« L'alignement ``tête, cœur, tripes'' des soignants favorisera l'innovation et la prise d'initiatives » - Objectif Soins & Management n° 276 du 01/09/2020 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 276 du 01/09/2020

 

Management des soins

Dossier

Lydwine Vaillant  

Dans son ouvrage « Réinventons le secteur de la santé. Ils l'ont fait, découvrez leur clefs ! », Lydwine Vaillant évoque la nécessité d'une métamorphose profonde et radicale du système de gouvernance de l'hôpital. Ce livre est le résultat de son mémoire écrit dans le cadre de l'Executive Master en « Gestion et Politique de Santé » qu'elle a suivi à Sciences Po en 2017-2018. Elle s'est interrogée sur l'innovation managériale collaborative en établissement de santé et, n'étant pas experte dans ce domaine, sa démarche a consisté à interroger un certain nombre de leaders inspirés pour comprendre comment certains ont réussi à révolutionner leur organisation et leur façon de travailler en redonnant autonomie et responsabilités aux acteurs de terrain.

Dans votre ouvrage, vous évoquez la nécessité d'une métamorphose profonde et radicale du système de gouvernance de l'hôpital : sur quoi repose-t-elle ?

En premier lieu, il apparaît nécessaire d'articuler l'organisation à partir des besoins du patient, alors qu'aujourd'hui c'est plutôt lui qui s'adapte à l'organisation. De la même façon que les secteurs marchands des services ou de l'industrie placent le client au centre de leur attention, il faut raisonner sur les besoins du patient et s'organiser autour pour le prendre en charge. Il doit être considéré comme partenaire de ses soins : le médecin est le spécialiste de la maladie, certes, mais le patient est le spécialiste de sa vie avec la maladie. Capitaliser sur l'expérience qu'il a de sa maladie permet d'adapter la prise en charge sur ce qu'il exprime plutôt que de lui imposer une prise en charge standardisée. Ensuite, il faut passer d'un management très pyramidal, « top-down », où la direction décide alors même qu'elle est très éloignée des patients et de leurs besoins, pour aller vers un management plus participatif, « bottom-up », où les intervenants de terrain et les cadres intermédiaires (médecins et cadres de santé) ont leur mot à dire sur comment s'organiser au mieux. Au sein de l'hôpital, il faut que la gouvernance intègre la triple hiérarchie administrative, médicale et soignante. Chacune de ces trois entités doit être partie prenante dans une gouvernance partagée, avec un leadership tournant selon les sujets, les problématiques. Pour autant, il ne s'agit pas de tout décider ensemble systématiquement, chacun ayant des compétences complémentaires.

Les pôles mis en place par la loi « Hôpital-Patients-Santé-Territoires » (HPST) de 2009 sont-ils d'après vous le bon niveau d'organisation ?

L'idée de mutualiser les ressources et d'impliquer les médecins dans la gestion des pôles était une bonne idée. Mais ils constituent une strate trop large : il faut revenir à l'entité du service qui a quasiment disparu, car l'organisation par pôle crée de la souffrance, le personnel ne s'y reconnait pas, il n'y a plus de sentiment d'appartenance.

Par exemple, la polyvalence des soignants dans une entité très vaste est une source de stress pour tout le monde : quand le matin, le médecin ou le cadre ne sait pas avec quel(le) infirmier(ère) il va faire équipe, ne sait pas s'il (elle) connaît le fonctionnement du service ou pas, c'est très compliqué !

La recherche d'économies d'échelle finit par être contreproductive car les individus ne sont pas considérés, ils deviennent des pions au sein de technostructures, ce qui se traduit par une baisse du niveau de motivation, de l'implication, et finalement des efforts. L'échelle du service est la bonne pour pouvoir mener un travail de réflexion sur ce qui nous réunit, nous rassemble, notre raison d'être, pour que les personnels retrouvent du sens à leur action.

Vous appelez au développement d'un management plus humain dans les organisations de santé en France. En quoi le management actuel n'est-il pas humain ?

Un des principaux éléments de contestation à l'hôpital concerne la tarification à l'activité : elle a généré une mainmise administrative qui pousse à devenir indifférent à l'humain, alors même que le secteur de la santé, par nature, doit promouvoir l'humain. Elle a poussé à une organisation tayloriste du travail car ceux qui produisent des procédures sont éloignés de la réalité de terrain : le pouvoir d'organiser le travail a été retiré à ceux qui le connaissent et confié à des bureaucrates qui se focalisent sur la rentabilité des activités, dans une vision quantitative. Le « stress gestionnaire » a gangréné les liens humains, pourtant fondamentaux, en instaurant un phénomène de maltraitance institutionnelle qui aboutit à l'absentéisme, au burn-out...

Un choc de simplification administratif est nécessaire car la présence de travail administratif à tous les échelons éloigne de la relation avec le patient et crée de la souffrance. Cela nécessite de mettre en place un enseignement plus transversal en formation initiale et continue : des troncs communs entre cadres de santé, personnels administratifs, soignants autour des sciences humaines pour développer l'apprentissage de la coopération transversale, l'ouverture aux autres, l'écoute.

D'une manière générale, le système de santé aura tout à gagner à passer d'une logique de défiance à une logique de confiance : globalement, les professionnels de santé sont animés par une vocation intrinsèque très forte, la volonté de bien soigner. L'ensemble des personnalités qui interviennent auprès du patient ont une vocation vertueuse qui mérite la confiance. Or c'est l'inverse qui est observé aujourd'hui, ce qui entrave la prise d'initiatives, l'envie d'aller de l'avant et d'être force de proposition, et finalement la reconnaissance. C'est d'autant plus dommage que très souvent les soignants ont les solutions, car se sont eux qui connaissent la réalité de terrain.

En quoi un management plus humain peut-il être bénéfique au fonctionnement des organisations de santé ?

Redonner du temps pour s'intéresser à la façon dont les équipes vivent les soins, leur laisser la possibilité de faire des propositions pour organiser le travail va de fait améliorer la qualité de soins, et la satisfaction des patients. L'alignement « tête, cœur, tripes » des soignants favorisera l'innovation et la prise d'initiatives actuellement étouffées par un management pyramidal. Il faut souligner que l'innovation organisationnelle laissant place à l'humain n'est pas une question de statut ni de taille, mais d'envie. Cela ressort clairement de la trentaine d'acteurs que j'ai interrogés, alors qu'ils travaillent dans des structures totalement différentes : association loi 1901, start-up, franchisé, clinique, CHU, CH, CPAM... Tous ont décidé d'innover par eux-mêmes dans leurs pratiques managériales, sans en avoir reçu l'injonction par leur tutelle ou leur hiérarchie pour redonner du sens à leur travail et à celui de leurs équipes.

Quels sont les dénominateurs communs à ces organisations ?

Tout d'abord une culture du soin centrée sur les besoins des patients. La notion de raison d'être est très importante. Elle rassemble l'équipe dont les personnalités sont guidées par l'intérêt général qui conditionne toutes les prises de décision de l'organisation. Le management doit être exemplaire, embarqué, car c'est lui qui impulse l'état d'esprit. Le manager doit avoir conscience qu'il a un devoir de transformation individuelle avant de vouloir mettre en place un modèle d'organisation plus participatif afin d'inciter l'équipe à y prendre part. L'autonomie responsabilisante donnée à l'équipe pour ce qui la concerne nécessite un processus d'intégration des nouveaux, l'apprentissage de la résolution de conflits pour progresser ensemble, la formation à la communication non violente, aux méthodes de communication orientées sur les solutions. Ces organisations sont aussi aidées et soutenues par des outils digitaux performants afin de faciliter la coordination et le partage d'informations en temps réel. Enfin, autre dénominateur commun : la possibilité pour chaque membre de l'équipe d'être pleinement soi-même, d'exprimer ses craintes de façon transparente sans avoir peur d'être jugé, d'apprendre de ses erreurs et de celles des autres grâce au partage, avec la mise en place d'espaces de parole démocratique.

Pouvez-vous citer des exemples d'innovation managériale collaborative facilement reproductibles ?

La démarche participative initiée et mise en place par le Pr Philippe Colombat au CHU de Tours avec l'Association francophone des soins oncologiques de support (Afsos) dès les années 90 est très intéressante. Déjà, à l'époque, l'objectif était de réduire la souffrance des soignants et d'optimiser la prise en charge des patients. Cette démarche est devenue obligatoire en France depuis 2004 dans tous les services de soins palliatifs. Et pourrait tout à fait s'appliquer dans les services qui prennent en charge des patients avec des pathologies chroniques. Elle repose sur 5 piliers.

1/ Des staffs pluriprofessionnels pour élaborer un projet personnalisé de santé avec l'ensemble des protagonistes intervenant auprès du patient. Ces réunions permettent de capitaliser sur les regards croisés : les aides-soignants, infirmiers puis médecins prennent la parole chacun leur tour (dans cet ordre), une synthèse est effectuée, permettant d'aboutir à un consensus. Si le médecin ne le suit pas, il doit expliquer pourquoi.

2/ Des formations internes au service mixant les catégories socio-professionnelles sur des sujets transverses pour favoriser une connaissance homogène, des échanges et la construction d'une identité de groupe.

3/ Des staffs de débriefing avec un psychologue extérieur en cas de situation particulièrement difficile.

4/ Un fonctionnement en mode projet dont le leader n'est pas forcément le chef de service.

5/ Des espaces de parole pour les managers (médecins et cadres de santé).

Cette démarche simple et rigoureuse repose sur deux prérequis essentiels :

• La complicité du binôme cadre de santé/chef de service,

• Leur envie commune d'impliquer l'ensemble de l'équipe dans ce mode de fonctionnement.

Son efficacité a été prouvée par des études cliniques qui ont démontré qu'elle permet d'améliorer la qualité de vie au travail des soignants et la qualité des soins. Cette démarche rétablit la confiance dans l'institution et répond au besoin de reconnaissance des professionnels de santé.

Un autre exemple est celui du CH de Valenciennes qui a mis en place une véritable délégation de gestion au niveau des pôles confiée au trinôme de pôle associant un cadre de gestion, un cadre de santé et le médecin chef de pôle. Cela permet la responsabilisation budgétaire (avec un EPRD (1) de pôle, autorisation d'engagement de dépenses jusqu'à un certain montant), une grande autonomie de recrutement, des circuits courts de décision. Cette culture médico-économique partagée, responsabilisante, est un succès puisque le CH est l'un des rares à être excédentaire depuis 8 ans maintenant.

On parle beaucoup de participatif, coopératif, collaboratif... : comment faire en sorte que les soignants soient réellement parties prenantes du changement ?

Il faut souligner que la responsabilisation ne convient pas à tous les profils : certaines personnes ne souhaitent pas être impliquées dans les décisions et cela doit être respecté, il faut l'accepter. On ne peut obliger personne à y adhérer, ce serait d'ailleurs contreproductif. Il faut de tout dans une organisation. Certains peut-être ne croient pas à la sincérité de la démarche et préfèrent observer. Mais qui sait ? Peut-être s'impliqueront-ils plus tard quand ils auront confiance dans ce fonctionnement ?

Dans tous les cas, il faut que les cadres de santé aient l'appui de leur chef de service. Et il ne faut pas avoir la prétention de transformer une équipe entière du jour au lendemain, il faut laisser le temps au temps, pour que chacun ait le temps de mûrir... ou de partir...

La crise récente du Covid nous apporte d'ailleurs des enseignements intéressants sur la capacité des personnels de santé à changer leur organisation. Jusque-là, l'idée d'une forte résistance au changement des personnels de santé était assez répandue. Or pendant la crise, ils ont fait preuve d'une formidable capacité d'adaptation et d'un engagement sans précédent. Pourquoi ? Tout simplement parce que l'ensemble des professionnels de santé se sont mobilisés autour de leur raison d'être, leur vocation intrinsèque : sauver des patients. Rentabiliser l'occupation des lits ne les mobilise pas, en revanche ils sont capables de déplacer des montagnes, de prendre part aux décisions pour des causes qui leur tiennent à cœur.

Conclusion : il faut écouter les soignants et s'ils ne s'engagent pas, c'est sans doute pour de bonnes raisons !

(1) État prévisionnel des recettes et des dépenses.