Le soin sous influence ? - L'Infirmière Libérale Magazine n° 319 du 01/11/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 319 du 01/11/2015

 

Liens Idels-laboratoires

Dossier

Sandra Mignot  

Les scandales déclenchés par des conflits d’intérêts entre des médecins et l’industrie du médicament défraient la chronique. Si les infirmières libérales sont bien loin de telles situations, elles ne sont pour autant pas à l’abri des tentatives d’influence des fabricants de médicaments ou de dispositifs médicaux.

Les infirmières sont-elles sous l’influence des laboratoires ? Lorsque l’on interroge les professionnelles françaises, elles ont tendance à s’estimer peu concernées. « Je n’ai jamais eu cette notion que je pourrais être influencée », estime Maryse Guillaume, infirmière libérale à Castres (Tarn) et vice-présidente de la Fédération nationale des infirmiers. « Nous sommes beaucoup moins sollicitées que les médecins », pense également Martine Sommelette, présidente du Comité d’entente des formations infirmières et cadres. La littérature scientifique française ne s’est pas penchée sur la question. À l’international, où le mode d’exercice libéral fait figure d’exception mais où les infirmières prescrivent parfois davantage qu’en France, quelques travaux montrent pourtant que la profession figure parmi les cibles du marketing des industries de santé – les infirmières sont même considérées comme des « proies faciles »(1).

La plupart des soignantes interrogées dans ces enquêtes déclarent avoir des contacts réguliers avec les représentants commerciaux de l’industrie, comme le montrent aussi les réponses à notre questionnaire en ligne présenté tout au long de ce dossier. Souvent, elles reçoivent l’information sur les nouveaux produits mis sur le marché directement de la part du fabricant. Une grande majorité considère les échantillons comme très ou plutôt utiles pour découvrir une nouveauté. Et un très grand nombre considère comme éthiquement acceptable de participer à des repas ou des événements financés par l’industrie et dont les intervenants sont également rémunérés par “Big Pharma”. Enfin, beaucoup estiment leurs collègues plus influençables qu’elles-mêmes, corroborant ainsi les résultats de recherches en psychologie sociale qui montrent que, lorsqu’on a connaissance d’un problème, on l’observe plus facilement à l’œuvre chez l’autre que dans sa propre pratique…

DES NOUVELLES SUR LES NOUVEAUTÉS

Bien des Idels pourraient se reconnaître dans ces constats. « J’ai toujours été la cible des représentants des industriels ou des assurances, témoigne David Guillon, infirmier libéral dans les Alpes-Maritimes et conseiller ordinal départemental. Parce que je suis investi dans la vie syndicale et associative, et maintenant à l’Ordre. Mais cela a nettement augmenté depuis que nous avons le droit de prescription », accordé aux infirmières en 2007. La présidente de l’Association pour la qualité de l’information médicale (Aqim), Marie-Noëlle Nayel, elle-même ancienne visiteuse médicale (VM), le confirme : « L’infirmière est un petit marché pour la profession [de VM] mais il se développe car elles sont de plus en plus autonomes. » David Guillon estime être sollicité environ deux à trois fois par mois. Comme la plupart de ses confrères, il ne voit pas d’inconvénient à recevoir les représentants d’industriels commercialisant des dispositifs médicaux : « C’est évidemment le fabricant qui connaît le mieux son produit », observe-t-il. Le rencontrer peut même apparaître comme une obligation professionnelle permettant d’être bien informé sur les dispositifs prescriptibles. « J’ai toujours été attentive à rencontrer tous les délégués technico-commerciaux afin de bien connaître leurs produits et leurs nouveautés », explique à son tour Maryse Guillaume. Pour elle, cela peut représenter deux à quatre passages par an. Il faut dire que les vraies nouveautés dans le domaine du dispositif médical que peut prescrire l’infirmière, notamment le pansement, ne sont pas si fréquentes. « Mais il est intéressant pour nous de connaître les matériaux utilisés, les différentes dimensions commercialisées, les versions existantes, etc. », explique Maryse Guillaume.

Dans d’autres cas, recevoir le délégué technico-commercial permet aussi de se former à l’administration correcte de certaines molécules ou à la pose adéquate des dispositifs… « Mais, de toute façon, ce n’est pas parce qu’on nous présente un produit que nous allons l’utiliser le lendemain », souligne Karine Sangruber, qui exerce dans le Var(2). Des études sur la prescription médicale ont pourtant montré le contraire : la plus récente(3), réalisée en France, conclut que la visite des délégués pharmaceutiques chez le médecin augmente la prescription médicamenteuse. C’est même le deuxième facteur le plus influent, après la polypathologie…

LA “DUALITÉ” DE LA VISITE MÉDICALE

« Depuis des décennies, l’information sur le médicament et les traitements est largement sous l’emprise des firmes pharmaceutiques », observe Bruno Toussaint, médecin et rédacteur en chef de la revue Prescrire. Et celle-ci peut être biaisée, en particulier parce qu’un objectif des firmes est de vendre et de développer des marchés pour leurs produits. Des études ont ainsi montré que les essais cliniques financés par l’industrie pharmaceutique produisaient plus souvent des résultats en faveur du produit testé que des études ne bénéficiant pas d’un soutien industriel. Et un travail mené de 1991 à 2006 par Prescrire s’est penché sur la qualité des messages transmis lors de la visite promotionnelle. Il en est notamment ressorti que 25 à 30 % des indications thérapeutiques annoncées par les représentants des industriels différaient du résumé des caractéristiques du produit (RCP), que 15 % des posologies s’écartaient du RCP, que les contre-indications, effets indésirables et précautions d’emploi étaient exposés dans moins de 30 % des cas, et que l’avis de la commission de la transparence (relevant de la Haute Autorité de santé, HAS) comportant l’évaluation de l’amélioration du service médical rendu n’était transmis que dans 5 % des cas…

Depuis, la qualité de l’information transmise s’est peut-être améliorée. Sur le plan des médicaments, le Leem (Les entreprises du médicament) et le CEPS (Comité économique des produits de santé) se sont accordés sur l’élaboration d’une charte de la visite médicale transformée l’année dernière en charte de l’information promotionnelle. Ce document n’est assorti d’aucune contrainte juridique, même s’il annonce la mise en place d’un observatoire national de l’information promotionnelle qui devrait prochainement voir le jour. En parallèle, la HAS a élaboré une certification de l’information par démarchage ou prospection… L’Aqim, fondée par deux anciens visiteurs médicaux, tente également de travailler aux côtés des industriels à l’amélioration de la qualité de l’information transmise. « C’est vrai qu’il y a une dualité dans la visite médicale, qui ne peut se résoudre qu’en fondant la rémunération des visiteurs ou délégués sur la qualité de leur intervention et non sur le nombre de boîtes vendues dans leur secteur, remarque Marie-Noëlle Nayel. Mais j’ai quand même le sentiment que notre métier permet aux médecins de mieux prescrire. » Un sentiment qui n’est confirmé par aucune évaluation scientifique. Une revue de la littérature(4) n’a permis (sur 51 articles de la presse scientifique internationale) de mettre en évidence aucune preuve d’une amélioration de la qualité de la prescription grâce à l’information issue des laboratoires pharmaceutiques…

IDELS PAS DUPES

En irait-il autrement avec les infirmières et lorsqu’il s’agit de promouvoir le dispositif médical ? « Nous avons notre propre capacité d’évaluation, nous apprenons rapidement à connaître un produit en l’utilisant afin de vraiment recommander ce qui est le mieux pour un patient donné », remarque David Guillon. La fréquentation régulière, parfois quotidienne, des patients apparaît comme un rempart contre les tentatives d’influence de l’industrie. Certains professionnels ne se montrent d’ailleurs pas dupes de l’information diffusée. « On peut faire dire ce que l’on veut aux chiffres, reconnaît Maryse Guillaume. Les laboratoires mettent en avant les résultats positifs de leurs études et omettent les points négatifs, nous le savons. Mais, en discutant avec nos consœurs, nous voyons bien qu’aucun dispositif n’est parfait. »

D’autres estiment avoir été préparés au doute par leur formation. « Ce qui fait que nous n’acceptons pas tout ce qu’on nous dit aussi facilement », ajoute Jeannette Sénécal, qui exerce à Paris. Un avis que ne partage pas Maryse Véron, formatrice à l’Ifsi de Montélimar (Drôme), qui tente depuis quelques années d’amener les étudiants à développer une pensée critique à l’égard des industriels (lire aussi l’encadré p. 27). Cette démarche existe dans des instituts de formation et fait défaut dans d’autres, comme l’ont montré des témoignages lors du débat organisé sur le thème de ce dossier au Salon infirmier, mi-octobre à Paris.

POINTS DE CONTACT

Depuis quelques années, les représentants de l’industrie ont un peu délaissé les services hospitaliers, les établissements étant de plus en plus nombreux à utiliser des procédures d’appel d’offres centralisées et mettant en œuvre des tests dans les services avant de choisir parmi les gammes de dispositifs existantes. Les libérales, en revanche, demeurent exposées à l’information promotionnelle particulièrement travaillée des industriels. Outre la visite médicale ou la publicité, les entreprises orchestrent des stratégies globales d’influence auprès des professionnels de santé. Participation au financement de congrès, de formations, de réunions ordinales ou syndicales, d’associations de professionnels ou de sociétés savantes sont autant d’autres points de contact recherchés par l’industrie mais qui peuvent également être des vecteurs de promotion. Les professionnels de santé, confrontés au manque d’argent, sollicitent d’ailleurs eux-mêmes les industriels pour leurs capacités logistiques et surtout financières à organiser ces événements. Ici, c’est une réunion organisée par Roche pour favoriser les échanges paramédicaux ville/hôpital sur le diabète, là, ce sont des journées scientifiques proposées par Brothier sur la prise en charge des plaies, ailleurs encore, c’est une plateforme Internet mise sur pied par Sanofi pour favoriser les échanges entre soignants. Plusieurs entreprises que nous avons contactées insistent toutefois sur le fait qu’elle n’interviennent pas sur le contenu des événements qu’elles financent, n’exigeant pas des intervenants une évocation de leurs produits – qui peuvent toutefois faire l’objet d’une présentation dans un stand voisin ou au cours de la journée. « Les informations véhiculées dans ces lieux ne sont pas nécessairement erronées, souligne Bruno Toussaint. Mais quand on côtoie trop les firmes, on surestime l’efficacité de leurs produits et on en sous-estime les effets indésirables. »

Ces stratégies ont un coût, que les entreprises n’aiment pas révéler, mais qui ne saurait s’expliquer par une tendance à la philanthropie de la part des industriels. « On peut reprocher beaucoup de choses à l’industrie de la santé, mais certainement pas d’être un mauvais gestionnaire, observe Anne Chailleu, secrétaire du Formindep, une association prônant une formation et une information médicales indépendantes. S’ils investissent, c’est que cela leur permet de développer les ventes de leurs produits. » Ainsi, lorsqu’un laboratoire organise une demi-journée à l’intention des professionnels de santé pour y présenter des données issues d’une étude non publiée et non comparative sur l’un de ses dispositifs, ou pour évoquer un problème de santé public dans lequel il intervient, s’agit-il d’information ou de marketing ?

Si les professionnels peuvent effectivement trouver dans ce type d’événements de quoi améliorer leurs pratiques, c’est aussi une occasion en or pour les industriels de se faire valoir en tant qu’acteurs de santé publique, après les multiples scandales du médicament qui ont terni leur image. « Nous avons vocation à être des acteurs de santé publique, rappelle ainsi Sylvie Coumel, en charge du programme Connecting Nurses chez Sanofi. Et, à ce titre, nous devons développer les outils qui vont avec les traitements. Et nous avons besoin d’être proches des infirmières car elles sont proches de nos patients. »

HARO SUR L’ETP

Depuis quelques années, l’industrie de la santé investit beaucoup dans le domaine de l’éducation thérapeutique (ETP) et de l’aide à l’observance. En 2010, la loi HPST visait à limiter cette intervention. Les industriels sont donc autorisés à financer des programmes mis en œuvre par les soignants – sans toutefois pouvoir participer à leur élaboration ou à leur dispensation, ni entrer en contact “direct” avec le patient. Trois ans auparavant, un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales(5) avait plutôt recommandé l’interdiction de toute « démarche directe ou indirecte d’information, de formation ou d’éducation à destination du public relative à un médicament prescrit. […] Confier cette tâche (à une entreprise pharmaceutique) transgress[e] un principe fondamental de la sécurité sanitaire : le principe d’impartialité. » Les exemples sont nombreux où un industriel pousse à la consommation avant de connaître les effets complets de son produit. « Rappelons-nous notamment de la mesure de l’hémoglobine glyquée dans le cas du diabète, observe Bruno Toussaint. Les industriels nous ont longtemps poussés à obtenir une hémoglobine glyquée de plus en plus basse, donc à augmenter la consommation de médicaments. Jusqu’à ce que des essais montrent que cela conduisait aussi à une surmortalité. »

Catherine Gilet, infirmière et secrétaire adjointe de l’Afdet (Association française pour le développement de l’éducation thérapeutique), n’est pas embarrassée de voir les industriels s’engager dans des programmes d’accompagnement de l’observance. « Je ne sais pas si c’est leur rôle, mais personne d’autre ne le fait en France », remarque-t-elle. Pour les industriels, c’est l’occasion de se rapprocher des professionnels de santé, mais aussi, in fine, du patient. « Les entreprises du médicament sont responsables de l’usage qui est fait de leurs produits, souligne Sylvie Paulmier Bigot, directrice publicité, information médicale et bon usage au Leem. Donc il est indispensable pour eux de s’assurer que le patient connaisse au mieux sa maladie et son traitement. »

Comme l’ont fait remarquer certains au débat organisé au Salon infirmier mi-octobre, il arrive que le patient demande à se voir prescrire un produit dont la marque est connue plutôt qu’un autre. Lui-même n’est pas exempt d’influence. Les laboratoires financent désormais des campagnes “d’information” grand public… C’est le cas, par exemple, des laboratoires Menarini qui conçoivent et diffusent une campagne sur les dysfonctionnements sexuels lorsqu’arrive sur le marché leur traitement pour l’éjaculation précoce. Dans de telles campagnes, aucun nom de médicament n’est mentionné et les spots renvoient vers le médecin. Celui-ci aura également été l’objet d’une promotion… Au final, le risque est la surmédicalisation d’une situation.

RELAIS D’OPINION

Pour le professionnel, d’autres sources d’information existent pourtant. « Si l’on veut rechercher des sources d’informations les plus neutres possible, c’est auprès de la Cnedimts [qui relève de la HAS(6)] qu’on peut les trouver, observe David Guillon. Tous les dispositifs que nous sommes autorisés à prescrire y sont répertoriés. » Et les délibérations sur les améliorations du service rendu y sont disponibles…

Mais tout n’est pas parfait dans les coulisses de la Haute Autorité, loin s’en faut. Ainsi, l’agence a-t-elle dû annuler en 2011 deux recommandations de bonnes pratiques (sur la maladie d’Alzheimer et le diabète de type 2) entâchées par les conflits d’intérêts de leurs experts avec des entreprises du médicament. La vigilance semble avoir été renforcée depuis. « Nous réclamons les liens remontant à cinq ans (contre trois auparavant) et les montants perçus dans le cadre de conventions avec les industriels doivent nous être déclarés », résume Christine Vincent, du service juridique de la HAS. La juriste assure que les déclarations sont systématiquement examinées avant le recrutement de tout expert. « Et si nous ne pouvons en contrôler la véracité, la déclaration engage le professionnel qui s’expose à des sanctions pénales en cas de mensonge », ajoute-t-elle.

Tout cela pour tenter de limiter un autre biais d’influence, celui des KOL (Key Opinion Leaders, ou relais d’opinion principaux). « Il s’agit de professionnels de santé avec une grande influence auprès de leur pairs, voire une aura médiatique dans le grand public, résume Anne Chailleu, du Formindep. Ce sont ceux qu’on voit et qu’on entend dans les congrès, ceux qui participent à la rédaction des recommandations établies par les sociétés savantes par exemple et qui sont souvent sous contrats multiples avec l’industrie. » Or certains infirmiers experts peuvent également être considérés comme des KOL, même s’ils ne participent pas au même niveau que les médecins aux instances de régulation sanitaire. Leur influence au sein des sociétés savantes ou des associations professionnelles est bien réelle, ainsi que l’intérêt que les industriels leur portent. Conscients de leur responsabilité, certains tentent de poser des limites claires. « Pas de petits-déjeuners offerts quand des laboratoires viennent nous former à l’usage de leurs dispositifs, évoque notamment Isabelle Fromantin. Et lorsque je signe un contrat de recherche, j’y inclus de rester libre de la publication des résultats. Ainsi, même si ceux-ci sont défavorables, je peux l’écrire. L’industriel essaiera d’arrondir les angles, ce qui signifie pour moi rédiger l’abstract de manière plus complète en précisant pourquoi ça n’a pas fonctionné. Mais je ne vais pas édulcorer. C’est juste une histoire de présentation. » Mais une histoire qui révèle bien l’existence d’une influence “douce” dont tout professionnel de santé doit être conscient.

(1) A. Jutel, D.B. Menkes. “Soft Targets: Nurses and the Pharmaceutical Industry”, PLOS Med Online, February 5, 2008.

(2) Qui a participé, comme Jeannette Sénécal également citée dans ce dossier, à la récente étude d’un fabricant sur la place de l’un de ses pansements dans le traitement des plaies.

(3) David Darmon, Manon Belhassen, Sophie Quien, Carole Langlois, Pascal Staccini, Laurent Letrilliart, “Facteurs associés à la prescription médicamenteuse en médecine générale : une étude transversale multicentrique”, Santé Publique 3/2015 (vol. 27), pp.353-362.

(4) Spurling GK, Mansfield PR, Montgomery BD, et al. “Information from pharmaceutical companies and the quality, quantity, and cost of physicians’ prescribing: a systematic review”, PloS Med, 2010, Oct 19-7 (10).

(5) “Encadrement des programmes d’accompagnement des patients associés à un traitement médicamenteux financés par les entreprises pharmaceutiques”.

(6) La Commission nationale d’évaluation des dispositifs médicaux et des technologies de santé (Cnedimts), que doit prochainement intégrer un infirmier, examine toute question relative à l’évaluation en vue du remboursement par l’Assurance maladie et au bon usage des dispositifs médicaux.

Questionnaire

Circulez, y a rien à voir ?

• Quels liens les infirmières entretiennent-elles avec les laboratoires et les fabricants de dispositifs médicaux ? • Quelle est leur perception de cette thématique ?

Aux quinze questions que nous avons posées aux infirmières, sur Internet, du 18 septembre au 13 octobre, avec L’Infirmière magazine et Objectif Soins& Management, ont répondu 105 personnes, dont plus de la moitié exerçant en libéral (37 % à l’hôpital et 6 % dans le secteur médico-social). Avec ce travail, nous ne prétendons pas à la scientificité. Les résultats donnent toutefois une indication utile sur ces liens qui ne manquent de transparence que pour un répondant sur dix.

Questionnaire

Une visite qui compte

• Seul un répondant sur quatre déclare ne pas rencontrer les visiteurs médicaux au moins une fois par an. Pour 16 % d’entre eux, c’est une fois par mois. Les produits présentés ? Le plus souvent des pansements, mais aussi des dispositifs de perfusion, des médicaments… Et plusieurs infirmières évoquent des « nouveautés » (réelles ou supposées, cela n’est pas précisé) comme motif de la visite, organisée dans 76 % des cas par le laboratoire, très peu souvent à l’initiative des infirmières elles-mêmes. 72 % de ces visites durent moins d’une heure, et 17 % le temps d’un repas. À 80 %, elles sont facultatives ou non comprises dans le temps de travail. Et ont apparemment une influence, reconnaissent nombre de participants au questionnaire.

Interview
Nathalie Dallard, infirmière en service d’urgence et Smur, administratrice du Formindep

« Ouvrir la discussion »

Comment une infirmière peut-elle contrer la puissance des laboratoires ?

La première chose, c’est qu’il faut être consciente de ces tentatives d’influence et apprendre à développer un regard critique sur tout ce qui nous est présenté. Il faut toujours chercher à s’informer de manière indépendante des industriels. Les Idels doivent se méfier des données qu’ils leurs transmettent directement…

Quel peut être son rôle vis-à-vis du médicament lui-même ?

L’infirmière est à même, au moindre signe d’alerte, d’ouvrir la discussion avec le médecin sur les prescriptions qu’il formule :effet secondaire d’un médicament ou dispositif médical inadapté. Elle peut aussi participer à la pharmacovigilance et la matériovigilance afin d’éviter que des produits dangereux restent prescrits.

Qu’est-ce qui vous a amenée à vous engager ainsi ?

J’ai perdu ma mère d’un décès par hémorragie massive, sous anticoagulants oraux, avant que ces nouvelles molécules ne soient placées sous surveillance renforcée par l’Agence nationale de sécurité du médicament. J’ai fait des recherches et découvert les liens d’intérêt des experts de l’European Society of Cardiology qui avaient recommandé cette molécule. J’ai réalisé que je ne connaissais rien au circuit du médicament, ce qui régit sa mise sur le marché, son intégration dans les recommandations de bonnes pratiques, etc.

Questionnaire

Kif-kif pour le financement de la formation

• La formation apportée sur un plateau par les labos ? Les infirmières semblent partagées sur l’implication de l’industrie dans leur formation, un tiers d’entre elles témoignant même d’une certaine « méfiance » sur le financement d’un congrès par une entreprise de santé. Même résultat mitigé concernant l’aide sonnante et trébuchante des labos à la recherche.

Point de vue

« Les cadeaux ont un effet quel qu’en soit le montant »

Anne Chailleu, secrétaire du Formindep

« D’abord, nous sommes faits de telle sorte que chaque attention portée par l’autre nous place dans une position de gratitude. Quel qu’en soit le montant, les petits cadeaux des labos ont cet effet-là. De nombreuses études l’ont prouvé. Par ailleurs, les délégués médicaux utilisent différentes techniques marketing pour inciter à la prescription. Par exemple, ils vont répéter le nom de leur produit un nombre de fois impressionnant au cours de vos échanges. Faites le test lorsque vous parlez avec l’un de ceux qui vous présentent leur nouveau produit et cochez le nombre de fois où ils en prononcent le nom. L’objectif, c’est que ce nom soit le premier qui vienne à l’esprit au moment de prescrire. Il y a aussi les codes couleur des gammes qui sont repris sur les supports de formation ou les diaporamas préparés pour les KOL (Key Opinion Leaders, ou relais d’opinion principaux) dans les congrès, etc. Tout cela est fait pour imposer un produit à l’esprit des prescripteurs. »

Analyse
IFSI

Des supports de cours et des interventions des industriels

Contre la présence des industriels dans la formation des étudiants en soins infirmiers, Maryse Véron, formatrice à l’Ifsi de Montélimar (Drôme) et rédactrice à la revue Prescrire, impose un esprit critique.

« Quand j’ai commencé comme formatrice, il y a six ans, il y avait des supports de cours et des interventions en classe de la part des représentants de laboratoires, notamment ceux qui fabriquent des pansements. L’équipe de formateurs les sollicitait et j’imagine que cela arrive ailleurs. Idem pour les démonstrations d’usage des glucomètres. Je m’y suis opposée dès que je suis arrivée. Car cela impliquait qu’un futur professionnel soit influencé dès sa formation initiale par l’industriel lui-même. C’était déjà mettre dans sa tête le nom de produits, la marque, voire des pratiques discutables.

« Par exemple, aujourd’hui, on pense prévenir les escarres par l’usage de produits spécifiques (et coûteux) que sont les “secondes peaux”, vantées par des labos. Alors que, ce qui est officiellement recommandé, c’est une toilette et un séchage attentifs, éviter les plis des draps, utiliser des effleurages, s’abstenir de toute pression, repositionner le patient toutes les deux heures, etc. « Aujourd’hui, c’est une IDE spécialisée plaies et cicatrisations qui intervient. Bien sûr, beaucoup d’enseignants à l’école viennent de l’hôpital et nous ne leur demandons pas leur déclaration publique d’intérêts. Certains médecins ne parlent pas en DCI. Mais, lorsque j’assiste à leurs cours, j’essaie de montrer qu’on peut exercer son esprit critique. »

Questionnaire

Une base Transparence plutôt… transparente

• Un site public accessible à tous (www.transparence.sante.gouv.fr) recense de façon nominative tous les “avantages” octroyés aux professionnels de santé (lire aussi p. 59 notre fiche juridique).

8,04 millions d’euros ont ainsi été distribués aux IDE, tous modes d’exercice confondus, entre janvier 2012 et juin 2014. Mais, visiblement, peu d’infirmiers connaissent bien cette plateforme.

PUBLICITÉ

Les laboratoires veulent faire bonne impression

Un dossier sur les liens labos-Idels serait-il complet sans une évocation des relations entre labos… et presse professionnelle ?

L’industrie dispose d’un outil 500 fois moins cher qu’une visite médicale(1) mais qui en « amplifie l’effort »(2) : la publicité dans la presse des professionels de santé. Mais la pub n’est peut-être pas répandue dans autant de titres qu’on pourrait le penser. Bien sûr, il y a l’emblématique revue Prescrire, qui la refuse. Mais, côté médecins généralistes, 90 % des investissements concernent… trois publications seulement(3).

Les garde-fous ? L’application des règles (notamment, pour la publicité sur les médicaments, les articles R. 5122-8 et suivants du Code de la santé publique) et les limites posées par les entreprises de presse. « On ne dit pas oui à tout, on fait très attention », indiquait ainsi Anne Philip, de Mondadori publicité, important groupe de presse magazine, au dernier Salon de la presse du futur. Des initiatives existent, telle la charte sur “l’information sur le médicament et la publicité rédactionnelle”, liant Entreprises du médicament, Union des annonceurs et Syndicat de la presse et de l’édition des professions de santé. Notons aussi, entre autres, la charte éditoriale du Moniteur des pharmacies qui évoque l’absence de lien direct entre les « partenaires publicitaires » et les équipes éditoriales, ou l’identification dans la revue, « de façon claire et transparente », des espaces publicitaires et “publirédactionnels”.

Et dans nos pages ?

Rappelons pour notre part que le contenu rédactionnel de notre mensuel et de notre mémento annuel de la prescription est rédigé en toute indépendance de l’industrie (comme des syndicats ou du ministère, au passage…), par une équipe de journalistes et d’auteurs. Après la parution du dernier mémento, un fabricant nous a ainsi demandé, en vain, un rectificatif, invoquant pour un pansement une possibilité de prescription infirmière que l’Assurance maladie, elle, n’indique pas précisément.

Notre rédaction entend par ailleurs introduire des déclarations d’intérêts pour les auteurs des articles de formation (cf. p. 51 et p. 53) et de la rubrique “produits” ainsi que pour les membres du comité scientifique, respectant en cela une bonne pratique de la Haute Autorité de santé(4). Des déclarations publiées dans le magazine ou sur notre site.

La transparence n’empêche pas les liens d’intérêt, mais elle les rend publics. Une nécessité pour la crédibilité des médias. Le sujet des liens d’intérêts avec les labos s’avère en tout cas très sensible, car sa perception fait appel à la subjectivité. Il l’est d’autant plus dans un secteur (la santé) où le marketing semble puissant et en contradiction potentielle avec la science, et à une époque où l’érosion des recettes publicitaires pour la presse est proportionnelle à la croissance de la porosité entre information et communication. « Les médias se positionnent en tant que marques, les marques veulent se positionner en tant que médias », constatait Cécile Béziat, de Reworld Media Factory, au Salon sur la presse au futur. à l’Idel, là encore, d’être vigilante.

MATHIEU HAUTEMULLE

(1) 20 centimes contre 100 euros, pour les médecins, selon Pharmaceutiques (mars 2009).

(2) à lire dans ce document de l’OMS traduit par la HAS : bit.ly/1KF9yaM

(3) Sur le site du Speps : bit.ly/1Zyi1Eg

(4) Sur le site de la HAS : bit.ly/1QnAa1C