L'éducation thérapeutique pour sa (la) Santé ? - Objectif Soins & Management n° 278 du 01/12/2020 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 278 du 01/12/2020

 

Éthique

Jordan Ajouaou*   Catherine Nativel**  

L'éducation thérapeutique a le vent en poupe, chacun y voit ce que l'autre devrait faire pour vivre avec la maladie chronique. Mais sa pratique n'en est pas moins complexe, cum-plexus, avec des plis dans lesquels se cachent ses difficultés, plis qu'il faut apprendre à déplier avec le patient pour aborder ces difficultés à dispenser ou recevoir l'éducation thérapeutique.

En effet, nous sommes convaincus que l'éducation thérapeutique est un soin. Or le soin, comme l'a défini l'HAS en 2007, est un ensemble cohérent d'actions ou de pratiques mises en œuvre pour participer au rétablissement ou à l'entretien de la santé d'une personne.

L'éducation thérapeutique (ETP), voie incontournable pour gravir les abruptes de la maladie chronique, est inscrite dans le parcours de soins. Elle trace la carte des possibles, ouvre à la circulation les chemins de l'apprentissage qui relient une maladie et des personnes - soignées comme soignantes - vers une meilleure compréhension de la pathologie et un vécu plus qualitatif de celle-ci.

Dans le ciel de celui à qui elle est annoncée, la maladie chronique change radicalement le paysage, (et dans une moindre mesure pour le professionnel qui découvre cet accompagnement spécifique). Les longues plaines de la santé font place à une végétation foisonnante avec laquelle la personne atteinte devra désormais composer. Terrains complexes ou reliefs accidentés qui demandent une attention plus grande pour suivre leurs chemins. La marche devient tout à coup moins aisée. On y trébuche, se relève, indéfiniment.

Troisième naissance (1) pour le patient mais à coup sûr aussi, nouvelle naissance pour le soignant qui doit se confronter à ces accompagnements longs pour lesquels il a été peu préparé et dont la guérison n'est plus l'enjeu.

La personne diabétique avec pour seule boussole un capteur de glycémie, le jeune professionnel avec son manuel d'ETP ; le chemin est long, leur relation primordiale. Deux êtres : soignant, soigné, différents dans leurs questionnements, leurs objectifs et pourtant parfaitement et ontologiquement semblables dans leur condition humaine. Si leur vulnérabilité les rapproche, comment parcourir le chemin ensemble quand les premiers écueils apparaissent ?

ETP : autoroutes et chemins de traverse

Un atelier éducatif qui ronronne, un programme autorisé par la HAS, des personnes soignées qui acquièrent de nouveaux savoirs, un rituel rassurant, une gestuelle : tout va bien. Les jours passent et pourtant quelque chose ralentit la marche. Un petit grain de sable, têtu, pugnace fait tout à coup claudiquer. C'est une grille d'entretien aux cases trop étroites, devenue impossible à remplir, l'ombre grise d'un refus de soin, ou encore, un patient qui revient sans cesse pour décompensation, devenu désespérant de ne jamais réussir et à qui on va finir par discrètement imputer l'inobservance et la faute d'un échec thérapeutique.

Aux résistances des personnes soignées s'opposent en sourdine celles des personnes soignantes. Pour avancer, il devient nécessaire pour le soignant de se délester de ses propres certitudes et autres croyances. Car cette voie royale qu'est l'ETP pour accompagner les malades dans ces longs parcours, voie institutionnelle, celle des programmes, des référentiels, se fait parfois l'écho d'une réalité moins lumineuse. Elle peut aussi devenir une machine à réduire les patients en êtres à transformer, à guérir, à rendre autonome, ou à éduquer, seulement capables de nouvelles compétences que la science et les évaluateurs de La Santé auraient choisis pour eux. La formation médicale ou paramédicale conditionne naturellement les soignants à ces approches droites, directes, presque violentes qui viennent en partie de la médecine d'urgence, la médecine de l'aigu, la médecine des connaissances et des savoirs... Mais pas que : en éducation thérapeutique il existe aussi ces grandes artères qui viennent de l'evidence-based medicine (2), mais aussi des concepts d'autonomie, de normes et d'outils pédagogiques. Formidables, à la seule condition de ne pas devenir normatifs en cherchant à contraindre le soin, en essayant de faire entrer les apprentissages dans une grille à remplir pour les soignants, des programmes, des demandes de chiffres et de résultats pour les financeurs. Ces grandes artères sont bien sûr indispensables, elles sont propices aux apprentissages techniques, aux savoirs. Elles cadrent les fonctions de chacun donnant des limites nécessaires, rassurent, et dans une certaine mesure, soignants et soignés s'y retrouvent. Néanmoins le voyage ne peut se réaliser seulement sur ces autoroutes, il se déroule aussi sur de petites routes, des chemins de traverse, voire dans une nature sans chemin.

Sur les cartes de sa santé, la personne diabétique découvre une topographie inédite : falaises des premiers risques pris, plaines verdoyantes de périodes d'équilibre, longs fleuves de chiffres, côtes morcelées de ce que l'on considère – à tort – comme des échecs répétés.

Pour s'orienter dans ces paysages aux reliefs redessinés par la maladie, il devient prudent de s'équiper d'un compas qui permet de lire à une autre échelle : celle de l'éthique.

ethique et ETP

En effet, le questionnement éthique semble pouvoir nous conduire à interpeller l'éducation thérapeutique et ses modalités qu'une routine ou des certitudes empêchent d'interroger, qu'un regard rapide pourrait embrasser trop simplement, pour redonner du sens, et aborder les concepts qu'elle véhicule, non plus comme des baromètres infaillibles mais comme des chemins possibles, discutables parfois, à discuter toujours.

Alors oui, dans ce long périple le regard philosophique est précieux car il nous apprend à ralentir le pas pour regarder différemment ; il nous permet de porter le regard plus loin, ouvre à l'horizon des espaces de réflexion. S'arrêter, réfléchir, discuter, laisser de la place à l'incertain. La démarche philosophique nous invite à prendre conscience de la variété des paysages de la maladie, de la santé, de l'ETP même. Elle nous amène à parcourir les chemins plus discrets du questionnement, nous propose d'autres voies, une autre voix. Elle nous permet de quitter un instant ces autoroutes où soignants et soignés filent sur des chemins très, trop balisés, se croyant en sécurité, protégés par les véhicules rassurants des programmes éducatifs, des formations aux quarante heures, des référentiels, des techniques pédagogiques, et autres outils...

Elle nous amène à faire ce pas de côté, ce premier pas qui nous conduit à envisager l'éducation thérapeutique autrement, avec plus de nuances et de profondeur en la parant d'un vent d'éthique et d'une pluie de questionnements.

Soyons humbles devant nos possibilités d'aborder le patient et ses relations aux soins, dans toute leur complexité. Le bon soin visé autant par le patient que par le soignant résulte d'un questionnement partagé permettant avec le patient, son entourage, le soignant et son équipe, d'assurer la cohérence des actions d'éducation thérapeutique engagées.

Questions sur la finalité de la santé d'une personne car en effet, le malade chronique ne guérit pas et c'est toute la vie durant qu'elle devra composer avec sa ou plus souvent ses maladies chroniques. Sans questionnement éthique, le soignant le mieux formé aux soins techniques, ne peut pas répondre aux exigences du soin de l'autre, du soin relationnel, de l'éducation thérapeutique, de la thérapeutique par l'éducation, de la thérapeutique par la relation.

Dans « L'éducation thérapeutique, une aventure philosophique » (3), nous avons repéré plusieurs situations où le questionnement éthique permettait de choisir l'acte de soin à mettre en œuvre à ce moment-là pour un sujet singulier et l'accompagner à la recherche de la meilleure santé possible. Nous avons choisi d'utiliser la maladie diabétique, car c'est la maladie chronique qui, seule à notre connaissance, questionne plusieurs fois par jour le patient sur l'adaptation de son mode de vie et de son traitement médicamenteux, toute sa vie durant. La maladie diabétique est un paradigme pour aborder les enjeux tant pour le patient que pour le soignant de l'éducation thérapeutique. Charlotte, la soignante, Jacques le malade et Théodule, le philosophe de service nous accompagnent avec leurs réflexions : Qu'est-ce que nous apprend la maladie chronique ? Qu'est-ce que la santé du malade chronique ? Comment vivre avec une maladie chronique ? Que faut-il mieux faire ?

Qu'est-ce que nous apprend la maladie chronique ?

« Quand on me contredit, on éveille mon attention, mais non ma colère ; je m'avance vers celui qui me contredit, qui m'instruit. La cause de la vérité devrait être la cause commune de l'un et de l'autre. » (4) Charlotte, Jacques et Théodule n'ont pas le même « point de vue ». Alors ou bien les points de vue s'opposent, chacun croyant voir de son point de vue la totalité, comme dans la fable des aveugles qui découvrent l'éléphant, l'un comme un serpent parce qu'il a perçu sa trompe, l'autre comme un arbre parce qu'il a perçu son genou, un troisième en percevant une défense le décrit comme une lance... Tous ne percevaient qu'une partie de la vérité et ce n'est que par le dialogue favorisé par un tiers de passage qu'ils ont pu reconstituer la réalité. Ou bien les points de vue se renforcent, et lorsque que les points de vue s'enrichissent, ils permettent de trouver avec le patient le bon soin souhaité et délivré.

Qu'est-ce que la santé du malade chronique ?

Pas de questionnement éthique sans réflexion philosophique sur la maladie chronique, le normal et le pathologique, et la santé. Ainsi nous espérons que l'impuissance, souvent perçue par le soignant comme par le soigné, soit davantage une aide pour avancer qu'une impasse de découragement. En effet la santé d'une personne est bien d'appréciation subjective, et n'est pas La santé telle que le discours scientifique peut l'appréhender. Or le conflit entre l'appréciation collective et individuelle, entre l'appréciation subjective et objective, entre l'appréciation du soigné et du soignant est du ressort de la réflexion éthique qui guide le soignant dans le soin relationnel d'éducation thérapeutique.

Comment vivre avec une maladie chronique ?

Nous analysons différentes situations de vie avec la maladie chronique depuis son annonce, et ce qui en découle : une nouvelle naissance dans un nouveau monde.

Comment vivre et progresser avec la maladie chronique ? Comment aider le patient par la pédagogie ou l'accompagnement ? Comment aider à passer d'un écosystème hostile à un « écho-système » hospitalier ?

Que faut-il mieux faire ?

Cette question, tout soignant se la pose plus ou moins consciemment, car tout soignant, comme tout patient, ressent le besoin d'être considéré comme sujet de soins plutôt qu'objet de soins. Cette position de sujet appelle le questionnement. Comment décliner l'alliance, l'autonomie, le courage, la relation pour tendre vers le bon soin ? Comment éviter le biopouvoir et développer sa sagacité ?

Il n'y a pas une seule bonne réponse, mais plusieurs pour choisir la meilleure action à ce moment-là, pour ce patient-là, par ce soignant-là. Une action en cohérence avec les autres, celles du patient, de son entourage, des autres soignants, et avec soi-même, pour participer au rétablissement ou à l'entretien de la santé d'une personne avec l'éducation thérapeutique.

(1) Philippe Walker, L'éducation thérapeutique au risque de la réflexion philosophique, Paris, Connaissances et savoirs, 2018.

(2) R. Chvetzoff, G. Chvetzoff, J.-P. Pierron, « Du compas à la boussole : de l'Evidence Based Medicine au sens de la relation de soin. Réflexions à partir de la recommandation de la Haute Autorité de Santé concernant l'autisme », Éthique et santé, Paris, Masson, 2012, 9, 161.

(3) Philippe Walker, illustrations de Laurence Chambenois, L'éducation thérapeutique, une aventure philosophique, Paris, Lamarre, à paraître.

(4) Michel de Montaigne, Les essais, Sur l'art de la conversation, Paris, Gallimard, 2002, Livre III, Chapitre VIII, p. 1119.