L'écriture en formation - Objectif Soins & Management n° 279 du 01/02/2021 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 279 du 01/02/2021

 

Sur le terrain

Dossier

Jean-Marie Revillot  

L'écriture est constamment présente et prégnante dans nos parcours depuis notre plus tendre enfance ; sur les bancs de l'école, l'élève découvre la langue, les lettres, les mots, les phrases. Au seuil de ses études, elle se rappelle au futur soignant notamment lors de la réalisation de son mémoire professionnel ; pour de nombreux étudiants, elle s'apparente à une véritable épreuve tant le passage à l'écrit peut réveiller des peurs, des humiliations ou des traumatismes de l'enfance. L'écrit va ensuite être constant dans la pratique de l'aide-soignant, de l'infirmier, du médecin notamment quand il relate des transmissions sur le dossier du patient. Enfin, elle peut être éprouvée en formation dans des situations d'exercices pédagogiques ou dans le cadre de la recherche.

Mais à chaque fois, elle épouse une forme particulière tantôt académique, objective, technique, tantôt plus romancée, poétique, magique en fonction des circonstances.

Pour le professionnel, l'écriture peut être un obstacle (j'ai peur d'écrire), un manque (je ne sais pas écrire), une envie (j'aime écrire) et même un besoin (je me réalise par l'écriture). Le passage à l'écriture ne laisse jamais indifférent quand retentit l'écho d'une histoire, d'une expérience, d'une blessure ou d'un souvenir heureux.

Comment passer d'une écriture académique, pragmatique parfois contraignante à une écriture plus poétique, tournée vers soi, plaisante, engageante ? Quels sont les freins et les atouts de ces différentes formes de langage prosaïque ou poétique [1] ? Quel intérêt l'écriture peut revêtir dans l'apprentissage et la professionnalisation ?

L'écriture suscite le questionnement tant de celui qui écrit que de celui qui accompagne le professionnel dans cette démarche. L'objet de cet article est de répondre à ces interrogations et de montrer comment cheminer avec celui qui « entre en écriture » [2] dans un contexte de formation.

La complexité de cet article pour son auteur est d'être à la fois lui-même dans la démarche d'écriture, impliqué, éprouvé et en même temps dans la distanciation et la réflexion pour structurer et construire la réflexion qu'il va livrer au lecteur. Deux postures sont à l'œuvre et vont s'entremêler dans cette production.

Deux logiques dialogiques de l'écriture : la prose et la poésie [3]

Pour comprendre la force de l'écriture en formation, il est important en tout premier lieu de définir et de différencier deux logiques d'écriture qui trouvent leur force dans ce que Morin [4] nomme le principe dialogique. Ce principe remonte à Platon qui le définit comme l'articulation de notions antagonistes. Darwich [5], poète palestinien, illustre magnifiquement ce principe de l'articulation entre deux logiques de l'écriture, la prose et la poésie : « La plus belle parole est celle qui se situe entre une poésie qui ressemble à la prose et une prose qui ressemble à la poésie ».

Le pari de cet article est de signifier comment le principe dialogique opère dans les écrits des soignants et permet que perdurent et soient reconnues différentes dimensions du soin. Nous citerons ainsi au fil des pages quelques extraits d'écrits glanés en formation ou dans des notes professionnelles et personnelles de soignants qui illustreront à chaque fois ces notions d'écriture prosaïque et poétique.

L'écriture prosaïque

Pour Morin [1], l'écriture prosaïque se reconnait dans l'apparence de nos discours, de nos actes, de nos gestes scientifiques et techniques. Elle tend à préciser, dénoter et définir parce qu'elle facilite le raisonnement et la perception du quotidien. Elle se situe du côté du pratique et du fonctionnel ; le soignant la mobilise pour décrire sa pratique avec le patient quand est induit en amont un souci d'opérationnalité et d'objectivité. La réglementation fait obligation aux professionnels de fournir des écrits fonctionnels, accessibles et compréhensibles par tous, professionnels et patients (loi du 4 mars 2002).

La tendance dominante des discours politico-économiques dans nos institutions de soin valorise une dimension rationnelle, comptable, formalisée avec une traçabilité objectivable des activités propice à l'écriture prosaïque. Ces injonctions peuvent, du reste, conduire à une hyper-prose dans un mode de vie monétarisé, parcellarisé, compartimenté, atomisé face à un contexte bureaucratique écrasant. On peut l'illustrer par le nombre de procédures qui ont été écrites depuis un an face à la pandémie de la Covid 19, notamment celles concernant l'utilisation des masques, des gestes barrières qui habillent les murs partout dans les lieux publics. On va retrouver la même hyper-prose pour la campagne de vaccination où de denses protocoles sont produits actuellement par les ARS.

Illustrons notre propos par les consignes qui ont été écrites en cas de contact avec une personne testée positive à la Covid 19 :

Il est recommandé, pour se protéger et protéger les autres, de suivre les consignes suivantes :

– s'isoler ;

– réaliser un test en suivant les indications données par l'Assurance Maladie ;

– surveiller son état de santé.

Quand je lis ces quelques phrases, qu'est-ce que je ressens ? Le texte me renvoie une certaine froideur, les mots utilisés sont académiques, clairs et usuels. Les phrases sont courtes, objectivables. Les consignes n'invitent pas au débat puisqu'elles sont plutôt ordonnables.

Un autre exemple :

L'écriture dans un dossier de ce soin :

Cible : Deuil non résolu chez un patient dépressif.

Actions : Proposition d'entretiens infirmiers 1 fois par semaine.

Résultat : Permettre au patient de verbaliser sur la mort de son frère et d'exprimer ses émotions.

Dans cette illustration de transmissions ciblées, l'écriture est factuelle, univoque, catégorisée et standardisée. Le style est direct et les « états d'âme » sont bannis. Le plus court chemin est recherché pour transmettre à l'équipe dans une logique informative, selon un fonctionnement optimal d'économie de temps et de pensée, utile et précieux dans le travail quotidien. La conception de la santé est plutôt biomédicale c'est-à-dire centrée sur le trouble « ciblé » à traiter.

L'écriture poétique

L'écriture poétique [1] utilise la connotation, la métaphore, l'analogie, les significations qui entourent chaque mot ; elle ouvre au symbolique et au magique ; quand il la manie, le soignant retrace son expérience intérieure vécue en situation au cœur de la vie subjective et donne au lecteur « le sentiment d'une vérité humaine essentielle » [6]. Avec l'état poétique, nos rêves humanistes sont sources dans la vie.

L'œuvre poétique, dans l'ensemble des valeurs sociales ne prédomine pas sur les autres valeurs... mais elle nous protège contre l'automatisation, contre la rouille qui menace... [7].

Voici un extrait de l'écrit de Jonathan Brun, infirmier qui s'adresse aux patients dans un style poétique [8].

Quand je lis ce texte, je sens monter une émotion forte et dans la profondeur des propos, je rencontre en moi l'humain avec ses conceptions et son amour inconditionnel de l'autre. Il y a dans cet écrit, la force du don et le sens selon moi, de ce que veut dire « soigner ». Nous sommes dans une conception holistique de la santé centrée sur la co-construction du soin.

Les deux logiques de l'écriture proposées par Morin [1] et que nous venons de développer, revêtent des objectifs bien différents, transmettre l'information et faciliter la sécurité dans les soins avec l'écriture prosaïque ou réfléchir sa pratique et participer à la professionnalisation du soignant avec l'écriture poétique.

L'écriture poétique réflexive et professionnalisante dans laquelle « le processus même de l'écriture influerait sur les formes de pensée de celui qui écrit » [9], conduit à reconsidérer la manière de voir les actions relatées et à identifier les compétences mobilisées. Et c'est la finalité de la méthode du storytelling. J'ai en mémoire de nombreuses expériences en formation au sein desquelles j'ai mobilisé l'écriture ; j'ai rapidement été conquis par la force de cette méthode sur le développement professionnel [8].

La méthode du Storytelling en formation

Cette méthode peut aussi bien être mobilisée dans une approche constructiviste en proposant au participant d'utiliser le récit narratif pour raconter une histoire dans laquelle il a été impliqué avec un patient que dans le socioconstructivisme où il s'agira de mettre les participants en capacité d'élaborer en sous-groupe, des récits qui seront partagés avec les autres.

Le storytelling [10] est une méthode utilisée en formation sur une structure narrative du discours qui s'apparente à celle des contes ou des récits romancés. Littéralement : Raconter une histoire. Ces histoires servent de vecteurs pour faire passer des messages plus intimes avec un degré d'implication important. Cette méthode invite le conteur à parler en son nom à la première personne [11] mais il peut aussi mettre en scène un autre auteur de l'histoire (le patient) comme si c'était lui qui se racontait. L'émotion est au premier plan dans le récit parce qu'en effet elle touche les participants et les rend plus réceptifs. Autrement dit, il faut passer par l'émotion pour atteindre la raison. « En poésie, toute idée, toute pensée doit d'abord passer par les sens...et elle s'arme de la fragilité humaine pour résister à la violence du monde » [5].

Comment lier les histoires et le storytelling à la pédagogie ?

Le storytelling est un des moyens les plus efficaces pour toucher son public-cible. En tant que formateur, vous placez les participants dans le rôle du conteur. Si vous voulez qu'ils se rappellent des moments forts par exemple quand la relation avec le patient a été empreinte d'implication et d'engagement, vous aurez à intégrer intelligemment le storytelling dans votre stratégie de communication. Les histoires ne mettent pas seulement les choses dans leur contexte, elles transmettent des émotions et appellent à l'interaction et à la réflexion. Et c'est exactement le type de réactions que vous souhaitez déclencher. C'est une démarche inventive de questionnement des potentialités, des difficultés plutôt qu'un répertoire de recettes. Elle met la créativité au cœur de la professionnalisation parce qu'il s'agit de reconstruire l'expérience que le sujet vit, éprouve et recrée.

Les caractéristiques [10]

• La montée en puissance de l'histoire est essentielle, les complications et les forces allant crescendo jusqu'à un point culminant (point le plus haut en intensité émotionnelle).

• La descente s'amorce ensuite.

• Accrocher l'auditoire, qui peut être considéré comme un personnage de l'histoire, avec le suspense, la curiosité, l'humour, l'étonnement ou le doute.

• Éveiller des images dans la tête et le cœur de l'auditoire.

Exploitation

• La pratique réflexive par le storytelling participe à la construction (et reconstruction) des savoirs expérientiels dans un cadre éthique avec des objectifs généraux.

• On peut définir quelques axes de réflexion à partir des récits :

- Explicitation, compréhension et regard critique ;

- Apprentissage sur soi, sur son expérience ;

- Réflexion rétrospective et prospective.

Les moteurs du retour réflexif peuvent être multiples

• Problème à résoudre ;

• Crise à dénouer ;

• Décision à prendre ;

• Autoévaluation de son action ;

• Recherche de sens ;

• Lutte contre la routine ;

• Conflit relationnel ;

• Frustration ;

• Reconnaissance de ses compétences.

Extrait de storytelling [12]

Cet écrit ne se limite pas à une description, la démarche implique celui qui écrit et renvoie à l'image qu'il a de lui-même. Il faut un sujet capable de dire « Je » prêt à rencontrer en lui sa sensibilité, ses conceptions et à les reconnaitre lors du temps réflexif qui suit la lecture du récit.

Très souvent, ce moment pédagogique lui permet de prendre conscience de ses compétences et de valoriser sa pratique. Il s'agit bien des savoirs expérientiels qui émergent dans l'écriture. Dans l'extrait de Fabre, l'histoire ainsi racontée, permet de repérer combien le soignant est attentif à la souffrance de Jean-Luc, à son désarroi et combien il sait se montrer présent, attentif et disponible pour l'aider à reconstruire son histoire chaotique du fait de la défaillance de sa mémoire. La conception de la santé est centrée sur le développement de la personne.

Le passage à l'écrit engendre un processus de reconstruction de la situation qui se donne à voir à partir du vécu subjectif de son auteur. En formation, quand j'invite les participants à se mettre dans la démarche en petits groupes, ils doivent prendre le temps de créer les conditions pour partager dans une certaine intimité. Ils cherchent les mots, hésitent, griffonnent, rayent et recommencent. Parfois l'exercice provoque des fous rire, de la joie, parfois de la concentration et d'autres émotions. Mais jamais il n'indiffère et les productions, au moment où elles sont lues, diffusent une ambiance d'une rare intensité qui irradie tant les participants que le formateur. C'est là réellement que se situe l'apprentissage dans le questionnement, l'accès à soi et à son humanité dans une activité de soin relatée au singulier.

Ainsi donc le rapport à l'écrit conjugue-t-il intimement les dimensions affectives, cognitives, relationnelles et sociales [13]. L'écriture permet dans les échanges qui suivent, le développement d'une posture réflexive, l'apprentissage par l'expérience et la conceptualisation de cette expérience.

Conclusion

La logique d'écriture mobilisée par le soignant dépend de l'objectif fixé et s'enracine dans une conception de la santé et du soin ; de ce fait, le soin exige d'être traduit de manière dialogique par ces deux logiques d'écriture afin de mobiliser différentes conceptions qui permettent l'accompagnement du patient vers son projet :

Biomédicale par une écriture prosaïque pour transmettre l'information, l'expertise et assurer la sécurité du malade,

Psychosociale ou développementale par une écriture poétique pour expliciter et réfléchir sa pratique grâce à l'émergence de savoirs expérientiels et de compétences en acte.

C'est bien ce que reflète et traduit l'écriture convoquée dans les soins et la formation.

Bibliographie

    « Lorsque vous êtes perdus au fond d'un lit ou égarés dans votre esprit, vous n'avez pas à vous lever seuls dans la souffrance, nous sommes là et c'est pour mieux comprendre les murmures de vos tourments que chaque jour nous nous penchons vers vous. Et par votre confiance, c'est ensemble que nous nous redressons.

     

    Vous qui remplissez ces lits, vous inspirez ma vie, vos sourires et vos larmes sont autant de cadeaux que j'accueille chaque jour avec un profond respect et une immense gratitude.

     

    Alors pleurons et rions ensemble, souffrons et guérissons ensemble, chutons et marchons ensemble, naissons et renaissons ensemble car c'est ici que l'essentiel réside, dans nos grandes défaites et nos belles victoires, le lien qui nous unit est indéfectible, il s'agit de l'humanisme qui est en chacun de nous et qui s'anime lorsque nous sommes ensemble.

     

    Sans soignés, pas de soignants, sans Vous, pas de Nous ».

    « Un travail de mémorisation et de soutien fut engagé pour permettre à Jean-Luc de remonter dans son histoire de vie. Les premières semaines furent laborieuses et peu concluantes. Jean-Luc terminant maintenant ses entretiens en pleurs. Il traversait des moments d'angoisse difficilement supportables. Les mêmes questions récurrentes et obsédantes tournaient sans cesse dans son esprit : « qui suis-je ? où sont mes parents ? qu'est-ce qui m'arrive ? que vais-je devenir ? ».

     

    Un jour, un rayon de soleil traversa le ciel obscurci de sa mémoire défaillante. Alors qu'il regardait une émission de télévision sur la cathédrale Notre-Dame-et-Saint-Privat de Mende, chef-lieu de la Lozère, le déclic tant attendu se produisit. Il le tenait le fil de son histoire. Il venait de cette région, c'est certain. De façon diffuse, il se souvenait maintenant d'une grande maison, de moutons, de vaches, de champs fleuris et de la cueillette des jonquilles. Il se souvenait d'enfants, d'impression de bonheur et de grande tendresse. Il avait été heureux, il en était sûr. Aujourd'hui sa mémoire lui faisait défaut. Elle l'empêchait de renouer avec ce bonheur perdu mais l'espoir de retrouver son chemin lui redonnait confiance. Chaque détail retrouvé, éclairait son sourire et le portait dans son combat contre lui-même. Au fil des entretiens journaliers, il évoqua plus précisément une maison isolée, une ferme, un village. Il parlait de couchers de soleil, de la douceur du soir, de souvenirs agréables vécus à... Impossible de se rappeler.