du soin : « On peut le dire de mille manières, poursuit le psychiatre, pour soigner quelqu'un, il faut l'aimer. » D'une façon ou d'une autre. Dès qu'une relation s'établit, en particulier dans le soin, chacun des protagonistes, patient, infirmière mais aussi aide-soignante, y investit une part d'affectivité plus ou moins importante.

« Le sourire, c'est 80 % du soin », affirme même Isabelle, infirmière dans un service de soins de suite. L'affectivité peut aussi s'exprimer par une main serrée, une présence attentive, une qualité d'écoute, une certaine sensibilité lors des multiples échanges avec les patients. « Nous passons beaucoup de temps avec eux, souligne Évelyne, surveillante dans une clinique. Au moment du lever, de la toilette, du soin, et durant la nuit. » Les soins ont aussi une dimension physique et in- time qui ne peut être ignorée, au risque de passer à côté de l'essence humaine de la relation.

« Le goût des autres ».

Toutes les infirmières le disent : la qualité de la relation qu'elles tissent avec les patients leur apporte beaucoup. Élisabeth Plottet, longtemps infirmière puis surveillante et aujourd'hui enseignante à l'Ifsi Valentine-Labbé de La Madeleine (Nord), se rappelle avec émotion le jour où, alors qu'elle s'était rendue auprès d'une de ses élèves dans un service de soins palliatifs, elle a réussi à faire s'illuminer le regard d'un patient en fin de vie en le faisant simplement parler de ses goûts en matière de pâtisserie. Pendant une simple toilette... « Être présente, même à travers des soins très courts, c'est possible, estime Évelyne. Et si on est appelée dans une autre chambre, on peut dire au patient qui pleure qu'on ne l'oublie pas, qu'on va revenir. Et le faire. » Le sourire du patient en retour, une lumière dans ses yeux, ses mots de remerciement ou ceux de sa famille, l'impalpable satisfaction qui émane d'une bonne relation, réchauffent le coeur des soignants.

À l'inverse, un décès brutal, l'annonce d'un diagnostic sans espoir, l'arrivée d'un patient qui leur ressemble (même âge, même situation familiale), la survenue d'une maladie chez un de leurs proches, une relation qui « rate » peuvent ébranler fortement des professionnels qui inscrivent leur mission avant tout dans une démarche positive. « Nous avons perdu un jour une jeune femme qui avait des enfants en bas âge, comme les miens, raconte Isabelle. C'était très dur. On ne peut pas s'empêcher de se projeter. » Il faut pourtant trouver les ressources nécessaires pour continuer.

Inutile de nier ses affects.

Or, la dimension affective du métier de soignant « est souvent cachée ou censurée par l'institution et par les professionnels eux-mêmes, ce qui fait que certaines infirmières ont beaucoup de mal à se départir d'une certaine culpabilité par rapport à leurs sentiments », constate Dominique Boury, longtemps cadre infirmier en chirurgie et aujourd'hui enseignant chercheur au centre d'éthique médicale de l'université catholique de Lille. Faut-il en effet laisser sa sensibilité et ses affects chez soi pour mieux soigner ?

Pierre Canouï critique à ce titre la « neutralité bienveillante » longtemps prônée dans la profession. « Ce concept est une catastrophe car cela consiste à demander aux soignants d'être dans une attitude affective tellement maîtrisée qu'elle est peut-être tenable par un médecin qui voit un patient pendant une demi-heure mais pas par une infirmière qui voit les malades toute la journée, toute la semaine ! »

Élisabeth Plottet partage son avis, elle qui dit souvent à ses élèves : « Votre affect, c'est l'ancrage sur lequel vous pouvez mettre votre soin. » Inutile donc de chercher à le nier ou à s'en défaire : l'affectivité « n'est pas une scorie qu'il faut à tout prix éliminer ». Tout l'enjeu consiste donc à la faire reconnaître, sur le plan institutionnel, professionnel et personnel, et à lui donner sa juste place, car les écueils sont nombreux.

Pierre Canouï insiste sur « le rôle très important de l'inconscient affectif dans la relation soignant-soigné. Il peut nous aider mais aussi nous jouer des tours quand l'autre nous atteint dans nos failles et nos vulnérabilités. » Lorsque l'affectivité prend trop de place et submerge, parce que l'infirmière souffre elle-même ou qu'elle a besoin de se protéger, le risque est grand de se retrouver piégée dans sa relation avec le patient et de perdre de vue sa mission première. Certaines idéalisent ainsi leur relation avec les patients.

Dérive des sentiments.

D'autres, pour « le bien » d'un malade, sont parfois tentées d'adopter une attitude « parentale » dirigiste qui ôte au patient ce qui pouvait lui rester d'autonomie. D'autres encore entretiennent une proximité affective si forte avec certains patients qu'elles s'identifient parfois à un membre de sa fa- mille. Mais « lorsqu'un problème doit être réglé, remarque Dominique Boury, les soignants se rendent compte alors qu'ils ont perdu de vue le sens professionnel de leur responsabilité car les rôles se brouillent ».

L'affectivité devient alors un frein dans leurs décisions professionnelles. « On peut être amené à materner les patients mais il faut savoir passer à autre chose », confirme Évelyne. Un autre risque de confusion des rôles réside dans la manipulation (dans les deux sens) entre le soignant et le soigné, l'un influençant les choix de l'autre dans une sorte de chantage affectif. La demande de l'un peut dépasser les possibilités de l'autre, éloignant alors l'infirmière de sa mission.

À bonne distance.

Tout est donc affaire de mesure et de « distance juste ». Comme le souligne Pierre Canouï, le déséquilibre de la relation soignant-soigné est inévitable : l'un est malade et plus ou moins dépendant, l'autre pas. Il s'agit de l'accepter dès le départ. Mais « il est très important que les soignants soient le plus possible au clair avec leurs affects, qu'ils entendent ceux des patients et distinguent ce qui leur appartient et ce qui appartient aux patients, afin d'être le plus juste possible » dans leur relation, insiste Élisabeth Plottet. Prendre du recul, « se regarder » soi-même à travers le regard des autres, se ressourcer, tout cela peut se travailler, poursuit-elle.

Pour Dominique Boury, pas de solution miracle. « Il y a 25 ans, même si c'était informel, on avait du temps, des espaces pour parler entre professionnels, autour d'une tasse de café, dans un couloir, se souvient-il. Cela permettait d'exprimer le vécu, le ressenti et tissait autour du patient quelque chose qui dépassait le simple rapport technique de soin. Aujourd'hui, compte tenu de l'évolution du temps, de la charge de travail et du raccourcissement de la durée de séjour, ces moments sont difficiles à trouver. Chacun se débrouille alors avec cet espace affectif. Ce n'est pas bon car cela évacue quelque chose d'essentiel dans la relation à l'autre. S'il n'y a pas d'affectivité, cela réduit à néant le côté technique du soin. »

Dans certains services comme les soins palliatifs ou la gériatrie, du temps est dégagé pour que les soignants puissent échanger sur les enjeux émotionnels et affectifs de leur pratique. « Quand nous sommes touchés affectivement, il faut en parler avec l'équipe, ça aide à canaliser l'émotion, insiste Évelyne. On réalise que chaque personne a sa propre façon de réagir et de ressentir les choses. » Car l'adage « ça va mieux en le disant » se vérifie en la matière. Mais même lorsqu'un créneau horaire est dégagé, ce n'est pas toujours facile : « la pudeur peut freiner les échanges, tout comme l'importance du paraître sur l'être », regrette Élisabeth Plottet. Il arrive aussi que les psychologues des établissements soient sollicités et que des groupes de parole soient mis en place. Des formations sont également organisées ici ou là.

L'expérience joue-t-elle un rôle important dans la capacité des soignants à maîtriser l'affectivité inhérente à leur métier ? Certainement, mais sans pour autant les « blinder ». Car si elle ne « vaccine » pas les soignants contre les débordements toujours possibles de leurs émotions, elle leur permet, comme le remarque Dominique Rispail, formateur dans un Ifsi de Nancy(2), de développer des anticorps en prenant de la distance. Et de continuer d'exercer ce métier sans se brûler les ailes.

1- Auteur avec Aline Moranges du Syndrome d'épuisement professionnel des soignants, de l'analyse du burn-out aux réponses, Masson, décembre 2001.

2- Auteur de Mieux se connaître pour mieux soigner, une approche du développement personnel en soins infirmiers, Masson, janvier 2002.

TÉMOIGNAGE

« J'ai pleuré devant la famille... »

Élisabeth Plottet a passé de nombreuses années en blouse blanche dans les hôpitaux de France et du Burkina-Faso. Elle est aujourd'hui enseignante à l'Ifsi Valentine-Labbé de La Madeleine (Nord). Dans son contact personnel avec les patients, elle est consciente du rôle joué par l'affectivité. « Pour être soignant, il faut avoir envie d'aller vers l'autre » et accepter d'endosser le rôle maternant, stimulant et accueillant de l'infirmière. Comme les autres, elle a parfois tâtonné pour trouver la « distance juste ».

« Au début, se souvient-elle, je me laissais remplir par les affects, je n'arrivais plus à les gérer, je répondais quelquefois de façon impulsive, irréfléchie. Je me mettais trop à la place de l'autre. » Son expérience d'infirmière puis de surveillante dans différents services, la réflexion et les échanges lui ont permis de comprendre l'enjeu de la distance et de l'humilité, en « prenant les autres comme ils sont », collègues comme patients. Pour le meilleur comme pour le plus difficile. Élisabeth se souvient ainsi du jour où, surveillante, elle s'est mise à pleurer en accueillant la famille d'une malade qui venait de décéder. « Je me suis excusée devant le mari de la patiente, rapporte-t-elle. Mais il m'a dit que je ne devais pas m'excuser car mon émotion montrait que sa femme avait été aimée dans le service » et pas seulement soignée de façon mécanique. « Ce qui m'a aidée, poursuit- elle, c'est le partage avec mes collègues. Quand on vit des choses comme cela en équipe, c'est quelque chose qui vous porte, qui vous grandit et vous permet d'aller plus loin ».

L'affectivité est-elle soluble dans les 35 heures ?

La diminution du temps de travail dans un contexte de pénurie de soignants a réduit les moments où la dimension affective du métier d'infirmière peut s'exprimer. Les soignantes « manquent de temps » et courent d'un malade à l'autre sans pouvoir s'investir autant qu'elles le voudraient auprès de chacun.

Pour Dominique Boury, « l'épuisement professionnel n'est pas seulement dû à l'accroissement des cadences » mais aussi à cette insatisfaction. « On ignore trop souvent la dimension affective du soin », regrette Élisabeth Plottet, pessimiste quant à son éventuelle reconnaissance par un système de santé actuellement basé sur des outils d'évaluation qui ne pourront jamais l'évaluer ni la valoriser.