Risques psychosociaux : « Il faut se demander pourquoi on en est arrivés là » - Objectif Soins & Management n° 0287 du 07/07/2022 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0287 du 07/07/2022

 

Promotion de la santé

DOSSIER

Propos recueillis par Adrien Renaud

  

Face à ce qu’il considère comme une coupable inaction gouvernementale en matière de lutte contre les risques psychosociaux, le Pr Philippe Colombat a démissionné fin 2021 de l’Observatoire national de la qualité de vie au travail des professionnels de santé (ONQVT) qu’il présidait. Six mois plus tard, son constat est toujours aussi sombre.

Comment votre parcours vous a-t-il amené à vous intéresser aux risques psychosociaux ?

J’ai, au cours de ma carrière, fait de l’hématologie, mais aussi des soins palliatifs, des soins de support… Tout cela m’a amené à m’intéresser à la prise en charge globale du patient, mais aussi à la condition de ceux qui effectuent cette prise en charge. D’autre part, il se trouve que lorsque j’ai été nommé professeur, j’ai aussitôt été amené à remplacer le chef de service. Je me suis donc retrouvé, alors que j’étais encore très jeune, face à souffrance des soignants, et c’est ainsi qu’avec mon équipe, nous avons dès les années 1990 développé un modèle de management participatif où les soignants peuvent se retrouver pour créer des collectifs.

Vous parlez déjà des solutions aux risques psychosociaux, mais il convient d’abord d’en délimiter les contours, car ce concept est souvent utilisé, mais rarement défini. Comment le décririez-vous ?

Pour moi, les risques psychosociaux sont l’ensemble des éléments qui peuvent obérer le plaisir au travail. On les a classifiés en cinq catégories : le type de travail (car on ne fait pas face aux mêmes risques si on est infirmière ou aide-soignante, si on travaille de jour ou de nuit, si on habite près de son lieu de travail ou si on doit faire 50 kilomètres pour s’y rendre, etc.), la charge de travail (car on ne peut pas avoir de de plaisir au travail si celle-ci est inadaptée), les conflits interpersonnels (avec toute la difficulté que constituent la gestion de personnalités jugées difficiles), et enfin le management et l’organisation, que l’on sépare souvent en deux catégories différentes mais qui pour moi constituent le même problème. C’est d’ailleurs là que se situe, à mon sens, l’enjeu central pour la prévention des risques psychosociaux.

Justement, quel doit selon vous être le rôle du management pour prévenir les risques psychosociaux ?

Son rôle est de mettre en place une véritable démarche participative, ce qui passe par l’aménagement d’espaces d’échanges entre les membres du personnel, car on ne peut pas avoir de plaisir au travail si on n’a pas de temps d’échanges. Selon le modèle de la démarche participative que nous avons mis au point au fil des années, on distingue cinq types d’espaces d’échanges. Le premier, et le plus important, ce sont les staffs pluriprofessionnels où aides-soignantes, infirmières, assistantes sociales, diététiciens, médecins, etc., se retrouvent autour des besoins du patient pour faire des propositions et parvenir à un consensus de prise en charge. Le second, ce sont les formations internes aux équipes : au lieu d’envoyer des personnes se former à l’extérieur, on fait venir les formateurs dans le service, ce qui permet par ailleurs aux gens d’apprendre à se connaître. Les débriefings constituent un troisième type d’espace d’échanges : ils peuvent prendre la forme d’un retour d’expérience sur des cas cliniques particuliers ou sur une situation difficile que vient de traverser l’équipe. Le quatrième espace se situe au niveau des managers : ce sont des réunions entre médecins et cadres. Et enfin, le cinquième prend la forme de groupes de travail que l’on constitue sur des thèmes spécifiques à partir du travail réel.

Est-il possible de ménager autant de temps d’échanges dans la situation que connaît actuellement l’hôpital, où l’on décrit justement des soignants submergés et manquant de temps pour faire correctement leur travail ? Comment pourraient-ils, en plus, participer à toutes ces réunions ?

C’est effectivement une réflexion qui nous est souvent faite. En réalité, le seul espace d’échanges régulier, ce sont les staffs pluriprofessionnels. Les formations internes n’ont lieu qu’environ une fois par mois, les débriefings ne se tiennent qu’après des situations de crise qui, heureusement, n’interviennent pas de manière quotidienne, la participation aux groupes de travail est effectuée en dehors du temps de travail, et les heures sont récupérées ensuite… L’enjeu consiste donc principalement à consacrer une heure par semaine à des staffs pluriprofessionnels.

Mais quand le pourcentage de postes non-pourvus est à deux chiffres, même cette heure peut parfois être difficile à trouver, non ?

Oui, et il faut se demander pourquoi on en est arrivés là. Si les postes sont non pourvus, c’est notamment en raison d’une certaine perte de plaisir au travail. L’enjeu du Ségur de la santé, c’était justement de donner davantage de postes pour diminuer la charge de travail et donc permettre les temps d’échanges, et ceux-ci ne sont malheureusement toujours pas là. Nous disons qu’il faut créer ces postes, et même qu’il faut aller plus loin, en définissant des quotas de personnel en fonction des spécialités, ou des GIR [Groupes iso-ressources, qui caractérisent le niveau de dépendance des patients en gériatrie, ndlr] pour les personnes âgées.

N'y a-t-il pas là un dilemme de la poule et de l’œuf ? Les postes ne sont pas pris parce qu’ils sont peu attractifs, et ils sont peu attractifs parce que le personnel est en nombre insuffisant…

Effectivement, les gens ne viennent pas parce qu’ils savent qu’ils vont souffrir, et en même temps ils souffrent parce qu’ils n’ont pas assez de collègues qui viennent les aider. Mais on peut tout de même essayer d’avoir un regard optimiste en se référant à certaines expériences positives. Je peux par exemple citer le cas d’un Ehpad où la situation était catastrophique : deux postes de cadre étaient vacants, il y avait 36 % d’absentéisme, les personnes âgées ne venaient plus… Deux cadres ont été recrutés, ils ont mis en place la démarche participative, ont créé des espaces d’échanges pour le personnel… Résultat : en quelques mois, l’absentéisme est passé à 6 %, il n’y a plus eu un seul lit de libre et les soignants demandaient à venir travailler dans cet établissement. Le tout sans moyen supplémentaire et sans création de poste. Voilà le genre d’exemple dont on doit s’inspirer.

En dehors de la démarche participative, quels sont selon vous les autres leviers de prévention des risques psychosociaux ?

L’un des enjeux consiste à avoir des managers qui savent réellement régler les conflits interpersonnels. Malheureusement, les médecins n’ont absolument aucune formation, tout au long de leur cursus, en matière de management. Ils ne peuvent donc pas être compétents. Les cadres sont censés être formés, mais nous avons pu nous rendre compte dans cadre de l’ONQVT que les formations étaient très hétérogènes d’une école de cadre à l’autre, et que les contenus étaient plus théoriques que pratiques. Ce caractère abstrait est malheureusement également présent à l’EHESP (École des hautes études en santé publique, qui forme les directeurs, ndlr].

Qui dit risques psychosociaux dit gestion des risques, or celle-ci ne se résume pas à la prévention. Peut-on parler de politiques d’atténuation des risques psychosociaux ?

Oui. On sait que dans certains services, il y a des risques liés au métier, qu’on ne les fera pas disparaître et qu’il faut donc les atténuer. C’est par exemple le cas en cancérologie, où l’on voit en permanence des gens qui sont jeunes, que vous côtoyez pendant un an, qui n’ont pas l’âge de mourir, et qui pourtant sont en train de mourir. Ce stress existera toujours, et il faut mettre en place des politiques d’atténuation. L’une des clés peut, par exemple, résider dans le fait de réduire la taille des services, car on sait que plus les services sont grands, plus les gens sont stressés. C’est malheureusement exactement le contraire que l’on est en train de faire, avec la création de pôles et de départements qui sont toujours plus grands.

Justement, comment jugez-vous la réponse politique à la question des risques psychosociaux menée par les autorités sanitaires ces dernières années ?

J’ai bien peur de devoir dire que les décideurs politiques ne comprennent rien à cette question. Dans le cadre de l’Observatoire, nous avions rencontré le ministre de la Santé en juillet dernier. Nous lui demandions des choses simples : mettre en place une plateforme pour assurer la diffusion de notre documentation et le suivi de la mise en place des mesures que nous préconisions, réformer la formation des managers, financer un réseau national de recherche sur la qualité de vie au travail en santé… On nous a dit qu’on serait recontactés, nous avons relancé sept fois, sans réponse. Et après notre démission, nous n’avons plus eu aucune nouvelle…

Est-ce que cette absence de réponse signifie que la mise en place d’une véritable politique de lutte contre les risques psychosociaux coûterait trop cher ?

Cela coûterait moins cher que le Ségur ! Sauf peut-être pour la question des quotas qui, de toute façon, n’est jamais évoquée.

Comment la crise sanitaire que nous traversons depuis 2020 a-t-elle transformé ces questions, sur lesquelles vous travaillez de longue date ?

La première vague avait permis, dans bon nombre de services, de mettre en place un système plus proche de ce qui serait souhaitable. L’administration était dépassée, et les équipes ont créé leur propre organisation. Mais dès la fin de cette première vague, les vieux défauts sont revenus. C’est ce que beaucoup de soignants n’ont pas supporté, et c’est pourquoi on a assisté à tant de démissions à l’hôpital. Et pourtant, le modèle participatif marche, je l’ai mis en place à Tours pendant 20 ans en tant que chef de service et pendant 8 ans en tant que chef de pôle. Je disais toujours aux équipes que je n’avais rien à leur dire, que c’était à elles de me dire ce qui n’allait pas et de m’indiquer ce que je pouvais faire pour les aider.

Malgré votre expérience personnelle positive à Tours, vous semblez assez pessimiste sur la possibilité de voir advenir une politique de lutte contre les risques psychosociaux conforme à vos espérances. Ce pessimisme est-il irréversible ?

J’en ai peur. Il s’agit de changer la gouvernance, l’organisation, le management de proximité, les mentalités, dans l’ensemble des hôpitaux. C’est un engagement plein, que l’on peut voir dans quelques établissements comme l’Ehpad dont je parlais, ou comme le CH de Valenciennes qui fait beaucoup parler de lui. Malheureusement, dans la grande majorité des cas, les gens sont formatés autrement. Il faudrait une véritable volonté politique, or vous avez bien remarqué que personne n’a dit un seul mot de ces questions durant toute la campagne électorale que nous venons de vivre.

Comment, face à ce constat assez désespérant, continuez-vous à agir contre les risques psychosociaux ?

Avec les deux autres experts qui ont démissionné de l’Observatoire national de la qualité de vie au travail, Matthieu Sibé et Éric Galam, nous continuons à œuvrer, mais à titre personnel. Nous avons créé un réseau national des équipes de qualité de vie au travail en santé. Et j’ai créé Aquavies [Association pour la qualité de vie des soignants, ndlr] un réseau de formateurs sur l’ensemble du territoire qui compte actuellement 40 membres, et qui en comptera prochainement 100. Nous savons que la tâche est immense, que nous n’arriverons à rien sans engagement politique et sans engagement des fédérations hospitalières… Mais il y a des endroits où nous pourrons avoir un impact. Mon service à Tours a longtemps été considéré à la fois comme un service de bisounours et comme un village gaulois ! C’est ce qu’il reste, malgré l’adversité.

Pensez-vous à des exemples de pays qui ont connu les mêmes difficultés que les nôtres, et qui ont réussi à les surmonter ?

On peut penser aux États-Unis, où a émergé dans les années 1980 le concept d’hôpital magnétique. Ce label distingue les établissements capables d’attirer et de retenir le personnel : il repose sur un cahier des charges avec une cinquantaine de critères (nombre de soignants, évaluation permanente de la qualité des soins et de la satisfaction des patients, autonomie clinique, politique de formation, etc.).  Et cela marche ! On a par exemple comparé les services de chirurgie viscérale des hôpitaux magnétiques à ceux d’autres hôpitaux comparables mais n’ayant pas ce label : ils avaient une morbidité réduite de 50 %, et une mortalité réduite de 33 %. De plus, ces structures coûtaient moins cher que les autres. C’est malheureusement un modèle qui a connu peu de succès en France, si ce n’est à la clinique Pasteur de Toulouse, qui l’a expérimenté mais qui a arrêté, ou au CH de Valenciennes, mais celui-ci utilise un modèle assez différent.

Quelles leçons les cadres de santé peuvent-ils tirer de tout cela ?

Il faut d’abord se rappeler que la qualité de vie au travail dépend essentiellement du n+1. Les cadres et les médecins ont donc un rôle particulier à jouer pour la qualité de vie au travail de l’ensemble du personnel des équipes de soins, mais la leur, quant à elle, dépend de la gouvernance. Autre point important : il faut que se souvenir que la motivation intrinsèque, liée au plaisir au travail, est supérieure à la motivation extrinsèque, liée à la rémunération. Les cadres doivent donc penser à prendre du plaisir avec leurs équipes, à leur laisser un maximum d’autonomie, et à créer des collectifs entre eux pour résoudre leurs difficultés.

Si vous receviez un coup de fil vous proposant de devenir ministre de la Santé, quelle serait votre première mesure ?

Je créerais des postes, je mettrais en place des quotas, et j’imposerais une réforme de la formation des managers.

Un expert désabusé

Le Pr Philippe Colombat, hématologue au CHU de Tours où il a notamment dirigé le service d’hématologie, l’unité de soins palliatifs, ou encore le pôle de cancérologie, fait partie des experts les plus reconnus de la qualité de vie au travail des soignants. Il est notamment membre de Qualipsy, une équipe de recherche en psychologie du travail logée à l’université de Tours, et président de l’association Aquavies, dédiée à la qualité de vie des soignants*. C’est fort de ce cursus qu’il a été nommé en 2018 président de l’Observatoire national de la qualité de vie au travail des professionnels de santé (ONQVT), créé pour développer et diffuser les connaissances sur le sujet. Associé au généraliste Éric Galam et au spécialiste des sciences de gestion Matthieu Sibé, il a en trois ans produit de nombreux documents et organisé diverses rencontres. Mais en décembre dernier, considérant que leur travail ne rencontrait aucun écho au ministère de la Santé, les trois experts ont démissionné. « J’ai peur que le discours autour de la qualité de vie au travail ne soit qu’une coquille vide, et qu’on soit à côté des véritables enjeux », déclarait alors le Tourangeau dans les colonnes d’Espaceinfirmier.fr

Adrien Renaud

* On peut aussi lire Démarche participative et qualité de vie au travail, l’ouvrage qu’il a coordonné sur le sujet et dont la deuxième édition a paru en 2020 aux éditions Lamarre.