La réforme du mode de financement des établissements de santé - Objectif Soins & Management n° 279 du 01/02/2021 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 279 du 01/02/2021

 

Économie de la santé

Didier Jaffre  

Déjà présente dans Ma Santé 2022, reprise dans le Ségur de la santé de juillet dernier, la réforme des modes de financement des établissements de santé poursuit sa route. Enclenchée dans les soins de suite et de réadaptation, puis en psychiatrie (même si la mise en œuvre opérationnelle de la réforme a été reportée au 1er janvier 2022 compte tenu de la crise de la COVID 19), pour les hôpitaux de proximité, les urgences depuis le 1er janvier 2021 (avec un décret à paraître prochainement), et demain la médecine, les soins critiques, comme l'a annoncé le Ministre des Solidarités et de la Santé, cette réforme poursuit un seul objectif :

Réduire la part liée à l'activité proprement dite, pour ne pas faire dépendre les financements des hôpitaux exclusivement de cette variable, et ainsi contrebalancer les effets pervers (course aux chiffres, sélection des malades les plus rentables, mais également appauvrissement de l'hôpital par la course à la rentabilité coûte que coûte). C'est ainsi que pour chacune des spécialités citées, le nouveau mode de financement s'appuie sur trois compartiments :

• une part populationnelle

• une part liée à l'activité

• une part liée à la qualité des soins

selon des pourcentages et des modalités de définition spécifiques à chaque spécialité. A chaque fois la dotation dite « populationnelle » représente environ 50 % du mode de financement, tandis que celle lié à la qualité représente environ 5 %.

Mais cette approche populationnelle en est-elle vraiment une ? Jusqu'à présent les différentes politiques menées au cours de ces 40 dernières années ont été des politiques de l'offre : maîtrise des dépenses par les tarifs (quel que soit leur mode de calcul), contingentement des autorisations d'activités de soins et numerus clausus, selon la fameuse hypothèse considérant que l'offre crée la demande.

Et pourtant à chaque fois il a été proclamé et écrit qu'il s'agissait de répondre aux besoins de la population, sans pour autant les prendre en compte. Car il est beaucoup plus facile de travailler sur l'offre que de partir des besoins.

De la difficulté à définir les besoins en santé

Notion floue, le besoin présente un caractère subjectif. « On a autant besoin de ce qu'on veut, qu'on veut ce dont on a besoin », comme disait le regretté Claude Le Pen, économiste de la santé. L'appréciation d'un besoin, qui traduit un sentiment de manque, dépend de l'environnement de l'individu, de l'évolution des techniques, des mentalités de la société. Le besoin évolue dans le temps et dans l'espace.

Multiplicité des déterminants

Cette complexité s'accentue en santé, dans la mesure où la santé couvre elle-même un champ très large. Les déterminants de la santé sont autant biologiques que sociologiques ou économiques. Il convient également de distinguer le besoin ressenti du besoin exprimé : le besoin ressenti ne s'exprime par forcément par une demande de soins.

Enfin le système de soins joue un rôle essentiel dans le processus de transformation du besoin en demande dans la mesure où il induit une majeure partie de la demande de soins. Ainsi, si la demande de soins est couramment utilisée pour évaluer le besoin en soins hospitaliers, il faut garder à l'esprit, d'une part que le besoin en soins appréhende le besoin de santé par le biais des moyens mis en œuvre, et d'autre part que le besoin en soins simultanément sous-estime le besoin réel en santé lorsque le besoin ressenti ne se transforme pas ou pas intégralement en demande ; et le surestime si le médecin induit une demande qui ne correspond pas véritablement à un besoin ressenti.

Besoins latents et besoins ressentis

On distingue aussi les besoins latents (perçus ni par les professionnels de santé, ni par les personnes) et les besoins ressentis (tantôt pas exprimés par les personnes, tantôt exprimés et/ou non reconnus par les professionnels). En fonction de ce caractère subjectif du besoin, nombreuses sont les définitions et les approches du besoin en santé. On peut retenir comme définition du besoin hospitalier les caractéristiques démographiques, sanitaires, sociales, économiques et culturelles des populations qui devraient bénéficier des services financés par le système hospitalier.

Estimation des besoins

Si la définition des besoins est complexe, leur estimation l'est tout autant. Elle nécessite que des efforts spécifiques soient entrepris mobilisant au mieux les données disponibles dans un cadre cohérent. Toute une série d'indicateurs permettent d'appréhender le besoin en santé, mais il n'en existe pas un qui résumerait toutes ces approches :

• Les déterminants de santé : démographie, environnement physique et social, indicateurs socio-économiques, comportements, habitudes de vie et facteurs de risque, organisation et activité de l'offre de soins ;

• L'état de santé : morbidité, mortalité ;

• Les conséquences des problèmes de santé : incapacités, utilisation des services, consommation des médicaments.

Il est toutefois possible d'appréhender les besoins à minima, en partant notamment de la structure par âge et par sexe de la population et de modes de consommation hospitalière. Ceci suppose cependant de disposer d'un système d'information performant sur les besoins, par agrégation des données produites par les multiples organismes des pouvoirs publics.

Mais surtout face à la complexité deux attitudes ont pour l'instant été observées :

• La réduction des besoins à des objectifs quantitatifs mentionnés dans les différents documents de planification de la puissance publique : que ce soit la carte sanitaire, puis les schémas régionaux d'organisation des soins, puis les projets régionaux de santé, tous prétendent définir les besoins de santé de la population et proposer des objectifs pour mieux y répondre. Or force est de constater que tout au plus les besoins sont appréhendés par des objectifs quantitatifs de l'offre de soins. Les objectifs en termes d'implantation d'équipements matériels lourds et d'activité de soins en sont la plus belle illustration : on appréhende les besoins par un nombre d'autorisations maximum à délivrer sur un territoire donné. Mais où sont donc les besoins de la population dans une telle approche ?

• S'enferrer à vouloir rechercher et définir de la manière la plus précise possible les besoins, en construisant des modèles sophistiqués mais tellement compliqués à utiliser que finalement on y renonce et on revient sur une bonne vieille politique de l'offre avec ses indicateurs solides. Il ne sert à rien de vouloir définir le besoin comme le Saint Graal. L'important n'est pas tant que les indicateurs soient justes ou précis ; il faut au contraire se lancer, même avec des imperfections, qui seront corrigées au cours du temps. Car nous disposons aujourd'hui, y compris avec l'intelligence artificielle, de toutes les données nécessaires pour caractériser les besoins de santé d'une population.

D'une approche institutionnelle à une approche populationnelle

Deux approches de la planification peuvent être distinguées, l'une institutionnelle, l'autre populationnelle. Davantage complémentaires que concurrentes, elles relèvent de deux logiques différentes, la première centrée sur l'offre, la seconde centrée sur la demande. Jusqu'à présent force est de constater que l'approche institutionnelle a été privilégiée par les pouvoirs publics, même si dans les derniers schémas régionaux de santé une tentative d'approche par les besoins a été appréhendée. Cette prédominance s'explique par la difficulté à définir, à évaluer et à localiser les besoins de santé comme nous venons de le voir dans le paragraphe précédent.

Alors que l'approche institutionnelle ou organisationnelle sert la logique de l'organisation, c'est à dire celle de l'offre de santé, l'approche populationnelle privilégie les besoins de la population. Or, si la référence à la population et à ses besoins est clairement affichée dans les textes, force est de constater que la logique institutionnelle est particulièrement présente dans la conduite de la politique de santé, dans la mesure où son objet principal consiste à élaborer et à veiller à la réglementation de l'activité et du fonctionnement des offreurs de santé par l'édition de normes. Dès lors la satisfaction des besoins apparaît plus comme une contrainte que comme un objectif à atteindre.

L'approche institutionnelle pour la planification sanitaire part des offreurs de santé, puis évalue leur fonctionnement, leurs forces et leurs faiblesses, et enfin les adapte en fonction des normes et des référentiels préétablis, en se fondant sur l'hypothèse qu'ils répondent aux besoins de la population.

A l'inverse, adopter une approche populationnelle pour la planification sanitaire, c'est partir des besoins de la population et adapter le système de l'offre de santé à ces besoins. Ces besoins sont alors caractérisés par les données démographiques (structure par âge et par sexe), socio-culturelles (catégories socioprofessionnelles, niveaux de revenu, d'éducation), épidémiologiques (mortalité et morbidité), comportementales (flux de population). La politique de santé, et en particulier la planification, ont alors pour finalité d'adapter l'offre de santé à ces besoins.

Complémentarité des approches

Il est certain que ces deux approches relèvent plus de la complémentarité que de la substituabilité, et qu'un compromis entre les deux doit être trouvé. La planification sanitaire doit être fondée en premier sur l'étude des besoins de la population, mais il est impossible de faire fi des ressources de santé existantes, de leur localisation, de leur mode de fonctionnement et de leurs spécialités. La solution consiste alors à rechercher l'adéquation entre besoins et offre de santé, en prenant pour appui l'étude des besoins et non l'étude de l'offre.

L'offre de santé doit s'adapter aux besoins voire même les anticiper. On l'évalue en termes de qualité, de quantité et on apprécie la pertinence. L'étude des besoins vise en quelque sorte à identifier le marché potentiel, sa structure actuelle et son évolution dans le temps. On peut retenir trois méthodes pour l'étude des besoins :

• La méthode des besoins normatifs : des experts définissent des besoins théoriques par rapport à une norme (par exemple déterminer les besoins en personnel et en équipement pour soigner telle maladie). Ces besoins sont ensuite extrapolés au moyen de données épidémiologiques et démographiques.

• La méthode des objectifs de prestations : des objectifs de production et de distribution des services médicaux sont élaborés en tenant compte à la fois des besoins théoriques, des souhaits éventuels des individus et des conditions économiques.

• La méthode des besoins souhaités par la population, c'est à dire tels qu'ils sont ressentis.

Proposition d'un modèle

Un modèle idéal de planification partant de l'identification des besoins et des problèmes à résoudre peut être envisagé :

• Connaître la morbidité de la population générale et les risques auxquels elle est exposée, par l'intermédiaire des outils épidémiologiques existants.

• Traduire cette connaissance des besoins, qualitatifs et quantitatifs, en actions de prévention, de soins et de réadaptation. La perception des besoins varie selon que l'on se place du point de vue de la population, des élus, des professionnels, ou des gestionnaires.

• Déduire de ces besoins l'organisation des services et des équipements nécessaires, avec les moyens en personnels suffisants.

La planification populationnelle part ainsi des attentes des usagers : souhait d'un hôpital plus humain (dimension relationnelle dans la prise en charge), souhait d'une coordination des soins (continuité des soins et de la prise en charge), une exigence d'accessibilité et de proximité.

Conclusion

La définition de la fameuse dotation populationnelle dans la réforme du mode de financement des établissements de santé, quels que soient les soins, sera déterminante. Sur quels critères sera-t-elle définie ? Le risque serait de la définir sur la base de la consommation de soins uniquement, en reprenant finalement l'activité de l'année n-1 pour définir in fine une sorte de dotation socle qui constituerait donc la dotation populationnelle. Or en quoi la consommation représente-t-elle les besoins ? Quid des caractéristiques socio-économiques de la population desservie et de son accès/recours aux soins ? Sans compter qu'après plus d'une année de crise, il sera bien difficile d'avoir une année de référence qui soit significative. Des indicateurs simples doivent être utilisés : volume de population, pondéré par des facteurs comme l'âge, le sexe, la précarité, la morbidité. Il sera utile ensuite de corriger par les entrées et les sorties d'un territoire. Ce sont sur ces sujets que les comités régionaux d'allocation des ressources, composés des acteurs locaux, devront réfléchir, pour ne pas reproduire un pseudo modèle populationnel finalement fondé sur l'offre institutionnelle. Mais pour une fois, osons ! c'est aussi l'enseignement de la crise de la COVID 19 : les établissements de santé publics et privés se sont unis pour répondre aux besoins gigantesques des populations touchées. Cette solidarité a été permise car le financement finalement s'est adapté aux besoins : finie la concurrence liée à la tarification à l'activité, la garantie de financement (sorte de dotation globale avec ses avantages et ses inconvénients) a permis la complémentarité. Nous devons en tirer les enseignements et ne pas reproduire un modèle de financement qui accentuerait à nouveau les phénomènes de concurrence entre établissements de santé. Car finalement celle-ci n'est pas compatible avec des objectifs de santé publique et face à une crise comme celle que nous vivons depuis plus d'un an.