Les sciences cognitives, un atout pour améliorer la formation - Objectif Soins & Management n° 0286 du 31/03/2022 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0286 du 31/03/2022

 

Recherche et formation

DOSSIER

Jean-Luc Berthier  


*Proviseur honoraire, ancien responsable de la formation des personnels de direction de l’Éducation nationale, spécialiste en sciences cognitives de l’apprentissage
**Fondateur et animateur de l’organisation « Apprendre et former avec les sciences cognitives ». 
***L'auteur déclare ne pas avoir de lien d'intérêt

Les sciences cognitives, c’est-à-dire la compréhension des mécanismes de la pensée, si fondamentales pour mieux gérer la façon dont le cerveau apprend, se sont organisées depuis quelques dizaines d’années en un ensemble de disciplines basées sur la méthode scientifique. Les praticiens de la formation et les étudiants disposent désormais d’un ample registre d’études répliquées conduisant à des conclusions sur lesquelles on peut s’appuyer avec confiance afin de mettre en œuvre des techniques d’apprentissage nettement meilleures.

Aujourd’hui, la pédagogie prend en compte des connaissances sur le cerveau pour construire des formations étayées par les apports validés de la recherche et largement expérimentés. Cet esprit de la science en pédagogie (encadré 1) constitue une petite révolution pour les postures professionnelles des formateurs. Il ne s’agit plus d’enseigner comme nous avons été formés, par le seul ressort de l’intuition ou d’observations partielles, mais d’introduire des pratiques conformes à la façon dont le cerveau se structure lorsqu’il apprend. Cela exige a minima de savoir comment celui-ci fonctionne lorsqu’il perçoit, traite les informations, les retient tout autant qu’il les oublie, comment il comprend, mobilise son attention, récupère ce qu’il engrange dans ses systèmes de la mémoire, et développe ses fonctions cognitives (1) qui vont lui permettre de penser et agir à tout moment de la vie.

Ce précieux capital de connaissances sur la cognition, encore trop méconnu des acteurs de la formation, il convient de le décliner et le mettre en œuvre dans l’acte pédagogique. C’est un immense chantier qui s’ouvre afin d’améliorer non seulement l’apprentissage, mais le climat de celui-ci, partagé par les étudiants d’une part et les formateurs de l’autre. Cette mutation ne pourra être effective sans une curiosité réelle envers ces savoirs largement confirmés, sans l’acceptation de modifier ses pratiques, sans le risque de cheminer par essais et erreurs, sans le partage avec des collègues, et sans la formation des étudiants eux-mêmes à leur cognition.

L’objet de cet article est de présenter quelques-unes des notions qui font consensus à ce jour, et de suggérer des pistes associées aisées à mettre en œuvre.

Les stratégies enseignantes

Il est inenvisageable de proposer à l’étudiant d’adopter de nouvelles manières d’apprendre sans que, en amont, l’enseignant mette en place des stratégies conformes au fonctionnement du cerveau. C’est en immense partie sur lui que tout repose : c’est lui qui orchestre, qui sait comment optimiser l’acte de formation, qui propose des stratégies efficaces à l’étudiant. Les connaissances sur la mémoire, la compréhension, l’attention, le cerveau bayésien (c'est-à-dire les capacités prédictives), commencent à se populariser, jusqu’aux étudiants eux-mêmes qui sont légitimement en droit d’attendre que la formation soit adaptée pour être plus performante. Inversement, une non-adaptation du formateur risque de conduire, tôt ou tard, à un conflit entre formateurs et formés, ce que l’on observe de plus en plus dans le monde scolaire.

Il s’agit en premier lieu de se débarrasser de fausses croyances et de biais nuisibles à l’apprenant : non, le cerveau ne retient pas après un premier apprentissage, non il n’existe pas de profils qui apprendraient mieux par les modes visuel, auditif, kinesthésique ou tant d’autres, ni de de types « cerveau droit » ou « cerveau gauche » qui détermineraient des personnalités rationnelles ou plutôt créatives. Il n’existe pas non plus de solutions simples à des problèmes complexes, pas plus qu’on ne peut tirer de conclusions générales à partir d’observations particulières. Non, il n’est pas raisonnable de faire confiance à une seule source d’information, mais oui, plus on sait, plus on mesure la marge de ce qu’on ignore, etc. Le premier passage obligé de la formation du formateur est de passer au crible les neuromythes (2) et biais cognitifs (3) de base.

De la perception des informations à la mémoire de travail

En situation de formation, le cerveau perçoit des informations issues du monde extérieur. L’impact de la perception est meilleur lorsque les informations relatives à une même notion parviennent par le double mode visuel et auditif. Tout simplement car la mémoire de travail, nom donné à « l’atelier exécutif » du cerveau, qui est chargée de traiter les informations, combine en complémentarité la même notion sous les deux modes. Pour optimiser cette double perception, il est important d’assurer une bonne cohérence entre les deux modes, par exemple en appuyant la présentation orale par un visuel épuré et bien présenté.

L’étape suivante concerne l’attention, fonction cognitive chargée d’amplifier l’activation des neurones. Quatre niveaux d’attention sont identifiés :

- l’attention floue (le sujet est présent sans vraiment faire attention),

- l’attention à minimum d’alerte permettant d’être sensible à tout stimulus externe et d’y réagir,

- l’attention efficace optimisant la réalisation de la pensée et des actions,

- et l’attention maximale.

On ne peut demander à un apprenant de rester longtemps à ce dernier niveau d’attention. En formation, il revient au formateur de faire varier les niveaux attentionnels en fonction des activités en cours, le niveau requis étant généralement le 3e niveau, avec des relâchements au niveau 2, et des mobilisations temporelles au niveau 4. D’où la modulation des activités.

Un autre concept fondamental pour la performance attentionnelle est celui de la concentration, beaucoup plus précis que l’attention. Un sujet est concentré lorsqu’il réunit trois conditions : la précision de la cible attentionnelle (à quoi très précisément le sujet doit faire attention), l’intention de l’attention (dans quel but doit-il faire attention), et la manière dont il va agir et penser en faisant attention. La concentration s’entraîne et se développe. C’est au formateur d’orchestrer et d’entraîner la concentration des étudiants.

Meilleure est la concentration, moins la personne est sensible aux distracteurs externes qui démobilisent l’attention : un son inattendu, une voix proche, un signal visuel, un contraste lumineux, une odeur singulière, et tout stimulus sensoriel, qui fait dériver l’attention vers une autre cible.

Le travail sur la concentration est particulièrement important dans l’apprentissage en milieu médical, car mobilisant fréquemment le geste et la pensée. D’où le triple objectif de préciser la cible, d’indiquer l’objectif du geste à réaliser, et de fournir le « mode d’emploi » le plus clair possible. Si l’un des paramètres est imprécis, le sujet n’est pas concentré ou insuffisamment.

Le grand jeu des systèmes de la mémoire

Nombreuses sont les personnes pensant qu’elles ont une « bonne » ou une « mauvaise » mémoire. Ce neuromythe est tenace et handicapant. Nous fonctionnons en réalité avec un jeu complexe d’une multitude de mémoires en interaction. Les mémoires perceptives permettent de reconnaître les signaux perçus sans toutefois leur associer un sens ; la mémoire sémantique stocke les sens des mots, des concepts, des symboles ; la mémoire procédurale gère les automatismes et la mémoire épisodique rassemble les souvenirs qui sont des agrégats fragiles, jamais fiables et toujours se déformant. La mémoire de travail évoquée plus haut est davantage une fonction exécutive.

Ce que nous devrions tous savoir sur les règles de la mémorisation :

-  la capacité de mémorisation dépend directement de l’attention mobilisée, d’où l’intérêt stratégique de travailler sur les capacités attentionnelles ;

- le cerveau ne peut pas mémoriser une notion mal comprise ; il faut donc que les sens des mots et des concepts soient parfaitement connus : il suffit parfois d’un seul terme méconnu pour casser la compréhension de la notion, et par conséquent sa mémorisation. Il faut être capable ensuite de relier les notions entre elles par des schémas, des cartes mentales ou d’organisation. Puis s’entraîner à l’explicitation de la description des notions ;

- une notion acquise une ou deux fois ne peut pas être retenue puis rappelée à terme. Car l’oubli estompe systématiquement les nouveaux acquis, surtout juste après l’apprentissage, ce qui est contre-intuitif car il est souvent ressenti que l’oubli opère sur le long terme. Une stratégie de consolidation mémorielle s’impose dès après la première étude ;

- une notion apprise en lisant ou en écoutant est éphémère. Elle disparaît rapidement, ne laissant derrière elle que quelques bribes floues. La technique du questionnement devrait être largement pratiquée (pour ne pas dire systématiquement). En effet, apprendre en se posant des questions est beaucoup plus efficace, car le cerveau est ainsi naturellement conçu. Ainsi, pour vivifier l’apprentissage, les formateurs doivent remplir leurs séquences de tests. C’est ainsi que les étudiants s’impliqueront et mémoriseront : tests de positionnement en entrée de séance, de compréhension tout au long du cours, de mémorisation après celui-ci (encadré 2).

À tout moment de la journée, nous sommes confrontés à des questionnements : que signifie ce que nous lisons ? Ce que nous entendons ? Comment résoudre ce petit problème, sortir de cette situation – même la plus banale –, quel choix devons-nous faire ? À ces questionnements incessants, le cerveau répond par des calculs complexes et statistiques nourris par les acquis possédés en mémoire. Ce processus continu s’effectue le plus souvent à notre insu. Si notre choix est juste, la réponse est bonne mais nous n’apprenons pas : nous confirmons. En revanche, s’il y a une erreur de prédiction ou une absence de réponse, l’apprentissage peut s’enclencher. En somme, nous apprenons grâce aux erreurs de notre cerveau statistique. Il est donc fondamental, à tout niveau de formation, de réhabiliter l’erreur.

L’oubli et la consolidation mémorielle

L’oubli n’est ni une faiblesse, ni une pathologie, excepté pour les personnes soumises à des dysfonctionnements de la mémoire. L’oubli est incessant, jour et nuit, et naturel en raison de l’action d’enzymes qui règlent l’équilibre entre ce que l’on cherche à retenir et ce qui s’estompe naturellement. Un excès de rétention en mémoire produirait des effets insupportables incompatibles avec l’équilibre personnel. Nous avons besoin d’oublier la majorité des informations qui nous parviennent et qui nous sont totalement inutiles. L’oubli est un facteur d’équilibre.

En revanche, l’apprentissage requiert de retenir des notions (sémantiques), et des processus exécutables avec rapidité et aisance, pour ne pas dire automatisés et hors de conscience (mémoire procédurale). Le passage de gestes nouveaux et encore hésitants à une exécution quasi automatique exige un entraînement long et fréquent, comme pour le sportif, le musicien ou le praticien d’un instrument. Cette reprise est indispensable pour libérer la mémoire de travail de pensées et d’actes contrôlés et mobilisateurs qui finissent par la surcharger. L’automatisation est fondamentale pour exécuter l’acte tout en portant l’esprit sur une pensée rationnelle comme parler à une personne, voire penser à une autre idée. C’est ce que fait l’enfant en apprenant à marcher, à parler ou à lire (encadré 3).

En quelque sorte, le cerveau est prévu pour agir automatiquement (ce que l’on nomme le système 1 de la pensée), ou rationnellement (le système 2). Entre les deux, le système 3 de l’inhibition permet de réguler la part accordée aux deux systèmes 1 et 2. Prenons l’exemple de l’apprenti conducteur. Il doit mobiliser sa mémoire de travail sur chaque geste, chaque point de la conduite, avec une attention de haut niveau. Il lui est alors difficile de communiquer avec les passagers. Mais avec une habitude grandissante de la conduite, le rationnel cède la place à l’automatisation, ce qui lui permet de converser. Toutefois, le système 3 inhibitoire doit rester aux aguets, prêt à réorienter l’attention dans le registre rationnel en cas de difficulté ou de danger. Il en va ainsi pour l’acquisition en mémoire de tout geste professionnel. En résumé, nous sommes des êtres mono-attentionnels conscients, aidés par un énorme stock de procédures acquises par répétitions.

La consolidation mémorielle à rythme expansé

S’il est impératif de reprendre plusieurs fois les notions sémantiques, quand et combien de fois le faire ?

Si tout n’est pas encore élucidé sur la mémoire, les scientifiques font consensus sur trois ou quatre reprises a minima, si possible avec des écarts temporels de plus en plus grands : c’est le principe de l’économie cognitive découvert il y a plus d’un siècle par le psychologue expérimental Hermann Ebbinghaus (4) (figure 1).

Le principe est simple :

- il est indispensable de revenir plusieurs fois sur une notion pour l’installer en mémoire sémantique ;

- la mémorisation doit s’effectuer par questionnement pour être efficace ;

- les écarts entre les questionnements peuvent être doublés chaque fois, par exemple une à 2 semaines, puis 3 ou 4, puis 6 à 8, etc.

Cette stratégie est compatible avec un cursus universitaire d’une dizaine de mois. Des logiciels de mémorisation particularisée sont très efficaces à cet égard (5). Plus simplement, l’étudiant peut planifier ses reprises en utilisant ses fiches de mémorisation.

Une prise en main par le formateur

Les sciences cognitives de la formation représentent un ensemble extrêmement vaste de notions appartenant essentiellement au domaine de la psychologie cognitive, dont certaines pistes viennent d’être présentées et effleurées. Pour le formateur, accepter de revisiter ses pratiques pour rendre l’apprentissage des étudiants plus agréable et performant, exige tout d’abord de se former aux mécanismes de la cognition. C’est le formateur qui a la main et non l’étudiant. Il crée les outils nécessaires pour une mémorisation efficace, planifie les reprises, module la mobilisation de l’attention, met en place des techniques de compréhension, séquence ses séances, transforme ses techniques d’enseignement transmissif en enseignement implicatif. Sans cette prise en main par le formateur, l’étudiant n’est pas en mesure d’étudier efficacement (6).

Encadré 1. L’esprit de la science en pédagogie

L’esprit de la science en pédagogie demande de se former aux mécanismes cognitifs liés au concept d’apprentissage, les mettre en œuvre par de nouvelles pratiques d’enseignement, expérimenter ces modalités pour soi-même et l’organisation apprenante, si possible en équipe, ne pas craindre de s’approprier lentement mais sûrement de nouvelles stratégies, en étant convaincu que rien n’est jamais assuré et que la science de l’apprentissage progresse en conjuguant les fruits de la recherche avec la mise à l’épreuve sur le terrain.

Encadré 2. La fiche de mémorisation

Les notions essentielles sélectionnées avec soin sont rassemblées sur une fiche par l’enseignant. Des questions efficaces sont disposées dans une colonne à gauche, les réponses figurant sur la colonne de droite. L’étudiant occulte les réponses, se pose les questions, tente d’y répondre, et découvre  la solution progressivement. Au fur et à mesure, il mémorise les notions essentielles du programme entier.

Encadré 3. L’automatisation du geste

Accélérer l’exécution d’un geste jusqu’à l’automatiser représente un levier de performance pour deux raisons :

- diminution de la charge cognitive, rapidité et aisance d’exécution : ce que l’on nomme l’expertise associée à une compétence ;

- libération partielle de la mémoire de travail qui peut accorder son attention vers une autre cible, par exemple communiquer avec une personne.

Le passage à l’automatisation procède d’un nombre très grand de reprises, et constitue l’un des fondements de l’apprentissage.

  • (1) Houdé O, Borst G (dir). Le cerveau et les apprentissages. Nathan, 2018.
  • (2) Pasquinelli E. Mon cerveau, ce héros, mythes et réalité. Le Pommier, 2015.
  • (3) Durand TC. La science des balivernes. HumenSciences, 2021.
  • (5) Comme la célèbre application Anki téléchargeable gratuitement.
  • (6) Le site de l’association Apprendre et Former avec les sciences cognitives propose une mine de ressources accessibles à tout enseignant-formateur. https://sciences-cognitives.fr/