L'isolement sans la rêverie bachelardienne - Objectif Soins & Management n° 278 du 01/12/2020 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 278 du 01/12/2020

 

Le sens des mots et des idées

So Straga  

Certains le recherchent activement tandis que d'autres le fuient sans répit : je veux parler de l'isolement. Depuis l'avènement des open-spaces dans les organisations, le besoin de s'isoler se ressent parfois intensément, cruellement. Où trouver un endroit qui permet de ralentir un peu, de rêvasser, sans être directement taxé de flemmardise ? Quinze années qu'on n'en peut plus de partager les conversations professionnelles et surtout privées des collègues de bureau.

DE L'ISOLEMENT DESIRÉ À L'ISOLEMENT CONTRAINT

Depuis que la Covid-19 a fait irruption, toutes les vies professionnelles s'en retrouvent chamboulées. Le bureau reste inchangé, mais la fréquentation a drastiquement diminué : deux ou trois chaises d'écart sont obligatoires entre deux travailleurs ; le nombre maximum de personnes autorisées dans le même espace semble scrupuleusement comptabilisé et affiché sur les portes...Les gens sont sommés de rester éloignés les uns des autres, de se croiser le moins possible, de ne pas se toucher, de ne pas manger ensemble et surtout de ne plus parler sans un masque couvrant nez et bouche. Et comme toutes ces mesures ne sont pas suffisantes, le gouvernement a ordonné un couvre-feu : interdiction de flâner dans les rues après une certaine heure, en l'absence de justificatif ad hoc. Même les sans-abris sont priés de ne pas rester dans l'espace public... Par quel phénomène l'état d'isolement tant convoité un instant peut-il être à ce point honni en d'autre temps ?

La réponse pourrait venir de l'obligation ou non de s'isoler. Choisir l'isolement parce qu'on a besoin de cette quiétude pour se retrouver est décrit comme source de bien-être. Tandis que subir l'isolement parce que la crise sanitaire l'impose provoque un sentiment non encore perçu précédemment. Durant la première vague du corona virus, on pouvait voir fleurir des comptes sur les réseaux sociaux prônant les bienfaits de l'isolement ; l'isolement était considéré comme un instant privilégié dans notre mode de vie, un moment de lévitation, un interlude qui, s'il était bien exploité, pouvait nous amener à enfin trouver la voie...Le confinement devait permettre de prendre le temps d'explorer son moi intérieur. Mais, rester chez soi alors que ce n'est pas la période de vacances, rester chez soi sans pouvoir s'enivrer d'activités sportives ou artistiques, rester chez soi sans rencontrer ses amis ou sa famille, rester chez soi sans avoir de but précis, rester chez soi en attendant le déconfinement qui signifie la sortie du tunnel, c'est ça aussi l'isolement actuel. Dans ces circonstances, chaque escapade nécessaire pour l'approvisionnement de produits essentiels devient une fête qui transporte de joie et d'allégresse.

ISOLEMENT ET SOLITUDE

Le confinement, certes isole, mais accentue-t-il pour autant un sentiment de solitude ? L'isolement social auquel la population est confrontée en ce moment empêche le contact social au sens physique du terme, c'est-à-dire qu'il entrave les interactions habituelles. De cette nouvelle situation peut naître ou non le sentiment de solitude, d'ailleurs il est tout à fait reconnu que l'on peut se sentir seul alors qu'on a une vie active, comprenant de nombreuses interactions avec son environnement et les personnes qui le jalonnent. Arrêtons-nous à la comparaison entre deux mondes : la chambre d'une habitation banale et la chambre d'un hôpital. Quelles sont les différences ou les similitudes qui vont faire que l'occupant se sentira ou non isolé en raison du confinement sanitaire ? Sachant par ailleurs que le confiné d'une chambre domestique dispose également des autres pièces de la maison pour supporter son confinement.

De la chambre domestique

Considérons une chambre domestique décorée avec goût, offrant une ouverture vers la nature via une fenêtre savamment orientée. Cette chambre demeure le lieu de repos onirique de tout un chacun. Conventionnellement, la chambre est un lieu de sommeil ; on l'investit avec l'objectif de s'y reposer, parce que physiologiquement, l'humain doit se reposer, se déconnecter pour être capable à nouveau de produire une certaine quantité d'énergie. Avec ce but, la place à la rêverie reste indispensable, d'ailleurs chaque individu déploie un rituel propre lui permettant d'entrer dans le sommeil. La chambre chez soi est un espace qui en principe laisse place à la rêverie ; on y entre frais, nettoyé des affres de la journée, on se glisse dans un lit au calme et afin d'entrer dans le sommeil, on éteint la lumière tout en fermant les yeux. Lorsqu'on est enfermé et bridé dans ses mouvements, la capacité d'imaginer un autre environnement devient crucial. Le philosophe Gaston Bachelard (1884-1962) disait qu'imaginer, ce n'est pas percevoir, c'est au contraire mettre le réel à distance. On peut imaginer en reproduisant sa propre perception ou on peut imaginer en déformant les images fournies par la perception de manière à se dépasser vers un imaginaire créatif qui transcende la réalité. L'imaginaire créatif selon Bachelard ne sert pas juste à enjoliver l'existence, mais permet à l'individu d'habiter le monde. L'imagination, la rêverie serait sans aucun doute une manière de combattre l'isolement dû au confinement. Afin d'atteindre ce mécanisme, la pensée de l'individu doit être dépourvue de tout autre pensée négative ou chargée d'émotion négative. En l'absence de toute maladie, de nombreuses émotions négatives peuvent limiter l'imagination des personnes confinées : absence de revenus financiers, besoin de suppléer à l'enseignement scolaire des enfants, maladie d'un proche, etc. À l'instar de ces personnes incapables de combattre l'isolement par l'imaginaire, le patient dans sa chambre d'hôpital n'est pas non plus outillé pour s'extirper de son antre.

À la chambre hospitalière

Le lit hospitalier n'est en rien semblable au lit domestique. Nul ne choisit le lit hospitalier en espérant y passer une nuit paisible. Bien que des efforts soient déployés depuis quelques années, les chambres d'hôpital n'en restent pas moins des espaces inconfortables en termes de décor, d'ambiance, d'intimité et surtout de bruit ambiant. Au fil des époques, de communes, les chambres d'hôpital sont devenues doubles ou individuelles ; d'ailleurs, les chambres individuelles sont également qualifiées de chambres « seules ». Le patient seul dans sa chambre d'hôpital est-il plus affecté par le confinement ? Le confinement accentue-t-il le sentiment de solitude du patient ? Avec la Covid-19, certains phénomènes décrits ci-après augmentent le sentiment de solitude.

• La distanciation physique d'un mètre cinquante pour tout le monde et la barrière de protection que forment les équipements contre les infections portées par les soignants.

• L'absence de toucher de compassion ; les échanges d'émotions verbales se réalisent à travers un masque chirurgical au minimum et ne s'accompagnent plus du toucher rassurant de la main du prestataire déposée sur l'épaule.

• L'interdiction de quitter sa chambre pour se balader dans les couloirs de l'hôpital ou aux alentours.

• L'annulation des ateliers de groupe, du passage des bénévoles.

• L'arrêt pur et simple des visites ayant pour but d'éviter des circulations intempestives de potentiels porteurs de virus au sein des institutions.

Dans ces conditions, le patient conscient est-il en mesure de développer son imagination créatrice, unique source échappatoire à l'isolement mortifère ? Le sentiment de solitude du patient est d'autant plus intense que son esprit est parasité par la maladie pour laquelle il est hospitalisé. Il n'est pas dans un contexte serein lui permettant de s'évader par l'esprit vers d'autres contrées ; il reste seul avec ses doutes.

MAINTENIR LES LIENS : UNE MISSION HOSPITALIÈRE

Si la mission des équipes hospitalières est de soigner les personnes tout en les protégeant des risques majorant leur maladie, leur devoir est de tout faire pour les aider à guérir. Dans cet effort, les prestataires ne doivent pas négliger ce besoin humain fondamental qui consiste à partager avec ses proches son vécu afin de diminuer son angoisse. L'isolement et l'absence de soutien émotionnel des proches semblent être deux des facteurs hautement déterminants en santé. La population, mais aussi les professionnels sous-estiment largement l'impact du soutien social en le plaçant en 11ème position.

Durant la première vague, les soignants ont agi avec précaution et ont suivi les recommandations à la lettre. Nombreuses sont les équipes qui ont tiré des leçons de cette première vague afin d'améliorer le vécu du patient dans les vagues suivantes. Parmi les faiblesses retenues, l'absence de contacts sociaux sous diverses formes est apparue comme très important. Alors comment agir pour contrer ce sentiment d'isolement dans les institutions hospitalières ? Mobiliser du personnel autre que des infirmiers (psychologues, assistants sociaux, médiateurs interculturels, administratifs, ...) afin d'encadrer un processus d'accompagnement qui maintienne au maximum un lien entre le patient et ses proches.

• Échanges vidéo via tablettes

• Visites encadrées des proches au patient

• Communication des nouvelles sur l'évolution du patient de manière proactive vers les proches

• Accompagnement de fin de vie, même en dehors des soins palliatifs

• Possibilité de recueillement auprès des patients décédés

De cette manière, l'hôpital contribue à mieux soigner les personnes, en tenant compte d'un des besoins les plus fondamentaux : le besoin de reconnaissance dans son vécu. Le refus pur et simple du sentiment d'isolement dû au confinement sanitaire, en autorisant le patient à maintenir un lien avec les personnes qui sont indispensables à sa propre survie. Ces liens peuvent alors à leur tour fabriquer des souvenirs qui seront les perceptions de départ à l'imagination créative qui ouvre la voie des rêveries bachelardiennes.

(1) Loin des yeux, proche du cœur disponible sur : https://uclouvain.be/fr/decouvrir/loin-des-yeux-proche-du-coeur-le-lien-social-au-temps-du-coronavirus.html