Parcours de vie et rapport à l'écriture - Objectif Soins & Management n° 279 du 01/02/2021 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 279 du 01/02/2021

 

Management des soins

Dossier

Dominique Bourgeon  

L'objet de cet article n'est pas d'un abord facile. L'analyse de mon rapport à l'écriture au fil de ma trajectoire de vie présente quelques pièges. La pensée réflexive ne garantit pas l'objectivité. Nous pouvons être la proie de notre égo, nos souvenirs peuvent se déformer sous l'effet de notre parcours. Aussi, je vais tenter de débusquer la dimension collective qui se cache dans mon histoire singulière. Car au-delà de ma personne, je suis, par mon métier d'origine, manipulateur en électroradiologie. Or, la profession n'est pas neutre : elle nous projette dans un champ social singulier, théâtre de nombreuses tensions partagées par l'ensemble des soignants. D'ailleurs, lors de mon exercice professionnel, j'ai plus côtoyé le monde infirmier que l'imagerie, que ce soit en tant que formateur, cadre supérieur d'un secteur médico-chirurgical ou directeur des soins.

« C'est un drôle de truc, l'écriture. Pourquoi on se double de ça, on se double d'une autre vision du réel ? Pourquoi tout le temps ce cheminement de l'écrit, à côté de la vie, et duquel on ne peut absolument pas s'extraire ? Je ne sais pas ce que c'est, écrire. Je ne sais pas. »

Marguerite Duras, 1984

La reprise d'un cursus universitaire, il y a vingt-cinq ans, a libéré mon désir d'écrire qui se manifeste, aujourd'hui, chaque jour. Les quelques lignes qui vont suivre analyseront son évolution à l'aide de la sociologie compréhensive. Je tenterai, dans un premier temps, de souligner les enjeux de l'écriture professionnelle. Puis je cernerai ses pièges ainsi que les dimensions favorisant son épanouissement. Enfin, je me permettrai une conclusion personnelle qui résumera, je pense, ma passion des mots.

L'écriture, voie de l'émancipation

Mon souvenir le plus ancien, concernant mon rapport à l'écrit, me transporte vers le milieu des années quatre-vingt. Je me souviens d'une discussion avec un collègue lors, peut-être, d'une pause-café. J'avais évoqué l'idée d'écrire un roman mais mes paroles relevaient plus d'un simple désir que d'un projet élaboré. Pourquoi ? Pour une seule et excellente raison : je souffrais, à l'époque, d'un véritable complexe d'infériorité. Si ce sentiment relève de ma propre personne, il n'est pas dénué d'une dimension collective inhérente aux paramédicaux. Et, pour le comprendre, il faut développer une double approche. Je dois convoquer des concepts issus de la sociologie des professions puis les mettre en perspective avec la lecture d'un sociologue renommé : Pierre Bourdieu.

Au fil des décennies, les progrès médicaux ont démultiplié les actes professionnels et imposé une délégation de tâches à d'autres catégories socioprofessionnelles. Dès les années soixante, le praticien hospitalier ne peut faire face à son quotidien car le progrès technique se conjugue avec un afflux massif et croissant de patients ; ceci depuis la mise en place de l'assurance maladie. Afin de sauvegarder son prestige, le corps médical a alors délégué les tâches les moins nobles, les moins valorisantes, sources de moindre reconnaissance. De la même manière, les infirmières ont reporté une partie de leur activité sur les aides-soignants. Ces actes les moins prestigieux, délégués en cascade au fil des changements de la technologie médicale, constituent ce que Hughes nomme le sale boulot ou dirty-work. En se séparant des tâches ingrates, une profession renforce son prestige, son honorabilité et, par ce transfert, associe sa supériorité sur les catégories socio-professionnelles – cibles de cette délégation. Ainsi, les médecins développent un véritable pouvoir de domination sur les soignants. Et ce mécanisme, s'exerçant au quotidien par voie de prescription, induit, de façon non consciente, un sentiment d'infériorité chez les paramédicaux. Ce processus se nomme la violence symbolique. Il s'agit d'un mécanisme de soumission par lequel les dominés perçoivent la hiérarchie sociale comme légitime et naturelle. Les médecins sont des sachants. Une certitude qui conduit le personnel hospitalier à se dévaloriser. Ainsi, la dimension collective rejoint ma propre trajectoire. Mon complexe d'infériorité, né de mon histoire de vie, s'est exacerbé quand il s'est inscrit dans une hiérarchie professionnelle. Par voie de conséquence et au prix de quelques années, mon désir d'écriture s'est doublé d'une volonté émancipatrice. Publier ma pensée devenait donc une stratégie. Afin de bien saisir cette problématique paramédicale, évoquons la magnifique analyse d'un sociologue des professions :

« Pour sortir de sa subordination, [l'infirmière doit] découvrir un domaine où elle peut revendiquer un monopole et le maintenir, mais cela doit avoir lieu dans un cadre de travail où la santé est de fait au centre de toutes les tâches... Ce problème est celui de toutes les paraprofessions qui appartiennent à la division du travail en matière médicale (1). »

Ainsi, et pour le dire simplement, les soignants doivent concevoir un champ conceptuel échappant au pouvoir des médecins. Il leur revient d'élaborer un savoir propre, une connaissance spécifique s'émancipant de la délégation. Or, cette nécessaire construction intellectuelle relève à la fois d'une exigence – le développement de l'écriture professionnelle – et d'une perspective : la recherche en soins.

Fort de cette assise, continuons d'analyser mon parcours personnel et soulevons les difficultés d'une telle démarche.

Écriture et formation professionnelle

Mon désir d'émancipation m'a conduit naturellement vers la formation de cadre de santé. Je souhaitais à la fois conquérir une zone d'autonomie et une capacité d'agir sur le quotidien hospitalier. Mais cette année d'enseignement n'a pas révolutionné mon rapport à l'écriture. Pourquoi ? Pour une raison fondamentale. À l'époque, le cursus ne se doublait pas d'un parcours universitaire. Or, nos dominants – les médecins – relèvent de cette légitimité académique. Et, nous devons, nous paramédicaux, nous engager sur la même voie. Pourquoi ? S'agirait-il d'un simple désir de mimétisme de la part de dominés ? Je ne le crois pas. À l'approche de la quarantaine, j'ai souhaité reprendre des études universitaires, mon travail professionnel ne m'offrant plus de possibilités d'évolution. Or, mon inscription à l'université a bouleversé mon rapport à l'écriture. Certes, j'ai acquis suffisamment de connaissances pour alimenter mes propos mais un seul fait m'a permis de franchir le Rubicon : mon directeur de thèse approuvait mes écrits. Par son regard, je m'autorisais désormais à coucher mes pensées sur le papier. Je devenais capable de produire mes propres analyses, de les verbaliser puis de les soumettre au regard d'autrui. Ainsi, selon moi, la relation à l'écriture professionnelle se fonde sur trois socles incontournables :

• Le désir d'écrire

• La nécessité de l'empreinte universitaire

• Le regard d'un sachant agissant comme une validation académique

Les partenariats entre les universités et nos propres cursus offrent un cadre favorable à l'émergence d'une véritable connaissance paramédicale. Mais les IFCS ne doivent pas céder complètement aux sirènes du management et de la gestion. Ces techniques offrent des solutions pragmatiques aux difficultés hospitalières. Elles sont nécessaires mais notre progression ne peut se satisfaire de leur seul regard. Nos métiers relèvent du savoir-faire et la rupture générée par la formation cadre doit permettre d'aller bien au-delà de l'application de recettes prédéfinies. En cela, l'approche des sciences compréhensives comme la sociologie ou la psychologie, reste fondamentale. Au-delà de notre capacité d'agir, nous devons développer des perspectives conceptuelles rendant notre pensée autonome. Notre liberté est à ce prix. Seules nos aptitudes à comprendre puis étudier le « monde » nous permettront d'écrire pour le bien des patients et de nos professions.

Ensuite, l'écriture rejoint le monde du sport dans le sens où seul l'entrainement permet de progresser. J'ignore le nombre de pages que j'ai tapées à deux doigts sur mon clavier. Au fil des années, j'ai perçu mes changements de style, le développement de mon vocabulaire et je reste persuadé qu'il faudrait continuer encore et encore... Ce n'est pas fastidieux car, après quelques épreuves, le désir rejoint le plaisir : le plaisir de se lire, de lire autrui et de partager... « À la question ``Pourquoi écrivez-vous ?'', Françoise Sagan ripostait ``parce que j'adore ça''. Eh oui. Écrire c'est d'abord aimer écrire, non ? Juste parce que vous aimez jouer avec les mots, les assembler, les associer ; créer (2) ».

Aussi, au crépuscule de ma carrière, je me suis offert une seconde phase émancipatrice... L'écriture nourrit, pour moi, une nouvelle vie. Peut-être qu'avec l'âge, le désir de laisser une trace, aussi infime soit-elle, se conjugue avec le plaisir des mots.

Vers une autre écriture

Comme je le mentionnais en introduction, j'ai réintégré un cursus universitaire dans le milieu des années quatre-vingt-dix. Au fil des rencontres et des lectures, je me suis orienté vers une formation en sociologie. Et la lente construction de ma thèse de doctorat s'est nourrie d'un rapport singulier aux mots. Je me suis attaché à l'étymologie, à l'évolution des termes à travers le temps et à leur polysémie. Souvent, ils me révélaient des dimensions symboliques insoupçonnées. À titre d'exemple, j'ai découvert que le vocable « cadeau » renvoyait, au XVIIIe siècle, à des fêtes galantes, que l'expression « un cadeau empoisonné » évoquait l'adultère, la mise à mal de l'ordre établi par le pouvoir de la séduction. Ainsi, on ôte le papier cadeau comme nous déshabillons l'être que nous chérissons.

J'ai cultivé cette approche avec infiniment de plaisir et elle a construit mon rapport à l'écrit. Je me suis d'abord consacré à l'étude de l'hôpital. J'ai tenté d'éclaircir quelques petits mystères de mon quotidien professionnel. Cette démarche a conduit à la rédaction de plusieurs ouvrages et articles de sociologie au cours d'une quinzaine d'années. Puis, j'ai souhaité m'affranchir des contraintes de l'écriture scientifique. Ne plus référencer mes propos, ne plus devoir étudier une succession d'auteurs pour affirmer ma pensée. Je voulais donner libre cours à mon imagination, animer des personnages, libérer le champ des possibles. Il ne suffit plus d'écrire, l'important est de conter... Car, en définitive, écrire, c'est « ra-conter »... Afin d'entraîner le lecteur vers des au-delàs de son quotidien.

Aussi, maintenant, je suis écrivain, auteur de romans policiers. Pourquoi ? Pour la simple raison que les intrigues me fascinent. Elles suggèrent des perspectives, entrelacent des situations, fondent une énigme qui, comme le cadeau, doit être dévoilée. Ce processus constitue un formidable vecteur de l'imagination, de la curiosité. Qu'elle soit petite ou grande, qu'elle traverse l'histoire ou qu'elle émerge d'un banal fait divers, l'énigme me fascine comme elle fascine nombre de lecteurs.

Pour conclure, mon désir d'écrire m'a conduit sur des contrées très éloignées de la radiologie. Mais je reste convaincu que notre rapport à l'écrit conditionne notre devenir de soignants et qu'il aboutira, inexorablement, à la création d'une véritable filière universitaire dédiée aux paramédicaux. Et ce, malgré les jeux de domination qui traversent le champ de la santé.

Bibliographie de l'auteur

    (1) E. Freidson. La profession médicale. Paris, Payot : 1984, page 76.

    (2) https://lacommunautedesmots.skyrock.com/3326040874-PRATIQUE-DE-L-ECRITURE-1-RAPPORT-A-L-ECRITURE.html (consulté le 14/01/2021).