Lutte contre le coronavirus - Objectif Soins & Management n° 276 du 01/09/2020 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 276 du 01/09/2020

 

Ressources Humaines

Dossier

Benjamin Becker  

Lorsque la crise dite du Covid-19 éclata, aux vues des difficultés et nécessités inhérentes à l'anticipation d'un afflux massif de patients aux portes de nos hôpitaux français, et positifs au Covid19, les soignants devenus administratifs dans les établissements de soins ont été invités à gonfler les rangs des personnels des services de réanimation. Ceci nous a permis d'appréhender l'organisation des réponses à la crise sanitaire à travers l'objectif d'un double télescope : celui de la Direction générale d'un établissement de santé public universitaire d'une part ; celui du soignant de terrain d'autre part.

« Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes (1). »

François René de Chateaubriand

CoVid19 : un ennemi commun

A l'échelle du monde et de l'Europe

Ce que la nature a à nous transmettre, elle l'enseigne parfois avec une brutalité et une arrogance particulières. L'infection mondiale par le Coronavirus – de son doux nom vernaculaire SARS-CoV-2 et dorénavant surnommé CoVid19 – a conduit à la destruction de préjugés et de considérations de santé à l'échelle mondiale que l'on croyait inébranlables, inaltérables. En l'état pathologique, il s'agit d'un virus que l'on classe dans les agents pathogènes viraux conduisant à des syndromes respiratoires aigus sévères, dont l'évolution dramatique altère durablement le système respiratoire. Au total, dans les formes les plus graves, les patients nécessitent une intubation avec assistance respiratoire mécanique et maintien artificiel des fonctions vitales et des organes dont le sepsis associé conduit à la destruction, parfois irréversible (traitement vasopresseur pour maintenir la tension dans un moyenne jugée physiologique, système d'épuration extrarénale (encadré 1) en cas d'atteinte aigüe de la fonction rénale, oxygénation par membrane extracorporelle.

Partie de la région de Wuhan en Chine qui en devient par là même le berceau pandémique, elle a rapidement conquis la planète, indexée à une mondialisation effrénée et une propension adjacente aux voyages internationaux professionnels ou de loisir (2). Aussi, l'infection a rapidement gagné l'Europe par la porte d'entrée italienne, et notamment la région lombarde du Nord. Submergée par une vague qu'elle n'a pas vu venir, et qu'elle a été bien incapable de prévoir et d'anticiper, elle a très rapidement déploré des centaines de morts par jour, dépassant même les 969 morts le 29 mars 2020 (3) Non pas, certes, payant le tribut d'une médecine arriérée ou d'un système de santé vétuste ou inadapté aux réalités de santé mondiales actuelles. Bien au contraire. L'Italie, notamment les régions du Nord, témoignent d'une avancée scientifique médicale majeure en Europe, et d'établissements publics de santé de pointe, dont la qualité est au moins équivalente à celle de ceux qui assoient la renommée des pays du Nord de l'Europe, et de la France notamment (4).

Mais, comme d'autres pays, elle a été partiellement inapte à supporter l'adaptation si rapide et la réorganisation indispensable de son offre de soins sur tout le territoire afin de pallier l'afflux exponentiel de malades. Et c'est en cela que l'ensemble des pays européens, à l'exception de l'Espagne peut-être, doit se sentir redevable de l'Italie ; en ce qu'elle a servi d'exemple macabre pour le reste de l'Europe. En tout cas, elle nous a laissé le temps en France de nous organiser et d'adapter nos capacités d'accueil et d'absorption des flux exceptionnels de patients, afin de tenter d'en sauver le plus grand nombre.

A partir du début du mois de mai, et alors qu'une partie de l'Europe parlait déjà de déconfinement, l'épicentre de la maladie s'est déplacé de l'Europe de l'ouest vers les États-Unis d'Amérique qui ont très rapidement atteint le million de contaminations. Il est toutefois intéressant de constater que les choix stratégiques de confinement n'ont pas été du tout identiques à ceux retenus par les pays d'Europe ; et notamment par la France, l'Italie, l'Espagne et le Royaume-Uni, pays les plus sévèrement atteints. Le Gouvernement de Donald Trump ayant préféré la sureté de l'économie et la reprise rapide du travail par les États-Uniens. A ce jour, début juin où nous reprenons cette analyse, l'Afrique semble s'être prémunie d'une pandémie qui aurait pu lui adjoindre une catastrophe démographique sans précédent, et l'Amérique du centre et du sud semble avoir succédé à l'Amérique du Nord, avec toutefois un recul majeur du nombre quotidien de contaminés à l'échelle mondiale.

L'Hexagone parmi les plus endeuillés

En France, l'épidémie est arrivée par la région du Grand-Est, qui gagna rapidement l'Ile-de-France et les Hauts-de-France, révélée par le journal d'information Capital le 17 mars 2020 (5). Certains épidémiologistes et infectiologues avancent la thèse d'un rassemblement d'Evangélistes tenu du 17 au 21 février 2020 dans la ville de Mulhouse, précise le magazine Le Point (6), Mulhouse est le 5 avril, la plus concernée par l'épidémie, dénombrant plus de 1 000 morts dans ses établissements de soins publics.

Très vite, au niveau du pays, le Gouvernement prend enfin la mesure considérable d'une pandémie mondiale et d'un risque majeur d'essaimage de l'épidémie : les mesures de confinement total (voir encadré no 2) sont annoncées par le Président de la République, Emmanuel Macron, à compter du 17 mars 2020 (7) Mais il est déjà trop tard... Des milliers (voire des millions) de citoyens contaminés à la CoVid19 se sont éparpillés à travers le territoire français.

Cette période de confinement a fait couler beaucoup d'encre, et animé bien des débats concernant tant sa justification que les modalités de mise en place. La nation française, par essence et par histoire, est une nation belliqueuse, revendicatrice, parfois agressive, rapidement encline à enfreindre le règlement et à témoigner une revendication régulière de l'ordre établi (8, 9) Certains prêchaient en faveur d'un abus de pouvoir concernant un virus qui ne les concernaient pas, révélant parfois l'expérience, d'un égoïsme latent, inadapté et inconcevable. Un individualisme marqué, accouché d'une insouciance, d'un défaut de connaissance ou d'une irresponsabilité partagée (10). D'aucuns par ailleurs soutenaient une irrationnelle privation de liberté, dont la capacité d'aller et venir à souhait semblait de fait s'en faire le déposant le plus intime (11).

Le déconfinement a été arrêté en Conseil des Ministres et annoncé fin avril pour le 11 mai. Il s'est fait par étapes successives, et avait vocation à relancer la machine économique en permettant aux français de se rendre de nouveau sur leur lieu de travail. Dans un second temps, les parcs, les plages et les lieux publics ont réouvert à la fin du mois de mai. La réouverture totale des restaurants, bars et lieux publics a été prononcée le 2 juin. Certaines grandes manifestations devant rassembler plus de 5 000 personnes ont été reportées à l'année prochaine.

La nation à l'épreuve de la solidarité

Toutefois, un ensemble de corps de métiers était dispensé de ces prérogatives injonctionnelles de confinement afin d'assurer un service minimum et vital pour la survie de chacun, mais également de l'économie française. Des métiers indispensables comme les pharmaciens de ville, les magasins alimentaires, les forces de l'ordre... et bien sûr, les soignants (nous y incluons dès à présent l'ensemble des professionnels de santé, médicaux et paramédicaux, hospitaliers, libéraux, d'EHPAD (12), d'associations, de maisons spécialisées... Comme la force d'un seul Homme). Des soignants à qui, d'ailleurs, et à bien des égards, il a été témoigné d'immenses formes de soutien et de solidarité, acclamés comme les Héros qui partaient au front combattre le virus (après tout, le Président de la République avait clamé par 6 fois que « nous [étions] en guerre » lors de son allocution télévisée du 17 mars 2020 à 20 h), et ainsi, devaient nous sauver tous. Laissant voguer à l'oubli d'autres professions toutes aussi méritantes et indispensables, en proie à tout autant de risques de contamination par la population, de tomber malade, voire de mourir. Nous souhaitions également à travers ce témoignage leur rendre un prompt et franc hommage. Merci à elles et eux tous, qui ont œuvré et combattu aux côtés des soignants durant des semaines !

Et cette solidarité, par ces milliers de formes d'expression par lesquelles elle a été témoignée, a bien sûr participé de l'entretien des forces et des motivations à combattre sur le terrain du soin contre le coronavirus. Elle s'est développée sur plusieurs plans, et de plusieurs façons, révélant par là même ce que les individus et le pays avaient de meilleur en eux, et de plus beau à offrir (13) : de l'entraide et de la solidarité. Et nous voulons pour exemple le plus marquant les milliers de marques de soutien et d'encouragement de citoyens confinés chez eux et qui, tous les soirs à 20 h, et à l'instar d'autres pays européens, se donnaient rendez-vous à leurs fenêtres et à leurs balcons pour les applaudir. Dès lors, l'analyse de cette forme d'affection nationale a permis de lever le voile d'une intrigue par trop souvent mise à nue : l'ensemble des professions de santé jouissait encore, et plus que jamais, d'une reconnaissance sans faille, voire d'une admiration aux yeux de la société et de chacun des maillons indispensables qui en composent la chaîne (14). Ces marques d'affection nous avaient déjà été démontrées lors des attentats de Paris et contre Charlie Hebdo en 2015 (15), très vite négligées par la population sitôt l'ordre rétabli et la crainte apaisée.

Mais également, et à bien des égards, il a même semblé que ces preuves de soutien prenaient parfois l'aspect d'une certaine empathie sociétale (16), pouvant même s'apparenter à une forme de compassion (17). C'est ainsi qu'à travers tout l'Hexagone, des milliers d'entreprises ont livré toutes sortes de choses pendant des semaines (alimentation, matériel médical : masques ou respirateurs qui ont rapidement fait défaut...), ou ont proposé des services souvent bien utiles (chauffeurs de taxi ou hôtels mis à disposition des soignants, développement de la télémédecine et de logiciels de gestion à distance, créneaux horaires prioritaires et réservés aux soignants dans certains magasins, garde d'enfants de soignants à domicile...). Ces innombrables témoignages de solidarité et de fraternité envers les plus fragiles et les plus précaires nous permettent de nous souvenir que la bonté naturelle telle que Rousseau nous l'avait enseignée (18), ainsi que l'empathie interindividuelle (19) fondent le socle indispensable au bon fonctionnement de notre société.

L'ensemble de la période difficile que nous avons traversé a été assouplie et rendue bien moins désagréable par l'ensemble des actions citoyennes de solidarité et de réconfort (20). Et malgré toutes ces évidences, gages d'une forme particulière d'affection qui nous ont été données de voir, chaque jour davantage, nous pensons dès lors pouvoir avancer que le témoignage le plus fort, le plus sincère et le plus apprécié par la communauté soignante (surtout le plus utile à chacun d'entre nous) aura été, à quelques rares exceptions près qui, fort heureusement, n'infirment pas cette vérité le respect presque partout des règles du confinement. Plus qu'une injonction étatique, il répondait d'un véritable élan populaire, inhérent au #stayathome (21) lancé sur les réseaux sociaux. « C'est un petit pas pour un homme, un bond de géant pour l'humanité », aurait prononcé en son temps Neil Armstrong (22), et ce « si petit » a pourtant été un souffle de soulagement tellement « immense » ; l'essence même d'une indicible force commune. Une preuve irréfutable s'il en est des capacités de chacun à renoncer, le temps d'un instant, à la jouissance de ses privilèges, et de se priver d'une certaine forme de liberté pour le seul bien commun, notamment pour assurer conjointement la sécurité et la survie des personnes âgées et des plus vulnérables. Soyons bien certains que les soignants y ont été très sensibles.

Mais cette solidarité s'est également retrouvée chez les soignants, et au cœur même de notre système de santé. Car « combattre » et « se soutenir » sont peut-être les deux forces les plus vibrantes et intimes de notre identité soignante. La solidarité et la résilience (23) sont deux caractéristiques quasi-innées dans le cœur de ceux qui prennent soin des autres, comme le deuxième visage constitutif de leur identité.

réingénierie de l'offre de soins

Réorganisation des territoires et renfort de l'armée

S'il est une capacité qu'il a été indispensable de mûrir rapidement et de manière indiscutable, c'est bien celle de l'adaptabilité. Et il semble que le système de santé a su s'adapter à la crise en réorganisant de fond en comble son offre de soins et le paysage hospitalier français.

Pour poursuivre sur les élans de solidarité mis en exergue précédemment, le système de santé dans son ensemble a largement porté sa part, et montré l'exemple. Nous avons précisé dans la première partie de ce témoignage que trois régions françaises ont particulièrement été impactées par l'épidémie, saturant très rapidement les établissements de santé locaux et régionaux. Bien vite, un transfert de patients s'est organisé du Grand-Est (particulièrement depuis les hôpitaux de Mulhouse, Metz et Strasbourg) puis de l'AP-HP (24) vers les régions les moins touchées (Nouvelle Aquitaine et Bretagne). Pour ce faire, des ponts aériens ont été organisés, avec le renfort inestimable du Service de Santé des Armées (SSA) et notamment du fleuron de sa flotte aéroportée – l'A330 MRTT Phénix - sans qui cette réorganisation nationale n'aurait pas été si efficace. Par l'aide et le renfort qu'elles ont apportés à la matrice soignante, et notamment en déployant près de Mulhouse son unique hôpital de campagne le 23 mars 2020 (25), les forces armées ont parfaitement su répondre aux enjeux sanitaires nationaux et aux principales missions qui lui sont attribuées : la défense du public et de ses intérêts, ainsi que la sauvegarde de la Nation (26). En parallèle de quoi elle a su à bon escient, et comme toujours, mobiliser la réserve sanitaire (27), dont le nombre d'inscrits a doublé durant les deux premières semaines de crise.

Également, d'autres moyens ont été alloués au transport de patients, incitant dès lors certaines entreprises nationalisées à apporter leur diagnostic ou à joindre leurs forces et leurs capacités d'action en faveur du collectif. Ainsi, la SNCF et certaines compagnies de transports en commun ont mis à disposition des TGV et des cars, transformés pour l'occasion en hôpitaux ambulants. La mission principale du SMUR qui est de déplacer les compétences de l'hôpital hors ses murs vers les patients (28) s'est alors exacerbée, enluminant de facto de remarquables et ingénieuses capacités d'innovation. A l'instar de patients qui, pour le dire brutalement, transitaient du Nord vers le Sud, les soignants ont également fait preuve de générosité, d'altruisme et d'entraide en « migrant » le temps de quelques jours vers les régions acculées à une activité de soin devenue incontrôlable. De Lorient, Nantes, Bordeaux, Toulouse, Nîmes, Montpellier... tous les établissements de santé publics qui disposaient des capacités techniques et des richesses humaines suffisantes ont envoyé du personnel formé aux risques « crises et catastrophes », ou aux gestes et techniques de réanimation et/ou d'urgence, qui demandent un certain savoir-faire et des connaissances adaptées. Par binôme ou plus, ils se sont ainsi rendus dans les régions du nord de la France pour porter main-forte, voire secours à des consœurs et des confrères en nombre insuffisant, notamment dans les hôpitaux publics de Paris. Des établissements parisiens qui, soulignons-le, manquaient déjà cruellement de personnel suffisant dans les réanimations en des temps plus ordinaires (29), ayant conduit à un mouvement de grève nationale de plusieurs semaines en 2019. De surcroît, partout en France, on a pu assister au spectacle saisissant de cadres administratifs hospitaliers, d'étudiants, de retraités, de libéraux, de confinés... qui se sont portés spontanément volontaires pour venir renforcer les services de réanimation, de médecine et de soins continus (notamment en s'inscrivant sur une plateforme en ligne « renfort-covid.fr » spécialement conçue), parfois même après de nombreuses années sans avoir pratiqué. Plus que les qualités que nous avons précédemment évoquées, c'est bien de courage dont il s'agit là. Assurément, les soignants sont des individus foncièrement courageux ; voire téméraires. « J'ai appris que le courage n'est pas l'absence de peur, mais la capacité à la vaincre », écrivait Nelson Mandela (30). Aucune citation, nous semble-t-il, ne saurait mieux dépeindre ce dont on fait preuve les soignants depuis le début de cette crise.

Une collaboration privé/public sans précédent

Enfin, il paraît pertinent d'évoquer une collaboration particulière entre les établissements de santé publics et privés, qui se sont également organisés pour faire face à la crise. Cette volonté affirmée de la Fédération de l'Hospitalisation Privée française d'épauler l'institution publique dans la résolution de la crise a été annoncée dès ses prémices par son Président Lamine Gharbi le 11 mars 2020 dans un communiqué de presse (31). Ainsi, par une mise à disposition de certains de ses respirateurs prêtés aux établissements publics, de ses services de réanimation réorganisés pour pallier la crise, notamment après la déprogrammation des activités chirurgicales non urgentes... l'hospitalisation privée française a joué sa carte dans ce funeste jeu engendré par le CoVid-19 et accepté le tribut qu'il a imposé en en payant le prix. C'est d'ailleurs l'ensemble des organisations infrastructurelles des hôpitaux qui se sont modifiées, avec des déprogrammations massives d'interventions chirurgicales considérées comme non urgentes, ainsi que de certains protocoles médicaux et de recherche mis en attente, en vue du double objectif de libérer du personnel pour les services de médecine aigüe et spécialisée, ainsi que de matériel d'anesthésie normalement utilisé dans les blocs opératoires et les salles interventionnelles (drogues d'induction, produits anesthésiants, sondes d'intubation, respirateurs, matériel de surveillance hémodynamique...). Dorénavant, et afin de permettre aux établissements de santé publics français d'« absorber » les patients CoVid-19+ et de les prendre en soin, les urgences traumatologiques et orthopédiques, viscérales, vasculaires, digestives... ont bien souvent été confiées au secteur privé.

Cela soulève donc la question du devenir de ces patients mis transitoirement au banc du système de soins par nécessité, voire obligation anticipatrice. Des patients dont il faudra honorer les programmes de soins initialement prévus lorsque la crise sera stabilisée, et rattraper un retard considérable. Mais également, ceteris paribus sic stantibus, reprendre les dossiers de soins de patients atteints de maladies chroniques que la crise aura mis en « standby », mettant de facto en lumière les faiblesses d'action (sinon de considération) de nos politiques publiques quand il s'agit d'assurer avec qualité une démarche de suivi des patients dits « chroniques », « polypathologiques » et « handicapés » (32, 33).

Les institutions sanitaires s'organisent déjà pour permettre à chacun de pouvoir prétendre à des congés bien mérités. Au total, concernant cette solidarité du privé vers le public et à l'égard des patients et de l'offre de soins française dans sa très large dénomination, gageons qu'elle ne soit pas oubliée dans les tréfonds de ce retour à la normale que l'on espérait depuis quelque temps, dont le dernier glas sonnera à l'annonce de la troisième et dernière phase du déconfinement prononcée par le Président de la République le dimanche 14 juin. Mais surtout, que ce partenariat (34) rapproché persiste dans le temps pour l'intérêt de l'ensemble des usagers de santé. En cela, l'organisation mise en place durant cette crise semblait soutenir une volonté d'égalité et de justice institutionnelle dans l'offre des soins et les chances de survie des usagers du système de santé, si chères à Paul Ricoeur. En somme, « vivre bien avec et pour l'autre, dans des institutions justes » (35).

Une adaptabilité remarquable

Des savoir-être empreints d'« humanitude »

Ce qu'il se passe dans nos services de soins à l'hôpital depuis le début de la crise nous conduit à penser à la réorganisation puis au déménagement d'une fourmilière, lorsque la Reine menacée doit être mise à l'abri : les soldats deviennent ouvrières le temps du processus, la Reine qui pond et édicte les règles de la vie en société se mue dans le silence et la tétanisation léthargique ; les ouvrières quant à elles cessent pour quelque temps leurs missions consistant à stocker leur subsistance pour l'hiver (aucun lien avec de La Fontaine...) et s'attellent à trouver un lieu nouveau qui soit le plus sécuritaire pour l'ensemble de la colonie (36). Aussi, nos institutions de soins sont totalement repensées depuis le début de cette crise, durant laquelle beaucoup de soignants ont su faire preuve de résilience et de dévouement.

Concernant ces qualités soignantes déjà évoquées, elles ont eu et auront un intérêt majeur dans l'envergure chaotique révélée par cette pandémie. Mais pour être compris, il convient ici de replacer ce témoignage au cœur d'un contexte socio-professionnel qui évolue depuis près d'un an et demi. En effet, cette difficulté de faire face à l'épreuve qui nous est imposée avec un nombre insuffisant de matériel et de personnel nous a tous indexés au pied du mur ; sentiment exacerbé par un nombre croissant de patients hospitalisés, dont le flux semblait difficile à contenir. Mais il faut adjoindre ces assertions à celles non moins criantes qui soutiennent l'engagement des soignants dans un bras de fer avec le Gouvernement depuis plus d'un an, enrôlés dans un conflit social qui, parfois, a poussé certaines décisions à leur paroxysme. C'est ainsi que, pour la première fois, des équipes entières de soignants ont totalement déserté certains services, obligeant la fermeture temporaire de l'accueil du public (ce fut le cas en mars 2019 avec les urgences psychiatriques du CHU Purpan de Toulouse). L'on a pu également assister à partir du mois de novembre 2019 à la démission administrative massive de centaines de médecins de l'AP-HP se déchargeant de leurs responsabilités administratives et institutionnelles, comme la cotation des actes dans le cadre de la T2A(27) (37)). Ainsi, fragilisé et affaibli par un an de grève et de manifestations, l'ensemble du corps soignant a dû faire front de concert à l'épidémie, mettant de côté leurs dissensions avec l'État, leurs revendications et la légitimité sociale de leur combat pour s'engager dans cette nouvelle guerre qui nous concerne tous à présent. C'est pourquoi nous avons longuement insisté dans ce propos sur les qualités d'altruisme et de générosité des soignants, et cette caractéristique si singulière à combattre, déjà évoquée.

Des savoir-faire soignants sensibles au care

Cela n'a pas empêché les soignants de se donner au maximum de leurs capacités pour parvenir à organiser les hôpitaux et les services (notamment transformés en réanimation) en un temps record. Pour ce faire, les infrastructures de soins ont été capables de doubler, parfois avec une rapidité défiant toute raison, leur nombre de lits de réanimation, passant en un mois seulement de 5 000 à 11 000. Cela a nécessité de transformer des services entiers pour y ouvrir des lits de réanimation : des services de soins continus se sont adaptés pour se transformer en véritables services de réanimation, les blocs opératoires et les salles de réveil post-interventionnelles ont également été transformés, des services spécialisés en chirurgie ont évolué afin d'y remplacer l'activité et la patientèle accueillie d'ordinaire par de la médecine et des patients positifs au CoVid-19 et symptomatiques... D'un point de vue architectural, cette replanification des services de soins paraît aisée. Dans les faits, ce sont des milliers de professionnels qu'il a fallu former au pied-lever et en un temps là encore inespéré. Des infirmières de chirurgie, qui requiert des compétences particulières, étaient formées à exercer en médecine, parfois d'urgence ; d'autres professionnels (et notamment le personnel des blocs opératoires) ont été formés à la réanimation en toute urgence ; des internes et des externes en médecine (étudiants de 6e et 3e année) ont été réquisitionnés pour renforcer les équipes des urgences ; des internes d'autres spécialités ont été formés sur le tard aux techniques d'anesthésie-réanimation... Car si la France a relativement été épargnée par la pénurie de matériel de réanimation, il n'en demeure pas moins que n'importe quel service de réanimation aussi performant soit-il ne peut décemment fonctionner en l'absence de professionnels formés à la manipulation des respirateurs, du matériel très technique comme les pousse-seringue, les scopes de surveillance hémodynamique, les drogues d'urgence, les voies d'abord complexes aux non-initiés... Autant de spécificités qui, nous le savons, ne peuvent pas s'acquérir avec rigueur en deux ou trois jours d'observation pour un professionnel qui débute dans ce type de services. Il faut des semaines, parfois des mois (voire des années...) pour y être totalement à l'aise et autonome. Et pourtant, les soignants l'ont fait ; nous l'avons fait. Parce que l'objectif final de cette bataille prenait la très jolie appellation de « patient », et de « personne en danger ».

Et par ces quelques lignes, et avec toute l'humilité qui convient, nous souhaitions rendre hommage à tous ceux qui se sont formés aux prérequis incontournables à la prise en soin des patients en réanimation avec cette rapidité, avec calme et sans heurt ; à tous ces milliers de soignants qui ont eu le courage de sortir de leurs habitudes de travail et de certains sentiers battus pour renforcer les secteurs hospitaliers et d'EHPAD en grande difficulté ; à ces administratifs qui ont fermé leur bureau pour enfiler cette blouse qu'ils peuvent être si fiers de porter. Et toujours dans la bienveillance collective, et sans oublier le point central de n'importe quelle prise en soin : l'urgence de bien faire, et de respecter la dignité des patients, quels qu'ils soient. Ce qu'il a été permis d'entrevoir sur le terrain a pris la forme d'une solidarité exsangue, exprimée à travers toutes les formes par lesquelles elle pouvait l'être. Nous n'irons pas jusqu'à prétendre que chacun y a été l'égal de l'autre ; pourtant, la linéarité des relations qui nous unissent tous aujourd'hui doit nous inviter dans l'avenir à réfléchir communément et à analyser par un angle d'approche sociologique ce que nous avons été capables de donner et de produire.

Paradoxalement au chaos qui a semblé nous entourer, les services de réanimation ont su faire preuve d'adaptabilité, les professionnels de solidarité, d'entraide. Le tout a été d'une puissance émancipatrice très marquée, d'une grande tolérance et d'une rage de vaincre très aiguisée.

In fine, oui, nous sommes bien en guerre. Mais les armes dont nous usons pour secourir et venir en aide ne sont pas des glaives, des arbalètes ou des missiles à tête chercheuse. Précisément, ce sont bien de courage, de persévérance, de respect et d'amour de l'Autre dont il s'agit. Puissions-nous chacun d'entre nous, chaque jour et pour longtemps en tirer les conclusions les plus riches de sens...

Encadré 1

L'ECMO consiste à extraire le sang du corps et à le réintroduire à l'aide d'une machine et de deux grosses canules, afin de le faire circuler et de l'oxygéner. Cette machine joue en quelque sorte, le rôle d'un cœur et de poumons externes.

Encadré 2 : le confinement

Le confinement consistait à rester chez soi le maximum possible. Il était toutefois autorisé certaines sorties pour faire les courses, se soigner, ou travailler. Mais également, de manière isolée, pour s'aérer. A la condition toutefois de circonscrire son éloignement à moins d'un kilomètre de son domicile.

(1) Chateaubriand (de) François René, Mémoires d'outre-tombe (tome 1), éd. LGF, Paris, 2001, 800 pages.

(2) Entretien de Didier Sicard par Tara Schlegel du 27 mars 2020, pour France culture, disponible à l'adresse suivante : https://www.franceculture.fr/sciences/didier-sicard-il-est-urgent-denqueter-sur-lorigine-animale-de-lepidemie-de-covid-19.

(3) Edition du 29 mars 2020, Journal quotidien Ouest-France, disponible à l'adresse suivante : https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/coronavirus-l-italie-enregistre-pres-de-1-000-morts-de-plus-pire-bilan-en-24-h-tous-pays-confondus-6793792.

(4) Kerouedan D., Brunet-Jailly J., Santé mondiale. Enjeu stratégique et jeux diplomatiques, éd. Presses de Sciences Po, Paris, 2016, coll. Académique, 488 pages.

(5) Information disponible à l'adresse suivante : https://www.capital.fr/economie-politique/votre-region-est-elle-touchee-par-le-coronavirus-notre-carte-de-france-en-temps-reel-1363670.

(6) Information disponible à l'adresse suivante : https://www.lepoint.fr/sante/coronavirus-la-bombe-atomique-du-rassemblement-evangelique-de-mulhouse-28-03-2020-2369173_40.php.

(7) Information disponible à l'adresse suivante : https://www.lemonde.fr/sante/article/2020/03/24/coronavirus-le-conseil-scientifique-doit-donner-son-avis-sur-la-duree-necessaire-du-confinement_6034182_1651302.html.

(8) Baecque (de) Antoine, La France de la Révolution, éd. Tallandier, Paris, 2011, 272 pages.

(9) Thoreau Henri-David, La désobéissance civile, éd. Mille Et Une Nuits, Paris, 1997, coll. Petite Collection, numéro 114, 64 pages.

(10) Theis Robert, Jonas. Habiter le monde, éd. Michalon, Paris, 2008, coll. Le bien commun, 128 pages.

(11) Eff C., Saint-Saëns I., « Liberté de circulation vs circulation libérale », in Vacarme, 2007/4 (No 41), pages 84 à 85.

(12) EHPAD : Établissement d'Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes.

(13) Baujard Monique, « Crise de la solidarité, crise de sens », in Transversalités, 2011/2 (No 118), pages 67 à 74.

(14) Tiberj Vincent, Les citoyens qui viennent. Comment le renouvellement générationnel transforme la politique en France, éd. PUF, Paris, 2017, coll. Le lien social, 296 pages.

(15) Truc Gérôme, Sidérations. Une sociologie des attentats, éd. PUF, Paris, 2016, coll. Le Lien social, 368 pages.

(16) Tisseron Serge, L'empathie au cœur du jeu social, éd. Albin Michel, Paris, 2010, 226 pages.

(17) Gounongé Ari, Fatigue de la compassion, éd. PUF, Paris, 2014, 272 pages.

(18) Rousseau Jean-Jacques, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, éd. Flammarion, Paris, 2018, 288 pages.

(19) Berthoz A., Jorland G. (dir.), L'empathie, éd. Odile Jacob, Paris, 2004, 308 pages.

(20) Damon Julien, L'exclusion, éd. PUF, Paris, 2014, coll. Que sais-je ? 128 pages.

(21) #restezchezvous.

(22) Armstrong Neil, « J'ai marché sur la lune », éd. Esprit Du Temps, Bègles, 2019, 128 pages.

(23) Koninckx G., Teneau G., Résilience organisationnelle. Rebondir face aux turbulences, éd. De Boeck Supérieur, Paris, 2010, coll. Manager RH, 296 pages.

(24) AP-HP : Assistante Publique – Hôpitaux de Paris.

(25) Information révélée par le magazine d'information Le Point dans son édition du 23 mars 2020, et disponible à l'adresse suivante : https://www.lepoint.fr/societe/a-mulhouse-l-hopital-militaire-pret-a-recevoir-ses-premiers-malades-du-coronavirus-23-03-2020-2368450_23.php.

(26) Caspar-Fille-Lambie T. et al., « Le droit et l'usage de la force armée », in Revue Défense Nationale, 2019/10 (No 825), éd. Comité d'études de Défense Nationale, Paris, 140 pages.

(27) Miné Michel, Le grand livre du droit du travail en pratique, éd. Eyrolles (30e éd.), Paris, 2019, 822 pages.

(28) Tuffreau François (dir.), Dictionnaire de l'organisation sanitaire et médico-sociale, éd. Presses de l'EHESP, Rennes, 2013, coll. Hors collection, 528 pages.

(29) Dupont M., Salaün Ramalho F., L'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, éd. PUF, Paris, 2010, 128 pages.

(30) Almeida (d') Fabrice, Nelson Mandela, éd. PUF, Paris, 2018, coll. Que sais-je ?, 128 pages.

(31) Information disponible sur le site de la FHP à l'adresse suivante : https://www.fhp.fr/1-fhp/7-espace/2088-/16646-coronavirus.aspx.

(32) Gardou Charles, Handicap, une encyclopédie des savoirs, éd. Érès, Paris, 2014, coll. Connaissances de la diversité, 472 pages.

(33) Boucand Marie-Hélène, Dire la maladie et le handicap. De l'épreuve à la réflexion éthique, éd. Érès, Paris, 2011, coll. Société-Poche, 208 pages.

(34) Marty F., Trosa S. & Voisin A., Les partenariats public-privé, éd. La Découverte, Paris, 2006, coll. Repères, 128 pages.

(35) Ricœur Paul, « Éthique et morale », in L'Éthique dans le débat public, Revue de l'Institut catholique de Paris, Paris, avril-juin 1990.

(36) Aron S. & Passera L., Les sociétés animales. Évolution de la coopération et organisation sociale, éd. De Boeck Supérieur, Paris, 2009, coll. Ouvertures psychologiques, 336 pages.

(37) Holcman Robert, Management hospitalier. Manuel de gouvernance et de droit hospitalier, éd. Dunod, Paris, coll. Guides Santé Social, 2017, 896 pages.