Covid-19 - Objectif Soins & Management n° 276 du 01/09/2020 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 276 du 01/09/2020

 

Recherche et Formation

Dossier

Laurent Soyer*   Nicole Tanda**  

Rien n'est permanent hormis le changement ! Cette affirmation se vérifie depuis le début 2020 avec la pandémie du coronavirus qui impacte la sphère privée comme professionnelle. Les mesures inédites et le flou informationnel qui ont émaillé la crise sanitaire témoignent de la stupéfaction dans laquelle s'est trouvé un système sociétal. La réussite est souvent le fait d'une anticipation. Les joueurs d'échec le savent bien, pour gagner il faut avoir un coup d'avance. Dans le domaine entrepreneurial, ne dit-on pas qu'il faut avoir une longueur d'avance sur ses concurrents ? Axant notre propos sur la formation initiale, cet article dresse, un bilan du vécu de cette période de crise. De là, nous livrerons nos réflexions et propositions pour repenser le dispositif pédagogique en formation initiale infirmière.

Méthodologie de l'enquête

Les formateurs d'IFSI à l'instar, des personnels sanitaires, ont été impactés par la crise sanitaire. Sans prétendre à des vérités généralisables, nous avons recueilli le vécu d'un échantillon de onze formateurs de différents IFSI, livrés à titre de témoignages ou de retours d'expérience. Ces formateurs sont issus d'IFSI de différentes tailles en termes d'effectifs d'Etudiants en Soins Infirmiers (ESI) par promotion et de zones géographiques différentes, certains exercent dans des régions très fortement contaminées par le coronavirus et d'autres faiblement. Dans les extraits inclus dans l'article, nous avons utilisé des pseudonymes (nom de fleurs) afin de préserver l'anonymat des formateurs. A partir du corpus de données recueillies, nous avons procédé à une analyse thématique qui a permis de « repérer les unités sémantiques fondamentales qui constituent le cadre de la proposition discursive du sujet » (1).

Cette analyse a mis en lumière sept thématiques : la prégnance de l'accompagnement des étudiants en soins infirmiers, l'expérimentation de la formation distancielle, le besoin de formation aux Technologies de l'Information et de la Communication pour l'Enseignement (TICE), le questionnement du sens des évaluations, la découverte du télétravail, la surcharge de travail, l'isolement hiérarchique (cf. Fig. 1).

Des affectations hétéroclites

En préambule, il est intéressant de pointer que les affectations des formateurs ont été très variées : service de soins, pour remplacer un cadre de proximité, en appui du cadre, participant à  la gestion capacitaire des services à « rentrer » les plannings, à réfléchir pour adapter les effectifs à la crise sanitaire... La perspective d'être en posture managériale a parfois généré un véritable stress chez les formateurs qui avaient pris de la distance avec le management d'une unité de soins. Marguerite, apprenant qu'elle serait affectée en réanimation s'est écriée, paraphrasant l'évangile selon Saint Luc : « Mon Dieu, pardonnez-leurs, ils ne savent pas ce qu'ils font ! » A contrario, Anémone qui n'avait jamais occupé de poste d'encadrement en service a positivé cette expérience : « Je n'avais pas fait de management et donc cela a été une belle expérience, je me suis dit que j'étais capable de faire autre chose que de la pédagogie auprès des étudiants. » D'autres formateurs ont été détachés à la direction des soins avec un rôle transversal, dont le dispatching des ESI dans les services, la prise en compte des désidératas des volontaires (par exemple ceux qui ne voulaient pas aller en secteur Covid) ... Quelques formateurs ont aussi renforcé la cellule d'hygiène pour accompagner les mesures d'habillement, de lavage de mains, de circulation auprès des équipes... Certains ont assuré par intermittence la garde des enfants des personnels en service. Des formateurs ont aussi, pour une minorité, été placés en renfort sur les EHPAD ou pour aider aux prélèvements pour le diagnostic de la Covid. D'autres ont conservé leur activité de formateurs, soit en télétravail pur, soit en alternant télétravail et temps de regroupements institutionnels. Enfin, des formateurs ont eu pour mission de créer une formation spécifique pour répondre aux besoins de compétences en réanimation : « On a aussi formé les étudiantes puéricultrices pour travailler en Réa en renfort infirmier. On a monté une formation d'une semaine en deux jours, puis on l'a animée à 2 » (Flora).

La prégnance de l'accompagnement des étudiants

L'accompagnement des étudiants constitue le point fort de l'activité de l'ensemble des formateurs ayant exprimé leur vécu. Tous ont ressenti une nécessité de se rapprocher des étudiants, quelle que soit leur affectation.

L'accompagnement des étudiants

L'accompagnement des ESI a constitué une priorité dès le début de la crise sanitaire avec notamment deux situations ayant impacté le déroulé prévisionnel de la formation, à savoir les modifications des stages et le déploiement des ESI en renfort des soignants. Au début de la crise sanitaire, lorsque l'organisation hospitalière a dû s'adapter en urgence, les professionnels de terrain se sont trouvés dans l'incapacité d'assurer le rôle pédagogique. Narcisse explique : « Les tuteurs de stage nous appelaient pour nous dire qu'ils ne pouvaient plus les encadrer. On a retiré les étudiants des stages puis ils ont été affectés en partie en renfort, selon des critères précis. » Par la suite, notamment lorsque les étudiants ont effectué plusieurs périodes avec des postures différentes, les formateurs ont assuré un rôle de médiation auprès des cadres d'unités. Marguerite témoigne : « Au début les ESI étaient contents, ils avaient l'impression de sauver le monde. Ensuite ils ont tiré l'alarme, ils avaient le ressenti de ne pas être accueillis, d'être utilisés comme variables d'ajustement des ressources humaines. J'ai effectué beaucoup de communication avec les cadres pour leur dire de faire attention aux discours qu'ils tenaient avec les ESI. » Anémone ajoute : « Nos étudiants 2e année, en 2e période de stage, devaient être en posture d'ESI et parfois ce n'était pas le cas. Donc on rencontrait les équipes pour réexpliquer qu'ils n'étaient plus AS mais ESI. » Cette dynamique de médiation assurée par les formateurs, parfois à leur initiative, a joué un rôle majeur si l'on prend en compte qu'au sein des services, certains professionnels provenaient eux-mêmes d'autres unités et étaient aussi désappointés que les ESI. Par ailleurs, pour les équipes en place, la gestion du quotidien, constituait une charge mentale qui excusait la non priorisation de l'accompagnement des ESI.

Le soutien psychologique

La majorité des formateurs ont appuyé l'importance de leur rôle dans le soutien psychologique des ESI, qu'il relève d'un consensus d'équipe ou d'une initiative personnelle. Marguerite, Narcisse, Daphné, Flora, Camélia et Tulipe décrivent leur activité : « On était beaucoup sur la communication, la valorisation, la dédramatisation, la réassurance, énormément... » ; « Dès que les ESI ont été demandés en renfort je me suis sentie utile en soutien psychologique, en réassurance » ; « On a travaillé avec les formateurs pour mettre en place des temps de réassurance avec les étudiants. Pour s'assurer que les étudiants avaient au moins une fois par semaine un échange par téléphone ou mail avec le formateur de suivi » ; « J'ai assuré le suivi de cette promotion en distanciel, organisé un soutien psychologique à distance, beaucoup de réassurance. Nous avons dû réfléchir au contenu de nos propos, à s'harmoniser, du fait que les ESI étaient très inquiets par rapport à la situation sanitaire, à la continuité de leur formation, par rapport à leur famille, à eux-mêmes... » ; « On a donné beaucoup de disponibilité auprès des étudiants, ils en avaient vraiment besoin. Il fallait les rassurer, pour la validation des stages, comment allaient-ils valider leurs compétences ? » ; « À mon initiative, toutes les semaines, j'adressais un courriel aux étudiants de mon suivi pédagogique afin de savoir comment ils vivaient cela, de faire le point sur la situation, de leur faire part de citations à méditer. Ce lien me semblait important, certains répondaient rapidement, d'autres ont verbalisé plus tard l'importance de ce soutien. »

Violette sent que quelque chose s'est passé : « Ce n'était pas du soutien proprement dit mais on s'est intéressé au quotidien des étudiants, on sentait que cela les réconfortait. » Ces propos semblent évoquer une prise de conscience d'une habileté dans l'accompagnement psychologique des ESI. Cette habileté verbalisée, conscientisée, pourrait alors être décrite et formalisée comme une compétence spécifique du formateur et faire partie intégrante de son référentiel de compétences. Par ailleurs, un rapprochement s'est produit entre les ESI et leurs formateurs. Cette proximité semble avoir profité à l'ensemble des protagonistes. Les formateurs ont, comme nous l'avons souligné, trouvé une forme de reconnaissance via une compétence d'accompagnement. De leur côté, les ESI semblent avoir progressé notamment dans le domaine réflexif : « Les étudiants ont eu un lien privilégié avec leur formateur de suivi. Pour chacun on passait plus d'une heure et demie par semaine, incluant la verbalisation de leur vécu avant de focaliser sur la pédagogie. Sur la démarche clinique ou sur l'analyse des pratiques professionnelles, il y a eu une nette progression. Cet avis est partagé par mes collègues. Les temps d'échange ont été bénéfiques. On connait beaucoup mieux les étudiants » (Daphné) ; « Je constate qu'ils n'avaient pas compris ce qu'était une analyse. Ils ont bien progressé, ils ont produit un très bon travail. Ils étaient d'accord pour aller au-delà du recevable et de viser la production d'un très bon travail » (Tulipe). Ce dernier témoignage indique une forme de contractualisation entre formateurs et apprenants, dans une visée mutuelle d'excellence, boostée par le leadership des formateurs. L'accompagnement se confirme, en présentiel ou en distanciel, comme un incontournable de la formation initiale infirmière.

L'expérimentation de la formation distancielle

La rupture paradigmatique en termes de pédagogie, s'est située sans aucun doute au niveau du passage d'une formation présentielle à un format distanciel, accentuée par l'urgence de sa mise en œuvre. Deux facteurs principaux ont desservi le dispositif pédagogique dans cette transition distancielle : les équipes pédagogiques se sont trouvées éclatées et les formateurs en charge de la continuité pédagogique étaient en sous-effectifs ; la non maîtrise des outils numériques. Tulipe confirme : « Je pense qu'il aurait fallu moins déployer de formateurs sur le terrain car d'une part, certains ne se sont pas sentis très utiles et d'autre-part, la qualité de la formation a été impactée. Les étudiants font globalement un retour très négatif des enseignements à distance. » Avec des compétences et une expérience quasi inexistante de l'enseignement à distance, les formateurs ont fait de leur mieux. En l'état, leur retour est unanime pour déplorer le manque d'interactions de l'enseignement distanciel : « Les intervenants extérieurs ont réalisé des cours magistraux audio avec leur Powerpoint, ils ont joué le jeu. Par contre il n'y a pas d'interaction. Ça on n'a pas eu le temps de le préparer » (Camélia). « Tous les cours ont été convertis sur la plateforme. Il manquait les interactions en présentiel. Je me suis sentie frustrée car la pédagogie pour moi c'est principalement du face à face avec des échanges avec les étudiants. » (Narcisse). Ces propos sont à relier avec la notion d'accompagnement des ESI, avec ici la mise en lumière de l'ancrage des formateurs dans une théorie d'apprentissage socioconstructiviste. Si les formateurs affirment cet ancrage, ils sont cependant conscients, comme l'indique Violette, que le dispositif pédagogique va devoir s'adapter : « Je trouve que c'est important les cours en présentiel, il y a des temps qui nécessitent du face à face pédagogique, mais la crise sanitaire nous pousse à élargir notre offre de formation à l'avenir. » A l'instar de ses collègues, Pétunia est lucide : « On n'était pas prêt à faire de l'enseignement à distance. Je pense qu'il faut s'adapter. Il faut développer les outils. »

Le besoin de formation aux Technologies de l'Information et de la Communication pour l'Enseignement (TICE)

Pour la quasi-totalité des formateurs interviewés, le passage au format pédagogique distanciel a mis en exergue un défaut de compétences lié à un manque de formation. « Au départ, j'ai eu de réelles difficultés pour me familiariser notamment avec les logiciels de vidéocommunication, avec les aléas des coupures informatiques. Cela a mis en lumière mes limites en compétences informatiques ! » (Tulipe). Étonnamment, il semble que des formateurs n'étaient pas rompus à l'usage d'un Environnement Numérique de Travail (ENT), pourtant considéré comme l'interface incontournable des formations universitarisées. Camélia avoue : « C'était nouveau pour nous car nous ne nous étions pas approprié la plateforme auparavant. » Pour ceux qui utilisaient déjà une plateforme, elle restait d'une manipulation restreinte, comme l'indique Daphné : « Notre plateforme Moodle est utilisée pour déposer les cours mais on pourrait faire beaucoup plus. Hélas on n'est pas formé. On a eu des soucis dans le format des documents. On a bidouillé alors que l'on avait des outils que l'on ne savait pas utiliser. » Outre le défaut de compétences informatiques, les formateurs ne maîtrisaient pas l'ingénierie pédagogique distancielle, comme l'indique Bégonia : « Avec le confinement on a basculé les UE en distanciel, un gros morceau. Beaucoup de formateurs ne le faisaient pas, il a fallu qu'ils s'autonomisent. » Anémone dresse une liste de ses besoins en formation : « Développer les cours à distance, apprendre à faire des cours en visioconférence, à créer des cours compréhensibles sur une plateforme. Une forme de pédagogie à revoir. » Pour certains formateurs, comme Flora, le passage en distanciel a donné l'occasion de prendre une posture d'apprenant : « L'informatique, j'ai dû m'y mettre, j'ai par exemple tenté la visio entre formateurs, cela faisait plus de lien de se voir. » Daphné fait partie de ces formateurs qui ont réalisé des expérimentations pédagogiques : « J'ai testé Youtube pour enregistrer mes Powerpoint et mon image, avec un lien sécurisé pour les étudiants. » Au final, les formateurs se sont adaptés et se sentent plus à l'aise, tout en restant lucides sur la nécessité de se former pour optimiser le potentiel pédagogique d'une formation comportant du distanciel. « On a fait des progrès considérables en enseignement à distance » (Safran) ; « On observe que l'on est plus à l'aise avec les nouvelles technologies, les cours en ligne, l'outil informatique, le e-learning. On a fait des choses parce que l'on n'avait pas le choix, mais des choses à améliorer » (Violette).

Le questionnement du sens des évaluations

L'une des importantes problématiques rencontrées a été l'adaptation des évaluations au format distanciel, via leur mise en ligne. Un des ajustements a été de donner plus de temps aux étudiants. Safran explique : « Pour les évaluations en partiels, parfois on laissait plus de temps, par exemple pour revisionner des images, des films, réaliser des tableaux... Pour prendre en compte que tous les ESI ne maîtrisent pas l'informatique. » Le résultat est que le plus souvent, les évaluations réalisées ne reflètent pas objectivement le niveau de connaissances ou de compétences atteint par les ESI. Pétunia lâche cette phrase : « Les évaluations, cela va être tous bénéfices pour les étudiants ! » De même, évoquant une session de rattrapage, Tulipe s'exclame : « Les derniers seront les premiers ! » Anémone, avec le recul, se dit « déçue par rapport au dispositif d'évaluation. Prévu sur une heure mais là avec un temps doublé les ESI avaient le temps d'aller chercher des réponses sur Internet. Nous avons eu des copier-coller des diapositives de cours ». Daphné et Flora confirment ce constat : « Sauf que les étudiants n'ont pas utilisé ce temps pour la gestion informatique mais pour aller faire des recherches. On s'est aperçu que la majorité des étudiants a déposé dans les dernières minutes et nous avons constaté des copier-coller du cours. Du coup les notes sont exceptionnelles, c'est complètement biaisé ! » ; « Des notes de rattrapage entre 17,5 et 19, du jamais vu ! » Bégonia analyse ce qui semble un dispositif d'évaluation inadapté : « Il y a eu du lâcher prise. Là on a été obligé de ne plus être dans le contrôle. Nos dispositifs d'évaluation ne sont pas forcément adaptés en distanciel. » Éthiquement, j'ai le sentiment d'une non prise en considération de la personne soignée par une validation de l'ensemble des UE et rattrapages. Quels soignants formons-nous ? Nous voulons une reconnaissance de la formation et nous faisons le contraire (Tulipe). Ces propos militants reflètent le désir ardent de nombre de formateurs de participer plus activement aux réflexions et décisions impactant l'ingénierie pédagogique. Ils soulignent également la dimension identitaire, le leadership infirmier dont les formateurs sont porteurs. Marguerite corrobore ces pairs et ajoute ses réflexions : « Les ESI font des copier-coller, cela n'a aucun reflet avec les connaissances des ESI. Il faudrait plus de réflexif plutôt que des évaluations de connaissances. Ça montre qu'il faudrait travailler en équipe pédagogique sur comment faire en sorte que les évaluations ne soient pas seulement du « recrachage » de connaissances. » Cette affirmation souligne les limites du dispositif d'évaluation existant et la nécessité de prendre en compte l'expertise pédagogique des formateurs dans les débats à venir et l'optique d'un nouveau programme de formation initiale infirmier. Si le point noir de l'évaluation distancielle cible les évaluations de connaissances, un point positif concerne la pratique des soutenances orales, comme l'indique Flora : « Tous les ESI n'ont pas accès à la visio. On a fait la soutenance par téléphone. On est assez satisfait. Chaque cadre pédagogique avait appelé ses ESI pour bien expliquer la soutenance à partir du PowerPoint. »

La découverte du télétravail

Une posture non anticipée

Pour l'ensemble des formateurs ayant participé à cette étude, le télétravail a constitué une réelle nouveauté, une expérience, les prémices d'une acculturation. Paradoxalement, alors que rien ne les avait préparés, les formateurs, comme Tulipe, ont dû faire face : « Au départ, le télétravail a été déstabilisant d'autant que nous avons été informés le dimanche de ne plus revenir à l'IFSI avec interdiction absolue de venir récupérer des documents utiles. Heureusement que mes dossiers étaient très bien tracés et classés sur informatique. » Le passage au télétravail ne semble pas avoir été anticipé par certaines directions d'IFSI, voire parfois freiné. Violette, Camélia et Tulipe, formatrices d'IFSI distincts expliquent : « Depuis deux ans nous avions la possibilité de demander à passer en télétravail. Des collègues avaient fait la demande mais cela n'a pas été accepté » ; « Il faut savoir que notre direction d'institut, en amont du Covid, n'était pas favorable au télétravail. Pour elle ce n'était pas possible pour les formateurs. Pourtant nous avions reçu une note de la direction du CHU sollicitant l'instauration d'une journée de télétravail par semaine » ; « Peu de temps avant, il y avait eu une notification sur l'hôpital de développer le télétravail, or ceci avait été refusé massivement au niveau de l'IFSI ! » Le télétravail va probablement se pérenniser à l'avenir dans les IFSI, à l'instar d'autres professions. En tout cas il semble que cela soit un souhait d'une majorité des néo-télétravailleurs du confinement : « 73 % des télétravailleurs (58 % des « nouveaux » télétravailleurs) souhaitent demander à pratiquer le télétravail après le confinement » (2). Ce changement, qui s'amorce aussi dans les IFSI, ne fait que suivre la tendance générale en France. Les résistances au changement sont observées dans toutes les sphères entrepreneuriales puisqu'une étude de 2019 relevait que 31 % des managers étaient ancrés dans cette posture de résistance (3). Il est donc à espérer que l'avènement du télétravail permettra de sortir définitivement d'un système hiérarchique vertical fondé sur le paradigme du contrôle, pour adopter un style de management moins anachronique. Les formateurs espèrent en effet que leur hiérarchie va leur laisser davantage d'autonomie, comme l'indique Bégonia : « La direction n'était pas favorable au télétravail et là je pense que cela a modifié leur représentation. La direction s'est rendue compte qu'en télétravail les gens bossaient, cela a levé des verrous psychologiques. »

Des problématiques rencontrées

Une des problématiques majeures dans la pratique du télétravail a été d'ordre organisationnel, majorée pour ceux des formateurs qui mixaient télétravail et temps de travail institutionnels, comme pour Flora : « Le télétravail, ce n'est pas notre quotidien, ce n'est pas notre habitude de travail, cela a été compliqué. Chez soi on n'a pas forcément le matériel informatique adapté. On n'a pas le réseau, on n'a pas tous les dossiers de notre bureau. Il faut s'organiser, tu as deux bureaux, tu déplaces un gros sac ». De même, pour les formateurs, une réorganisation personnelle a été nécessaire, non sans difficultés dans la gestion du temps et dans l'équilibre entre sphère professionnelle et privée. Bégonia, puis Safran et Violette nous font partager leurs ressentis : « Cela n'a pas été évident de séparer l'univers personnel de l'univers professionnel » ; « J'ai eu du mal à me mettre des limites, je travaillais très tard, à répondre à des mails, à gérer des situations, j'ai eu très peu de temps de libre » ; « Je n'arrivais pas à me donner un rythme de travail, j'avais des journées sans fin. Ce n'était pas facile avec mes enfants et mon mari qui était également en télétravail. Chacun a dû se créer son espace de travail personnel ». Ces derniers propos mettent en évidence que le télétravail ne s'improvise pas et qu'il procède d'une réelle acculturation. Camélia ajoute : « Mon impression pour le télétravail, était d'être sans cesse devant mon écran, pour ne rien oublier, pour ne pas laisser passer un message des étudiants, de la direction, de mes collègues. J'ai eu l'impression d'être 24 h/24 sur ma boite mail. Affreux ! Cela n'arrêtait pas ! » Ces éléments rejoignent les conclusions d'une étude nationale réalisée en 2019 : « Alors même que l'équilibre vie professionnelle/vie personnelle figure parmi les principaux bénéfices des salariés (pour 85 % des télétravailleurs), 60 % d'entre eux reconnaissent que le télétravail peut engendrer des difficultés dans la séparation des temps de vie, avec un risque d'empiètement du travail sur la vie personnelle. 54 % des salariés évoquent également des risques pour la santé psychologique tels que l'isolement, la perte du lien collectif ou la non-déconnexion » (4). Une autre problématique a été la communication via une interface distancielle. Safran pointe que « dans le télétravail la communication n'est pas toujours facile, parfois il y a des interprétations, c'est compliqué. Il faut réfléchir à la manière dont on transmet les informations pour que ce soit bien compris ». En effet, la communication par mail par exemple, ne permet pas l'explicitation ou la reformulation et peut susciter une interprétation divergente des propos ou intentions de l'émetteur. D'autres formateurs, comme Violette, ont regretté la dynamique d'équipe présentielle à l'IFSI : « On se retrouve isolé, même si on communique les uns les autres, ce n'est pas aussi simple que de se rendre dans le bureau des collègues. Le télétravail c'est possible mais pas à temps plein. Le fait d'être dans un lieu avec des collègues, avec les temps informels, c'est utile au travail en équipe, à la cohésion de groupe. » Flora pense elle aussi qu'un travail hybride pourrait apporter une plus-value, à condition qu'il ne lèse pas la dynamique d'équipe : « Le télétravail c'est possible mais pas tout, on a besoin de réfléchir et de construire en équipe. » Enfin, en corollaire sans doute du paradigme du contrôle évoqué plus haut, certains formateurs ont vécu leur activité de télétravail avec un renforcement du contrôle hiérarchique et une augmentation volontaire de leur charge de travail. Ainsi Tulipe pointe : « J'ai compris qu'avec le télétravail il était nécessaire de communiquer régulièrement avec la hiérarchie, de clarifier les attentes et de réaliser un suivi de son travail. C'est inconfortable au début car on a le sentiment de perdre en autonomie. Ce qui est certain c'est que ma charge de travail a progressivement augmenté ».

Les bénéfices du télétravail

Les formateurs ont perçu plusieurs bénéfices au télétravail, dont un renforcement de la coopération au sein de l'équipe de formateurs. Bégonia souligne que : « L'ambiance de coopération s'est renforcée. Il a manqué la rencontre physique mais la mise à distance a permis de lever certaines tensions et de découvrir d'autres manières de coopérer. Cela nous a tous redonné un peu d'humilité. » Flora corrobore : « Il y a des collègues avec qui j'ai recréé des liens de travail, la situation a permis plus d'échanges et de complicité. » Il semble que la crise sanitaire ait accentué ou mis en lumière le niveau d'engagement des formateurs. Les plus motivés se sont adaptés et ont contribué à performer le télétravail, alors que les moins motivés ont profité de cette zone d'incertitude pour en faire encore moins. Flora confirme « Certains ont profité du télétravail pour se désengager. » Un autre bénéfice est le sentiment d'avoir été plus autonome et plus productif. En effet, certains, comme Flora, ce sont sentis en complète autonomie : « Je me suis dit à un moment, l'IFSI ne sert à rien puisqu'il n'y a pas d'étudiants, je peux tout faire de chez moi, je n'ai besoin de personne pour gérer les étudiants. » Narcisse est convaincue : « Le télétravail, que l'on n'exploitait pas du tout, je trouve que c'est positif, je m'aperçois que j'ai un rendement meilleur chez moi qu'à l'IFSI. » Tulipe elle aussi a ressenti une nette plus-value : « Je peux dire que le télétravail est efficient : pas de temps de transport et donc aussi un moindre impact sur la planète ce qui devrait être une préoccupation de notre hiérarchie, lever moins tôt, donc plus en forme, aucun dérangement donc concentration et efficacité largement améliorées, environnement agréable... » Cet ensemble d'éléments n'est pas sans faire référence à la Qualité de Vie au Travail (QVT), dont le télétravail pourrait alors constituer un vecteur, voire un catalyseur. De son côté Violette est une néo-convertie au télétravail : « Alors qu'au début j'étais vraiment septique, j'ai trouvé des côtés positifs. Cela fait gagner du temps, il n'y a plus les trajets pour se rendre à l'IFSI, on est dans un environnement agréable, ce qui n'est pas le cas des locaux de notre IFSI. Si on arrive à se donner un rythme, c'est bien de pouvoir à la fois travailler efficacement et d'être en présence de ses enfants, c'est assez confortable. »

La surcharge de travail

Pour tous les formateurs, la crise sanitaire a généré une importante surcharge de travail, principalement lors de la période la plus aigüe sur mars-avril. « Un peu vidé. Le fait de tout basculer a généré une charge de travail importante. Cela a bousculé la routine. Il y a eu de la réingénierie des séquences pédagogiques. Le premier mois je n'ai pas vu le jour, de 7 h à 22 h avec l'assistance informatique » (Bégonia) ; « Envahie par le boulot. Environnement anxiogène avec beaucoup de sollicitations par les étudiants » (Safran). Une part de cette surcharge a concerné les formateurs qui ont dû reprendre les suivis d'étudiants de leurs collègues : « On a organisé un suivi hebdomadaire par téléphone pour tous les étudiants, soit 30 étudiants en plus à suivre par formateur » (Flora) ; « J'ai dû réaliser le suivi de TFE de la moitié de la promotion. Ce travail d'accompagnement a embolisé une grande partie du temps de travail, tellement les productions des étudiants que j'encadrais nouvellement ne correspondaient pas aux attendus du TFE » (Tulipe). Il faut ajouter que les sélections d'étudiants pour la rentrée 2020-2021 sont venus s'ajouter : « Les formateurs déployés sur le terrain ne pouvaient assurer la sélection sur parcours sup. Nous avons eu beaucoup plus de dossiers à étudier et de plus en étant un seul évaluateur par dossier, au lieu de deux l'année précédente » (Tulipe).

L'isolement hiérarchique

Pour une partie non négligeable des formateurs, la période de détachement de l'IFSI a été ressentie comme un isolement de leur institution. Cet isolement s'est objectivé en deux dimensions. La première a été une rupture communicationnelle avec leur direction d'IFSI ou/et leur cadre supérieur. Anémone témoigne : « On s'est retrouvé complètement isolés de l'IFSI. Pour nous protéger ? Quand même, c'est grâce aux cadres sup de l'hôpital que nous étions au courant de ce qui s'organisait pour les étudiants ! » Marguerite confirme : « J'ai eu ce sentiment de solitude lié à la rupture avec l'IFSI, je n'étais plus au courant de ce qui se passait à l'IFSI, une omerta. Il me manquait des cartes en mains pour être plus autonome. On ne pouvait pas répondre aux questions des cadres de proximité par rapport à la formation (contrats, niveau de responsabilité, réintégration de l'IFSI). »

La seconde dimension a été un sentiment de dévalorisation, bien exprimé par Flora : « J'ai le ressenti d'inutilité dans le système et dans l'organisation du changement. J'ai eu le sentiment de ne plus être compétente par rapport à la situation. Nous n'avions pas de contact avec les cadres des unités, c'était la prérogative des cadres sup et de la directrice. Cela m'a mis plus bas que terre. C'est un sentiment partagé par mes collègues formateurs, c'est usant. Il y a eu moins de transmissions, il fallait aller à la pêche pour chercher les informations. Dans ce type de crise il faut un management avec de la confiance dans l'équipe. On ne nous implique pas alors que l'on est une ressource. » On le constate, pour les formateurs qui ont été tenu à l'écart des sphères décisionnelles et qui n'ont donc pas pu être utiles en termes de personnes ressources, une conséquence a été une altération de la confiance vis-à-vis de leur hiérarchie. « Je me sentais loin d'une dynamique d'équipe. Ce ressenti était partagé par mes pairs. Il a manqué de débat, d'échanges constructifs. Les réunions en visio consistaient en des informations déjà prises, alors que nous avions une expertise à partager » (Tulipe). A contrario, quelques IFSI ont renforcé la dynamique communicationnelle et positionné leurs formateurs en médiateurs de l'information. Camélia nous explique comment : « En interne, ce qui a aussi changé c'est que d'ordinaire nous avions une réunion pilote mensuelle et là durant la crise nous avons eu une réunion hebdomadaire. Cela a permis de donner des informations à mes collègues et aux étudiants. Nous avions aussi une réunion par semaine en visioconférence entre formateurs de 1re année. »

La réingeniérie du dispositif de formation

De notre point de vue, qui semble partagé par les formateurs interviewés, nous avons, avec la crise sanitaire, atteint un point de non-retour. Bégonia évoque une maturation : « Cela nous a amené à réfléchir sur nos besoins, sur les outils nécessaires. On est passé de la demande d'aide technique à du débat sur la pédagogie, sur l'évaluation, des débats de fond sur l'enseignement distanciel. Cette période va laisser une trace durable sur notre manière d'enseigner. » Le dispositif actuel de formation initiale infirmière, que certains nomment encore anachroniquement « nouveau programme de 2009 », a montré ses limites dans son application actuelle. La réingénierie qui s'annonce, devrait convoquer un débat qui nous l'espérons comprendra des experts dont les chercheurs en sciences infirmières et les formateurs d'IFSI. Pour alimenter cette perspective, nous développons succinctement quelques propositions (cf. Fig. 2).

Les modèles de la pensée infirmière

La France se situe très loin derrière nombre de pays ayant développé la recherche en sciences infirmières. La majorité des IFSI fonctionne encore sur un modèle unique, celui de Virginia Henderson, diffusé dans les années 60 et ne correspondant plus aux attentes des patients d'aujourd'hui. Pourtant, depuis 50 ans au moins, d'autres théoriciens ont favorisé une effervescence de la pensée infirmière via une pluralité de modèles et ainsi posé les assises du champ disciplinaire des sciences infirmières. De notre point de vue, chaque IFSI devrait en tout premier lieu s'adosser à un modèle de pensée infirmière conceptualisé en équipe pédagogique et conforme à des valeurs communes, institutionnelles. « L'intention première de La pensée infirmière demeure de favoriser l'accès à des notions théoriques et d'en assurer l'appropriation par toute étudiante et toute infirmière » (5). Ce modèle choisi, constituerait la colonne vertébrale du projet pédagogique de l'IFSI. Aujourd'hui, certains IFSI français sont entrés dans cette démarche, par exemple en se référant au modèle humaniste de la Faculté des sciences infirmières de Montréal (6). Par ailleurs, il existe depuis peu quelques experts français, Ph. D. en sciences infirmières formés au Québec. Ces personnes ressources devraient être sollicitées comme conseillers par le ministère, par les sociétés savantes et par les directions d'IFSI. Ces chercheurs, pourraient également former et/ou tutorer les formateurs d'IFSI à l'initiation à la démarche de recherche en sciences infirmières.

Les situations emblématiques

Pour avoir une bonne connaissance de ce que recouvre une formation universitaire en sciences infirmières, notamment au Québec, nous sommes convaincus que la meilleure manière de motiver les ESI, les formateurs, d'effectuer en permanence un va et vient entre théorie et pratique, est de baser tous les apprentissages sur des situations emblématiques où, comme à la Faculté des sciences infirmières de Montréal : « tous les enseignements des connaissances essentielles, par exemple de physiologie, de pathologie, de pharmacologie, sont intégrés dans l'étude des situations infirmières cliniques » (7). Ces situations emblématiques correspondent aux « situations les plus fréquentes devant lesquelles l'étudiant pourra se trouver » (8). La situation emblématique ne doit pas seulement être un support pédagogique au sein d'une UE, mais en constituer les fondations sur lesquelles chaque étudiant va construire ses connaissances et développer ses compétences. Dans cette configuration, à partir d'une situation, c'est l'ESI, dans une démarche d'autonomie et d'opérationnalité, qui va aller chercher les savoirs et les outils lui permettant de problématiser pour répondre avec une efficience soignante. « Former un professionnel, c'est l'aider à problématiser des situations de travail et non pas lui donner des certitudes » (9). En pratique, cette approche implique de préférer les temps de recherches individuels et collectifs, ainsi que du travail en groupes restreints privilégiant les méthodes pédagogiques actives (simulation, carte conceptuelle, serious et escape-game, analyse des pratiques, metaplan...). Elle inclue l'apprentissage de la recherche documentaire afin de repérer des données fiables et de savoir les analyser. Enfin, cette approche invite à privilégier la classe inversée (Ressources à disposition en ligne puis exploitation en groupes avec un formateur et/ou des infirmières). Certains formateurs comme Flora, se projettent déjà : « La formation en ligne c'est possible, c'est sûr, au lieu d'avoir 150-170 ESI dans un amphi ou une partie est agitée. Il faut repenser à utiliser la pédagogie inversée. Des cours en ligne puis revenir avec eux en petits groupes présentiels sur l'aspect pratique. » De son côté, avec une formation réellement fondée sur des situations emblématiques, le formateur occupe une posture d'accompagnement et de médiateur de l'identité et des valeurs infirmières.

La théorie d'apprentissage socioconstructiviste

Le programme de formation infirmière de 2009 évoque l'avènement d'un praticien autonome et réflexif, mais il est encore mis en œuvre sur un modèle behavioriste de Pédagogie Par Objectif (PPO), avec un modèle transmissif de connaissances via des cours magistraux et une partie des partiels axés sur un contrôle des connaissances, pour ne pas dire du bachotage. Nous pensons que la formation infirmière doit se fonder sur trois principes fondamentaux, tous reliés à la théorie d'apprentissage socioconstructiviste (10) : les interactions sociales, la pratique réflexive et la métacognition.

• Le premier principe est celui des interactions sociales et pour les apprenants les plus matures (2e-3e années), de l'apprentissage collaboratif où le formateur adopte non pas une posture de contrôle mais de facilitateur des apprentissages. Dans la grande majorité des situations emblématiques, l'infirmier n'est pas seul mais fait partie d'une équipe pluridisciplinaire. Même en libéral, avec l'avènement des Equipes de Soins Primaires (ESP) et des Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS), l'activité soignante est systématiquement adossée à un projet d'équipe. Il est donc primordial que les ESI apprennent ensemble. Il est capital que le futur infirmier apprenne dès l'entrée en formation initiale, à confronter son point de vue, à écouter les divergences d'opinions et de représentations, à développer la pensée critique et à accueillir avec ouverture le conflit sociocognitif. « La compréhension d'un problème ou d'une situation peut être améliorée par la discussion avec quelqu'un d'un avis contraire au sien : si le formé résout le problème avec un autre formé et s'il y a désaccord sur la façon de résoudre le problème » (11). Le principe d'interactivité atteint son meilleur niveau de performance pour des groupes de 5 à 8 apprenants (12), ce qui peut s'appliquer aussi bien en présentiel qu'en distanciel via par exemple les MOOC (Massive Open Online Course), le storytelling, la réalité virtuelle, ou la classe virtuelle simple... C'est l'avis de Daphné : « On faisait plutôt du dépôt de cours. On aurait dû mettre en place de la classe virtuelle. » Les environnements virtuels collaboratifs, qui correspondent à un panel qui va du simple texte à du graphisme 3D très évolué, sont bien adaptés à l'apprentissage socioconstructiviste : « L'apprenant, seul dans un espace privé, s'adonne à un dialogue intérieur pour construire de nouvelles connaissances ; en groupe, dans l'espace de communication, il échange avec ses pairs pour poursuivre la construction de ses connaissances, pour en débattre et pour les valider. Dans l'espace commun, il trouve tous les outils nécessaires pour réaliser le travail qui mène à l'atteinte du but que s'est fixé le groupe » (13).

• Second principe, la pratique réflexive. « Les compétences s'acquièrent dans et autour de mises en situation d'apprentissage sur le terrain. Mais l'apprentissage par l'action ne peut s'accomplir sans une réflexivité » (14). La pratique réflexive est une manière de réfléchir sur sa propre façon d'agir, dans l'optique de se construire en tant que professionnel. Il ne s'agit pas d'un acte ponctuel en lien avec une situation particulière, mais d'un constituant du soi infirmier. Perrenoud la définie comme une « pratique régulière et banale du doute, de l'analyse et du développement professionnel » (15). Pour cette activité, rien de tel que la simulation et l'analyse des pratiques professionnelles.

• Le troisième principe est la métacognition, autrement dit penser sur sa manière de penser. Pour une profession située dans les rapports humains, il est essentiel que les ESI développent l'analyse et la compréhension de leurs processus mentaux. La métacognition, en formation, correspond à « la représentation que l'élève a des connaissances qu'il possède et de la façon dont il peut les construire et les utiliser » (16). Le recours à la métacognition constitue ainsi l'un des meilleurs prédicateurs de la réussite en formation.

La formation hybride

Comme le dit Bégonia, « La formation infirmière ne se prête pas à du 100 % distanciel. Pour moi l'hybridation est la forme la plus efficace ». De fait, il semble bien en regard des directives ministérielles que la rentrée universitaire 2020 s'adosse à la mise en œuvre de formations hybrides (17), il est fondamental que les ESI puissent tout au long de leur formation faire des liens entre théorie et pratique. « Si on prend au sérieux une perspective de développement, il faut reconnaître une continuité profonde entre agir et apprendre de et dans son activité » (18). Les témoignages des formateurs ont indiqué une hétérogénéité d'adaptation des dispositifs de formation et des compétences en termes d'enseignement à distance, ce qui ne constitue pas une découverte mais une réalité liée à la complexité et à la diversité des établissements de formation. « Le panorama des établissements de formation ressemble en France à un archipel hétéroclite de formations et de pratiques » (19). En France, il serait souhaitable d'envisager une réforme du dispositif pédagogique, en l'ancrant dans le champ universitaire des sciences infirmières et en développant des apprentissages hybrides à partir de situations emblématiques. Cette formation hybride pourrait renforcer l'autonomie des ESI qui travailleraient les apports théoriques à distance. Elle favoriserait également l'autonomie des formateurs, via la création de MOOC, de COOC (Corporate Open Oline Course) ou de capsules adaptive-learning et via le télétravail volontaire qui nous l'avons vu, a rencontré un plébiscite. Pour les directions d'IFSI, le télétravail offre des avantages : « La productivité des salariées augmente de 22 % en étant en télétravail. On relève une baisse des arrêts maladie à hauteur de 5,5 jours par an. Le fait de satisfaire ses salariés en répondant à leurs besoins grâce au télétravail peut créer une réelle fidélisation » (20). Au sortir de la crise sanitaire, le temps de l'innovation pédagogique est venu. Externaliser l'ingénierie pédagogique distancielle amputerait le dispositif pédagogique de la créativité des formateurs d'IFSI qui eux, sont les mieux placés pour tisser les liens entre la théorie et l'activité soignante. Il serait plus efficient de disposer d'un formateur ressource, formé à l'ingénierie multimédia, comme le montre Bégonia qui dispose de ce type de compétences : « J'ai réalisé de la formation continue pour les collègues et de l'accompagnement de projet (capsules numériques), des tutoriels, de l'accompagnement pour transformer les contenus ainsi que du travail technique (sonorisation, vidéo, montage...). » Il nous semble que le changement doit provenir de l'intérieur, du sein des IFSI. « Je pense que nous pouvons être producteurs de contenus, qui sont spécifiques à chaque IFSI. Cela veut dire investir dans du logiciel et former les formateurs, pour être autonome » (Bégonia).

Le plan de formation

Si l'on accepte l'idée que le dispositif pédagogique devrait s'orienter vers une formation hybride, il convient alors pour les directions d'IFSI d'investir sans tarder dans un plan de formation permettant aux formateurs de monter en compétences, pas seulement dans le registre des TICE. La formation et plus largement l'éducation, sont situées dans une interdisciplinarité avec des évolutions à prendre en compte. En pratique, un axe de formation à privilégier est celui de la formation aux TICE, dont l'ingénierie multimédia avec l'apprentissage de l'utilisation d'outils auteurs qui permettent de créer des modules e-learning complexes avec de nombreuses possibilités de personnalisation graphique, vidéo et pédagogique. Il est indispensable que les formateurs conservent la maîtrise de la création et de l'agencement des contenus pédagogiques, tout en prenant en compte les nouvelles générations d'apprenants. Le e-learning, conçu avec une succession de modules linéaires, n'est pas adapté à la formation infirmière car il est ennuyeux et ne favorise ni l'autonomie ni les interactions sociales. Aujourd'hui, la tendance est à l'adaptive learning, ou apprentissage adaptatif, qui est une nouvelle approche de l'éducation consistant à ajuster l'apprentissage aux besoins individuels de chaque apprenant. Pour lui, il ne s'agit plus de suivre une formation mais de vivre une expérience de formation personnalisée. Pédagogiquement, dans cette méthode d'apprentissage, une ou plusieurs caractéristiques de l'environnement d'apprentissage s'adaptent à l'apprenant. Cette innovation, si elle était adoptée, nécessiterait une formation spécifique à inclure au plan de formation. Toujours sur le plan du numérique, nous avons observé que durant la crise sanitaire, les formateurs avaient utilisé leurs téléphones et ordinateurs privés, leurs adresses mails personnelles... Il n'est donc pas apparent que les IFSI aient organisé une gouvernance de l'information avant le confinement de mars 2020. Cette improvisation du télétravail achoppe avec la réglementation en vigueur sur la protection des données. Pour être conforme, un plan de formation doit inclure d'office une formation de sensibilisation au Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), ne serait-ce que pour éviter ce que l'on nomme le « vrac numérique », c'est-à-dire « un amoncellement désordonné de fichiers numériques en tous genres, mêlant des formats hétérogènes et des règles de nommage approximatives » (21). Nous l'avons souligné, il faut également rattraper notre retard dans notre propre champ disciplinaire à savoir les sciences infirmières. De fait, le plan de formation doit comprendre une actualisation des connaissances relatives aux théories de soins infirmiers. Par ailleurs, même si beaucoup de formateurs possèdent un bagage en sciences de l'éducation, il leur manque souvent des compétences pratiques, comme par exemple la mise en œuvre conceptualisée des méthodes pédagogiques actives. Or ces méthodes actives sont interdépendantes des interfaces présentielles en groupes restreints ou présentielles à distance (classes virtuelles). Il est donc opportun de prévoir une formation aux méthodes actives au plan de formation. De plus, de nouvelles approches sont en passe de révolutionner l'enseignement et donc in fine la formation professionnelle. Nous voulons évoquer ici les neurosciences cognitives qui sont axées sur l'étude et la compréhension des mécanismes du cerveau qui sont à l'œuvre lors des apprentissages, comme par exemple l'attention, la concentration ou la mémoire. « L'intégration des neurosciences cognitives dans le monde éducatif n'est pas un effet de mode. C'est au contraire le début d'une prise de conscience de leur importance pour stimuler et favoriser les apprentissages » (22). Depuis des années, les médias sociaux et autres hébergeurs d'images ou de vidéos s'appuient sur les découvertes des neurosciences pour fidéliser les générations connectées. Un plan de formation optimal devrait donc proposer aux formateurs des formations leur permettant d'élaborer des stratégies neuropédagogiques.

Le réseau des formateurs

Notre enquête a mis en lumière l'esprit d'équipe des formateurs et la synergie qui s'est opérée, même à distance. Les IFSI sont souvent relativement isolés avec leur identité, leur organisation et leur fonctionnement propre. Si l'on considère l'ensemble des formateurs en France, nous sommes en présence d'un haut potentiel d'innovation, à condition que cette énergie soit mise en commun. Il nous semble donc fondamental d'instaurer une dynamique nationale de réseautage des formateurs d'IFSI. La pratique en réseau s'inscrit totalement dans la logique communicationnelle mondiale actuelle, notamment celle des digital native, donc des ESI. Le réseautage entre formateurs pourrait s'appuyer sur une société savante. Nous pensons à un espace de partage et d'innovation rattaché directement à notre discipline, les sciences infirmières. Au Québec par exemple, il existe le Centre d'innovation en formation infirmière (CIFI). « Le CIFI se veut un lieu de référence permettant aux chercheurs, professeurs, étudiants aux cycles supérieurs, stagiaires postdoctoraux, cliniciens formateurs, cadres académiques ou décideurs, de rester à l'affût et de discuter des innovations pédagogiques probantes dans le domaine de la formation infirmière » (23). Dans l'immédiat, il nous apparait clairement que la corporation des formateurs manque d'un espace collaboratif indépendant, d'un espace de libre expression, où également trouver des ressources et un appui pour effectuer des recherches documentaires. De même, les échos qui nous parviennent des rédactions des revues professionnelles indiquent que la crise sanitaire a catalysé un élan scriptural chez les cadres. Il est donc important d'accompagner les formateurs dans leurs projets d'écriture. Le réseautage, à condition d'être bienveillant et non sclérosé par des contingences de pouvoir, constitue le véhicule de la propagation de l'expertise et des propositions innovantes des formateurs.

Pour ne pas conclure

Cet article, fondé sur la réalité du ressenti des formateurs d'IFSI, s'inscrit dans un débat militant. Il est un appel à la participation active des formateurs d'IFSI aux changements majeurs qui vont, dès demain, impacter le dispositif de formation initiale infirmière. Il s'inscrit également dans une visée, le développement et la reconnaissance des sciences infirmières en France, dont la formation représente une composante essentielle en termes de leardership professionnel, de recherche et d'innovation. Nous remercions vivement les formateurs qui ont démontré leur réactivité et leur engagement durant cette crise sanitaire, offrant à la corporation infirmière leur vécu émaillé de leurs réflexions et propositions. « L'avenir appartient aux défricheurs de l'avenir » (24).

(1) Soyer L., et Tanda N. (2015). Initiation à la démarche de recherche. Traitement des données. Unité d'enseignement 3.4 et 5.6. Semestre 4 et 6. Paris : Vuibert. Collection Référence IFSI. P. 136.

(2) Malakoff Humanis. (2020). Etude Télétravail en confinement. https://newsroom.malakoffhumanis.com/actualites/en-complement-de-s„on-barometre-annuel-sur-le-teletravail-malakoff-humanis-presente-les-resultats-de-la-premiere-vague-de-s„on-etude-teletravail-en-confinement-fb78-63a59.html

(3) Malakoff Humanis. (2019). Étude : où en est le télétravail en France ? https://newsroom.malakoffhumanis.com/actualites/etude-ou-en-est-le-teletravail-en-france-0b60-63a59.html

(4) Malakoff Humanis. (2019). Étude : où en est le télétravail en France ? https://newsroom.malakoffhumanis.com/actualites/etude-ou-en-est-le-teletravail-en-france-0b60-63a59.html

(5) Pepin J., Kerouac S. et Ducharme F. (2010). La pensée infirmière. Chenelière éducation. 4e de couverture.

(6) Girard F. et Cara C. (2011). Modèle humaniste des soins infirmiers. Udem. Faculté des sciences infirmières. Université de Montréal.

(7) Soyer L., Tanda N. et Pepin J. (2015). Regards croisés sur les sciences infirmières. Objectif Soins & Management, (236), 45-„51. P. 47.

(8) Ministère de la santé et des sports. (2013). Formations des professions de santé Profession infirmier Recueil des Principaux textes relatifs à la formation préparant au diplôme d'Etat et à l'exercice de la profession. Berger-Levrault. P. 54.

(9) Vial M. (2001a). Faut-il un référentiel pour déterminer les missions du formateur des personnels de santé. Soins cadres, (37), 65-66. P. 65.

(10) Vygotski L. (1998). Langage et pensée. La Dispute.

(11) Donnadieu B., Genthon M. et Vial M. (1998). Les théories de l'apprentissage. Quel usage pour les cadres de santé ? Interéditions Masson. P. 56-57.

(12) Mucchieli R. (2016). Les méthodes actives dans la pédagogie des adultes. ESF.

(13) Henri F. et Lundgren-Cayrol K. (2001). Apprentissage collaboratif à distance. Pour comprendre et concevoir les environnements d'apprentissage virtuels. Presses de l'Université du Québec. P. 45-46.

(14) Vigil-Ripoche M. A. (2006). D'exécuter un soin à penser le soin ou de la difficulté à « mettre en mots » la pratique infirmière. Recherche en soins infirmiers, 2(85), 65-76.

(15) Perrenoud P. (2001). Mettre la pratique réflexive au centre du projet de formation. Cahiers pédagogiques (390), 42-45.

(16) Delvolvé N. Métacognition et réussite des élèves. http://www.cahiers-pedagogiques.com/Metacognition-et-reussite-des-eleves

(17) Ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation. (2020). Orientations pour les opérateurs du MESRI relatives à la préparation de la rentrée universitaire 2020. https://services.dgesip.fr/fichiers/Circulaire_-_Orientations_pour_les_operateurs_MESRI_relatives_a_la_preparation_de_la_rentree_universitaire_2020.pdf

(18) Pastré P., Mayen P. et Vergnaud G. (2006). La didactique professionnelle. Revue française de pédagogie, (154), 145-198. P 145-146. https://journals.openedition.org/rfp/157

(19) ANdep. (2012). Avenirs pour la formation paramédicale en France. Repères pour anticiper l'évolution des structures de formation paramédicale en France à l'horizon 2020. Paris : Interface - Conseil, Etudes & formation.

(20) https://www.openhost-network.com/blog/evolution-teletravail-france-2017/

(21) Texier B. (2020). Le télétravail est-il parti pour durer ? [En ligne].Archimag.com. https://www.archimag.com/vie-numerique/2020/05/04/teletravail-est-il-parti-pour-durer

(22) David L. (2020). L'impact des neurosciences cognitives à l'école. Famille & éducation, (532), 48-49.

(23) Centre d'innovations en formation infirmière (CIFI) : https://www.cifi.umontreal.ca/

(24) Claude Bartolome. (homme d'État français).