La médiation professionnelle - Objectif Soins & Management n° HS_2020 du 01/03/2020 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° HS_2020 du 01/03/2020

 

Ressources humaines

Dossier

Orianne Boyer*   Cyrille Dubois**  

Les médiateurs professionnels de la société OBCD Groupe analysent la pratique de la médiation professionnelle à partir du concept de « résonance » développé par H. Rosa dans sa sociologie de la relation au monde. Ils concluent que la mise en place, au sein des organisations, de processus de dialogue fondés sur les outils de la médiation professionnelle contribue à restituer une capacité de résonance aux personnes.

Hartmut Rosa offre au sujet contemporain des axes de réflexion critique fondamentaux sur sa relation au monde et sur la vie bonne. Transposée au monde du travail, cette critique ouvre des pistes pour penser le mal-être au travail.

Dans une modernité caractérisée par un phénomène de stabilisation dynamique, les capacités humaines d'une relation au monde réussie – c'est-à-dire les capacités de résonance des personnes – s'en trouvent profondément affectées.

Si l'expérience de « résonance » ne peut être dictée, prévue ou anticipée, il existe cependant des conditions dispositionnelles et institutionnelles qui peuvent favoriser des relations résonantes. Cet article soutient que la pratique du dialogue fondée sur les outils de la médiation professionnelle participe à restituer des capacités de résonance aux individus.

Dans un premier temps les auteurs rappellent les quatre qualités fondamentales de la résonance selon H. Rosa :

• se laisser affecter par la voix des autres ;

• faire entendre sa propre voix ;

• accepter d'être transformé par la voix de l'autre ;

• accepter le caractère inconnu et imprévisible du résultat de l'expérience de résonance.

Dans un second temps, ils analysent le processus de médiation professionnelle à partir de ces quatre qualités fondamentales et montrent que cet exercice de (re)mise en dialogue des acteurs dans le cas de conflits, et plus largement dans les collectifs de travail, ouvre à la possibilité d'une expérience résonante.

La médiation professionnelle : pour une meilleure résonance aux autres

Hartmut Rosa offre au sujet contemporain des axes de réflexion critique fondamentaux sur sa relation au monde et sur la vie bonne. Transposée au monde du travail, cette critique ouvre des pistes pour penser au-delà des diagnostics qui ont souvent été mis en exergue pour expliquer le mal-être au travail. « Perte de sens », « qualité empêchée », « conflit de valeurs », « injonctions paradoxales » sont des expressions régulièrement évoquées dans des services hospitaliers où s'expriment insatisfactions, difficultés à travailler ensemble jusqu'à la difficulté à travailler tout court.

Le secteur de la santé, sous la pression de réorganisations, mutualisations ou optimisations des services constitue un microcosme exacerbé de la société contemporaine. Rosa nous explique que la société moderne peut être décrite comme un phénomène de stabilisation dynamique (1). Ceci engendre de multiples impératifs : croissance, accélération et innovation définissent notre modernité et « n'apparaissent plus comme une promesse de rendre la vie toujours meilleure mais comme une menace apocalyptico-claustrophobique. Si nous ne devenons pas meilleurs, plus rapides, plus créatifs, plus efficaces etc. nous perdons nos emplois (...) nous ne pouvons plus maintenir notre système de santé. » Mais Rosa insiste sur le fait que le besoin continu d'expansion de la modernité est aussi motivé par la promesse de l'extension de notre accès au monde. Celle-ci serait la clé de la vie bonne. Or Rosa s'inscrit dans une logique anti-utilitariste pour montrer l'impasse d'une dynamique d'accumulation (argent, pouvoir, statut social, etc.) à l'opposé de ce qui fait effectivement la vie bonne, c'est-à-dire une relation au monde réussie, une relation résonante. Rosa explique que dans une société moderne fondée sur une stabilisation dynamique, c'est la capacité même des personnes à entrer dans une relation de résonance qui se trouve fragilisée. C'est ainsi parce que les axes de résonance deviennent muets aux sujets modernes qu'apparaissent les formes contemporaines d'aliénation : dépression, burn-out, bore-out.

Cet article souhaite démontrer, en relisant la pratique des médiateurs professionnels sous l'angle de la résonance développée par Rosa, que le déploiement de processus d'accompagnement des personnes et des équipes par des dispositifs de médiation professionnelle contribue à restituer une capacité de résonance aux personnes.

Qu'est-ce que la resonance ?

Dans son article La société de l'écoute. La réceptivité comme essence du bien commun, Rosa décrit l'écoute et la réponse comme les deux pôles constitutifs de la relation résonante. Celle-ci se caractérise selon quatre qualités fondamentales :

a) La capacité et la volonté de se laisser affecter et émouvoir par la voix des autres. Ceci a deux implications. Il s'agit de ne pas faire taire la voix des autres et de ne pas chercher à imposer son propre point de vue.

b) La capacité et la volonté de faire entendre sa voix et d'apporter sa contribution. La relation de résonance ne se limite pas à de la pure réceptivité et a pour corollaire la nécessité pour chacun d'identifier d'où il parle et ce qu'il a à apporter.

c) La capacité et la volonté de se transformer substantiellement dans le processus d'écoute et de réponse. Le sujet est transformé dans une relation résonante, dans une direction qui est a priori inconnue et imprévisible.

d) Une ouverture fondamentale, c'est-à-dire son caractère indisponible et imprévisible. Le résultat d'une expérience de résonance est impossible à prédire, à anticiper ou à contrôler.

Rosa décrit ainsi la disposition des sujets dans le dialogue caractérisant la relation résonante : l'autre me parle et me répond, je lui parle et lui réponds et nous sommes l'un et l'autre transformés par cette rencontre, dans un sens qui nous est inconnu, que nous ne présupposons résolument pas et que nous acceptons comme tel. Si Rosa souligne le caractère insaisissable de la relation de résonance, il insiste aussi sur le fait que ceci « ne signifie pas qu'il serait impossible d'utiliser les moyens sociaux, juridiques et organisationnels pour créer les conditions dispositionnelles et institutionnelles de la relation résonante ».

La médiation professionnelle : créer les conditions d'une relation résonante

La médiation professionnelle est un processus structuré de résolution des conflits et d'accompagnement du dialogue au sein des collectifs de travail. Ces processus sont mis en place par un médiateur professionnel, tiers formé aux techniques de médiation, indépendant, impartial et neutre dans un cadre confidentiel. Deux phases essentielles du processus de médiation retiendront notre intérêt dans cet article : les entretiens individuels que le médiateur mène avec chacune des parties prenantes et la réunion de médiation, avant d'évoquer l'extension de cette approche à l'accompagnement du dialogue dans les collectifs de travail.

L'entretien individuel : éveiller les sujets au dialogue

Les médiateurs professionnels interviennent dans des situations de conflits ou de crise dans lesquelles tout dialogue semble être devenu impossible aux parties. L'entretien individuel constitue une étape cruciale dont les objectifs peuvent être articulés autour des deux premières qualités fondamentales de la relation de résonance ci-dessus évoqués. En effet, le conflit ou la dégradation de la relation se caractérise par une dynamique négative de surenchère émotionnelle conduisant les personnes à une incapacité au dialogue sans l'intervention d'un tiers médiateur.

Chacun semble « camper » sur ses positions, ne plus être en capacité d'entendre l'autre et désirer avant tout faire taire l'autre voix. Il est fréquent que l'idée même de se trouver physiquement face à cet autre devienne inimaginable. Chacun est enfermé dans ses propres représentations, incapable de laisser pénétrer la parole de l'autre dans un « système-monde » verrouillé empreint de prêts d'intention, de jugements et d'interprétations négatives. L'autre est devenu un « monstre » qu'il s'agit d'éviter à tout prix. La capacité ou la volonté à se laisser toucher, à être affecté par l'autre apparaît généralement profondément dégradée.

La capacité à énoncer clairement sa propre voix, à identifier distinctement la position d'où il/elle parle peut aussi être particulièrement affectée dans ces situations où la charge émotionnelle empile contradictions, maladresses, dynamiques de contrainte et stratégies d'évitement pour trouver une issue à une situation que seul le dialogue – devenu impossible - saurait résoudre.

Le médiateur professionnel est un acteur de reconnaissance. Il dialogue avec chacune des personnes impliquées de manière à permettre à chaque individu de clarifier ses propres postures dans la situation de tension, de distinguer ses émotions des situations factuelles, de reconnaître ses incertitudes, de formuler les valeurs fortes qui conduisent son action. Chemin faisant, il permet à chacun d'identifier ses stratégies propres, les logiques sous jacentes qui l'animent... et de susciter le doute, de créer une brèche par laquelle la parole de l'autre pourra peut-être l'atteindre. Dans un second temps, il conduit les personnes dans une réflexion sur les principes fondamentaux de la qualité du dialogue et pose ainsi les bases d'un référentiel commun.

La réunion de médiation : un lieu possible de résonance

Hartmut Rosa poursuit ainsi la description des attributs d'une relation résonante : « la résonance exige le renoncement au contrôle du vis-à-vis et du processus de rencontre, mais aussi (la confiance dans) la faculté d'atteindre l'autre partie et d'établir un contact responsif. »

Le processus de médiation professionnelle est implicatif dans la mesure où il met chaque partie prenante en position de dialogue, à partir de sa réalité propre, dès l'initiation du processus (d'abord avec le médiateur puis avec l'autre partie). Cependant, les personnes engagées dans la médiation ne sont jamais en maîtrise ou en contrôle du processus de rencontre : s'ils conservent la liberté de se retirer de la médiation à tout moment, c'est bien sûr le médiateur qui est en charge de structurer le processus ou de réajuster le dispositif. Les parties prenantes peuvent donc laisser place à la rencontre sans chercher à « maîtriser ».

La réunion de médiation bénéficie des temps de préparation en entretien individuel au terme duquel chaque partie prenante s'engage à maintenir une vigilance sur sa propre posture intérieure au cours de la réunion de médiation (lâcher les prêts d'intention, renoncer aux interprétations et s'abstenir des contraintes). L'engagement, construit avec chacune des personnes individuellement, est rappelé dès l'amorce de la réunion de médiation. Cet engagement réciproque – ainsi que la présence du médiateur, garant de la qualité de l'échange – permet de réintroduire une part de confiance dans la faculté d'atteindre l'autre partie pour un contact responsif.

Enfin, l'issue du processus de médiation est toujours inconnue. Si le médiateur professionnel propose une grille de réflexion articulée autour de trois sorties de crise théoriques (reprise / aménagement / rupture consentie de la relation) l'exercice de l'entretien individuel consiste à rouvrir toutes les options pour que le périmètre des possibles puisse être exploré et explicité par les différentes parties lors des échanges en réunion de médiation. Ainsi, en entrant dans le processus de médiation professionnelle, personne ne sait a priori quels en seront les résultats ou comment chacun en sera transformé.

Faire du dialogue le bien commun du collectif

Si le processus de médiation apparaît particulièrement pertinent pour redonner aux personnes une capacité de dialogue et sortir d'un conflit, cette approche peut être déclinée dans l'accompagnement des collectifs de travail. Elle peut transformer durablement la qualité des relations et le rapport au travail en développant les capacités de dialogue des personnes pour les rendre aptes à discuter, discerner, décider et s'engager dans un travail commun. Ici encore Rosa propose une définition du bien commun, qui appliquée au monde du travail peut ouvrir de nouveaux horizons. « Le bien commun n'est pas fondé sur le fait que les citoyens partageraient des valeurs ou objectifs tout au long de leur vie, mais plutôt basé sur la capacité à être attentifs et ouverts les uns aux autres, sur la possibilité de se transformer pour réaliser quelque chose de commun » (2).

Cette proposition bouscule les pratiques managériales fondées sur la définition d'une équipe à partir de valeurs communes et d'objectifs déterminés (plus ou moins imposés par une hiérarchie). Elle permet de dépasser les clivages des représentations traditionnelles au sein du secteur de la santé, par exemple entre « gestionnaires » et « soignants » ou encore entre médecins et non-médecins, qui ne seraient pas mus des mêmes valeurs et n'auraient pas les mêmes objectifs. Rosa invite donc à un déplacement : il ne s'agit plus de lire les situations comme des « conflits de valeurs » expliquant la non-adhésion des personnes au projet de service par exemple, mais de questionner la capacité des personnes à être en relation avec des autres, mus par des valeurs différentes (ou pas), pour faire œuvre commune. Cela implique donc un processus et une capacité de dialogue pour que chacun fasse entendre sa propre voix – non pour défendre ses intérêts ou imposer une vision – mais pour contribuer à une œuvre commune dont les contours sont inconnus a priori.

Ainsi, le bien commun du collectif de travail n'est plus l'objectif ou les valeurs partagées entre ses membres mais la capacité à entrer dans un processus où chacun accepte de porter sa propre voix et de se laisser transformer par l'autre pour faire œuvre commune.

La médiation professionnelle : un outil incontournable

Le corpus théorique proposé par Rosa déplace le regard dans l'analyse des maux exprimés par les acteurs du secteur de la santé. Il propose des pistes d'action pour sortir des logiques utilitaristes d'accumulation et pour resituer le sujet moderne dans une relation résonante au monde. Ce mode de relation peut apparaître particulièrement signifiant pour les professionnels du soin. La médiation professionnelle, à son échelle, est un processus qui rouvre la possibilité d'un dialogue de qualité et interpelle chacune et chacun dans sa relation aux autres. Elle est aujourd'hui un outil incontournable dans les organisations et la vie sociale du sujet moderne.

Définitions

« La résonance est une forme de relation au monde associant affection et émotion, intérêt propre et sentiment d'efficacité personnelle, dans laquelle le sujet et le monde se touchent et se transforment mutuellement. La résonance n'est pas une relation d'écho, mais une relation de réponse ; elle présuppose que les deux côtés parlent de leur propre voix, ce qui n'est possible que lorsque des évaluations fortes sont en jeu. La résonance implique un élément d'indisponibilité fondamentale. Les relations de résonance présupposent que le sujet et le monde sont suffisamment fermés ou consistants afin de pouvoir parler de leur propre voix et suffisamment ouverts afin de se laisser affecter et atteindre. La résonance n'est pas un état émotionnel mais un mode de relation. Celui-ci est indépendant du contenu émotionnel. »

Résonance, Hartmut Rosa, Édition La Decouverte, Paris 2018

 

« L'aliénation désigne une forme spécifique de relation au monde dans laquelle le sujet et le monde sont indifférents ou hostiles (répulsifs) l'un à l'autre et déconnectés. C'est pourquoi l'aliénation peut aussi être définie comme une relation sans relation. L'aliénation définit un état dans lequel l'assimilation du monde échoue de sorte que celui-ci apparaît toujours froid, figé, repoussant et non responsif. Ainsi la résonance est l'autre de l'aliénation – son concept opposé. La dépression et le burn out désignent un état dans lequel tous les axes de résonance sont devenus muets et sourds ».

Résonance, Hartmut Rosa, Edition La Decouverte, Paris 2018

(1) Rosa définit une société moderne de la façon suivante : « une société est moderne si elle n'est en mesure de se stabiliser que de manière dynamique, c'est-à-dire si elle a besoin pour maintenir son statu quo institutionnel de la croissance (économique), de l'accélération (technique) et de l'innovation (culturelle) constantes ». H. Rosa, Rendre le monde indisponible, Editions La Découverte, Paris 2020.

(2) La société de l'écoute. La réceptivité comme essence du bien commun, Hartmut Rosa, La Découverte, revue du Mauss, 2019/1 no 53, pages 361 à 395