Être représentatif ou ne pas l'être - Objectif Soins & Management n° 277 du 01/10/2020 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 277 du 01/10/2020

 

Ressources Humaines

Dossier

Marc Grassin  

Poser la question de la représentativité réclame de se détourner au préalable de la lecture strictement politique et sociale pour la ramener à celle de l'attitude personnelle et du comportement. Pourquoi devrions-nous l'aborder sous l'angle de la psychologie personnelle et de la relation alors qu'ordinairement elle est appréhendée sous l'angle de la fonction ou du mandat reçu dans un espace public de discussion et de négociation ? Parce ce que « l'art qui s'occupe de l'âme, je l'appelle politique » affirme Platon. La philosophie politique antique voyait dans la figure du philosophe le modèle idéal de la représentativité politique et sociale. S'il pouvait diriger la cité, c'était parce qu'il dépassait son propre intérêt en visant l'unité et l'intérêt du tout.

En dépassant les intérêts particuliers tout en les reconnaissant, le philosophe travaillait à l'harmonie du corps social, chacun ayant une place reconnue dans l'économie générale de la cité. La segmentation des rôles (la cité idéale dans La République de Platon est constituée de trois classes, les gouvernants, les producteurs et les gardiens) constituait moins une hiérarchie qu'une complémentarité. Chacun avait à remplir sa fonction et ce excellemment. C'est d'ailleurs le sens même de la notion de vertu (arete) : être excellent dans ce pour quoi on est fait. En ordonnant l'intérêt particulier à l'intérêt de l'ensemble, et l'ensemble au Bien, la cité pouvait devenir juste. Mais cette vertu suprême que Platon appelle « justice » est un combat qui ne se limite pas à une question de régulation sociale. Elle réclame un combat intérieur, une éthique propre à chacun pour « réaliser en l'âme la plus belle des harmonies ». Il n'y a pas de cité juste, si ses gouvernants ne le sont pas.

C'est la raison pour laquelle le gouvernant est représenté, là encore idéalement par la figure du sage, celui qui par l'ascèse et le travail de la raison, se dégage de son propre intérêt. Si le sage « gère » la cité, s'il peut parler et décider en lieu et place de l'autre, c'est parce qu'il est un homme de bien. Lorsqu'il perd l'horizon du bien, l'homme est perdu et la cité avec. C'est la critique que Platon fera à la démocratie athénienne, livrée aux sophistes et aux politiques qui ne représentent qu'eux-mêmes et leur propre intérêt dans un pragmatisme et un goût du pouvoir qui poussent à rompre avec l'exigence et la rigueur dues à la « vérité ».

La représentativité n'est plus qu'une fonction

Nous sommes si éloignés de cette manière de penser que nous peinons à établir des corrélations entre l'ethos personnel et l'ethos politique. Les logiques de segmentation, de division du travail et de spécialisation, propres aux fonctionnements des sociétés contemporaines modernes, ont tendance à séparer ce qui relève de la manière d'être et de ce qui relève du faire social. En passant des éthiques du bien (Aristote) aux éthiques du juste (John Rawls), les sociétés modernes deviennent plus « fonctionnalistes » et moins « ontologiques ». La contractualité des relations sociales exige même de se méfier des risques que l'affirmation du Bien peut faire courir. Ce découplage entre le Bien et le Juste pousse à se débarrasser de l'être comme condition de la légitimité à représenter.

Être représenté : un combat pour exister

Nul besoin d'être marxiste pour reconnaître que l'économie et les relations sociales sont au cœur de conflits d'intérêts et de rapports de force travaillés par des intérêts particuliers potentiellement concurrents. La chaîne de valeur de l'économie productiviste, le partage ou non des périmètres du pouvoir tant au niveau des savoirs que des organisations ont renforcé les logiques de segmentations. Vivre ensemble est une « lutte pour la reconnaissance ». Comme le soulignent Nicole Aubert et Vincent De Gaulejac, dans l'économie générale de nos sociétés modernes, il s'agit de « faire sa place ». Avoir une place n'est plus garanti. L'identité sociale s'est progressivement vue remplacée par l'identité organisationnelle, elle-même fortement soumise à des changements permanents. Être reconnu dans sa compétence, être entendu, tenir son rôle et sa place exigent de plus en plus d'investir l'espace médiatique pour être visible et l'espace public pour négocier. Plus que jamais, être représenté est une nécessité. Il est significatif que les invisibles (ceux qui ne parlent pas ou ne sont pas entendus) ne pèsent pas dans les décisions, Les pré-carrés de la décision et de l'exercice du pouvoir font de la représentativité au sens d'être représenté, un combat d'affirmation et de visibilité.

Représenter les tensions pour répondre à l'attente

Si être représenté est un enjeu, pour chacun, se pose la question de « qui nous représente » et « comment il le fait ».

Re-présenter est une « promesse » faite à ceux ou celles qui ne sont pas en capacité directe de défendre leur intérêt ou de faire savoir ce qu'ils savent et ce qu'ils vivent. Il y a dans la fonction de représentativité, qu'elle soit sous la forme d'un mandat confié ou simplement d'une fonction sociale exercée, un horizon d'attente qui oblige du fait de se voir confier par un autre le présent et le devenir de ses conditions d'existence et de travail. Il s'agit d'une responsabilité éthique au sens de P. Ricoeur, celle de « rendre compte parce qu'un autre compte sur nous ».

Re-présenter à la place, parler au nom ou pour l'autre, porter l'intérêt de l'autre au-delà du sien propre est un « pour l'autre » dans les limites définies par les cadres de la fonction sociale. C'est toujours dans un contexte défini par le rôle préréglé de la relation sociale que la représentativité prend corps.

Le cadre de santé est représentatif dans la limite de sa fonction, dans son domaine d'intervention, à travers ses compétences propres et les interactions qu'il gère. Certes, mais le cadre est une fonction de traverse. Garant du fonctionnement de l'organisation au regard des limites de sa mission, mais surtout des hommes et des femmes qui la rendent possible, le cadre cristallise les tensions même de l'activité sociale dont il a la charge. Il représente ce qui doit « être fait » et en même temps « ce qui pourrait l'être autrement ». En tant que cadre, il représente la norme, la règle, la loi ou toute autre forme d'obligation reconnue comme nécessaire, mais il représente aussi immédiatement les possibles écarts à ces obligations, les marges de manœuvre, les pratiques innovantes, les freins et les irritants de ce dont il est le garant.

A représenter la norme, le cadre ne représente que lui-même, à représenter la tension, la limite, il représente l'autre. C'est au bord du cadre (c'est-à-dire au cœur de la tension entre norme et liberté), au bord de la limite de soi-même que l'on représente le mieux son objet et son terrain. Car il n'y a de réalité qui ne soit immédiatement l'objet de tensions qui déforment les limites définies par le corps social et la pratique. Le rôle du cadre est de porter le jeu de tensions et de déformations possibles pour redéfinir sans cesse les règles du jeu. C'est une fonction d'équilibriste entre la norme et la liberté, entre l'applicatif strict et l'ajustement qui réclame une volonté et des qualités personnelles qui ne sont pas strictement données par la fonction.

Être représentatif : une manière d'être

Le statut et la fonction ne sont jamais suffisants pour rendre légitime à représenter. Être représentatif est un art de faire et une manière d'être. La légitimité est d'abord une affaire de reconnaissance réciproque. En ce sens, la crise de défiance vis à vis de la représentation politique est significative et devrait nous interpeller. L'exemplarité, la rigueur, la cohérence, les valeurs morales sont aujourd'hui revendiquées comme des vertus pour exercer un mandat. L'espace public ne saurait s'humaniser si ceux qui le font n'ont pas les « soft skills » pour établir des relations sociales humaines. Ces compétences personnelles et éthiques sont donc attendues pour que la confiance s'établisse. Elles ne sont que la formulation contemporaine pour dire que la manière d'être n'est pas une option mais une condition pour le bon fonctionnement d'un collectif humain. Ainsi pour représenter correctement et être reconnu en tant tel, il faut être un homme ou une femme de « Bien », soucieux du bien. Chacun est appelé à bien se comporter et à travailler à sa manière de faire, soucieux de « tenir compte », non seulement de son corps d'appartenance, mais surtout de l'ensemble des acteurs pris dans les mailles du filet de la complexité de notre réalité. La confiance accordée et donc la possibilité de « s'en remettre à » pour porter ses intérêts particuliers dépend de l'engagement et de la probité intellectuelle.

De quelles qualités le cadre a-t-il besoin pour être reconnu ?

A l'image du sage platonicien, il doit d'abord n'être d'aucun camp. S'il est le garant du bon fonctionnement, il n'est pas le bras armé d'une idéologie ou d'un corporatisme mais celui qui veille sur les multiples enjeux et tensions pour que la mission et les personnes soient respectées au mieux. Cela suppose qu'il est un « intellect librement flottant » pour reprendre une formulation de Karl Mannheim. Il doit être d'abord libre pour mieux être « libre avec » afin de pouvoir assumer et porter les tensions, contraintes et contradictions du fonctionnement social. Le cadre est reconnu lorsqu'il est vigilant à lever « les angles morts » de l'organisation auquel lui-même participe, sans cesse sur la ligne de crête pour mettre à jour les nouveaux espaces possibles d'ajustement. Il pourra établir ainsi le bon niveau de reconnaissance qu'il lui sera accordé pour être considéré comme représentatif.

Cette reconnaissance reçue suppose la reconnaissance de la compétence de l'autre et de sa légitimité à dire ce qu'il a à dire et à vivre ce qu'il vit. C'est sans doute le plus grand défi, accepter que l'autre sache ce que nous ne savons pas, voit ce que nous ne voyons pas, vit ce que nous ne vivons pas. Accorder à l'autre une réelle compétence et légitimité est la condition fondatrice de la reconnaissance. C'est le jeu d'une réciprocité non feinte. Faire exister l'autre au cœur même de ce que nous avons ensemble à construire ouvre un chemin d'analyse et de réflexion qui décentre de soi. C'est le chemin du dialogue des sages, au sens ancien de dia-logos (à travers la parole). Il est un chemin où l'on reconnaît « apprendre de » et où l'on devient par cela même Soi-même. Ce Chemin réclame une capacité d'écoute authentique et de libérer des espaces de paroles. C'est donc dans la relation d'écoute et le « parler avec » que le cadre peut se revendiquer d'être représentatif. Il ne le sera jamais absolument et définitivement, il ne pourra jamais s'en prévaloir. Il ne peut que le recevoir comme une marque de reconnaissance donnée et un élan à porter comme sa raison d'être quelque chose de l'autre.

Comme pour le sage, il doit avec patience travailler cette exigence intérieure qui est plus que jamais une exigence et une compétence de la représentativité.

Pour aller plus loin