Valeur - Objectif Soins & Management n° 275 du 01/06/2020 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 275 du 01/06/2020

 

Le sens des mots et des idées

So Straga  

La mission de l'hôpital est claire : soigner les personnes. Pourtant, à parcourir les pages de présentation des sites internet des institutions de soins, on en apprend davantage...Les hôpitaux ont certes une mission mais ils la remplissent en respectant certaines valeurs ! La liste des valeurs est longue : bienveillance, professionnalisme, excellence, collaboration, créativité, tolérance, innovation, responsabilité, loyauté, intégrité, satisfaction, persévérance, enthousiasme, humilité, résilience...

Le choix des valeurs

Parmi elles, chaque institution en sélectionne trois ou quatre et les décline selon l'interprétation qu'elle imagine.

Dans certains cas, elles auront été sélectionnées en concertation avec les équipes de terrain, dans d'autres cas, une ou deux réunions type brainstorming de comité de direction auront suffi à les définir pour une période indéterminée. Rédigées et habillées par le service communication, ces valeurs trônent en première page des sites hospitaliers ; elles font partie de la marque de fabrique de toutes entreprises. En quête d'authentique, le consommateur déçu les pointera du doigt s'il n'est pas satisfait.

valeurs et sens : dans quel sens ?

Quoiqu'il en soit, soigner ne suffit pas, il faut le faire de manière responsable et certainement bientôt de manière éco-responsable. D'après les spécialistes de la qualité de vie au travail, les valeurs permettraient de donner du sens au travail. En effet, quoi de plus abrutissant que l'exécution d'une tâche dénuée de sens ? Malgré tout, à bien y réfléchir, est-ce les valeurs qui donnent du sens au travail ou est-ce le travail sensé qui crée des valeurs ?

Les « corporate values » équivalent-elles toujours avec le vécu des travailleurs au sein des organisations de santé ? Elles nous semblent parfois vides de sens, mais ces valeurs sont la garantie d'un engagement fort de la part des annonceurs. Ces dernières semaines, les valeurs prônées par les systèmes de santé ont été mises à l'épreuve... En voici un inventaire, un peu hasardeux.

La valeur courage nous est apparu sous diverses formes : affronter une maladie inconnue, travailler plus que prévu, réaliser des tâches méconnues. Avoir le courage de continuer à soigner alors que le virus apparaît, que le matériel de protection fait défaut, que ses propres collègues s'infectent de la maladie qu'on combat. Garder pour soi ce que l'on voit pour ne pas effrayer sa famille, ne pas dévoiler sa propre peur, ses propres doutes. Voir augmenter un nombre considérable de décès en un court instant.

Peu de gens savent que de nos jours, les soignants peuvent travailler des années sans jamais voir un décès, tellement la médecine a progressé. Ce courage a été perçu et salué par des applaudissements répétés, des remerciements, des comparaisons métaphoriques de type soignants-héros ou soignants-soldats. Mais le courage est-il un acte de bravoure ponctuel ou une attitude attendue sur le long terme ? Les héros sont fatigués et veulent de la reconnaissance, des moyens et un salaire décent... nous revoici dans de la valeur ; curiosité d'une valeur tangible cette fois-ci, s'agissant de financement d'un secteur tournant en mode économie depuis plusieurs dizaines d'années.

La créativité : une valeur qui fait son entrée dans le top trois est certainement la « créativité-ingéniosité-innovation ». Les soignants se sont rapidement retrouvés dépourvus face à la pandémie. Pour la première fois dans nos pays dont le pourcentage du PIB consacré à la santé figure parmi les plus hauts au monde, les travailleurs de la santé ont manqué de matériels. Le matériel n'a pas uniquement manqué vis-à-vis des patients, mais il a fait également défaut concernant la protection des soignants eux-mêmes. Soudain, des pharmaciens hospitaliers se sont mis à fabriquer leurs propres désinfectants ; des acheteurs hospitaliers se sont mis à chercher les meilleurs tissus afin de fabriquer en interne des masques et des blouses de protection ; des systèmes D ont pallié le manque de consommables de respirateurs. L'hôpital a recommencé à fonctionner en vase presque clos, en mode « débrouille » pour ravitailler, former et protéger ses équipes. Aucun obstacle de type numéro de bon de commande incomplet, validation non connue, accréditation obligatoire à surmonter ; si l'idée est bonne, alors la mise en production suit instantanément. Curiosité d'une organisation redevenue autonome et unifiée vers un objectif commun pourtant imprévu dans le plan stratégique.

La valeur solidarité vient compléter les premiers rangs du palmarès des valeurs. Comme décrit précédemment, il s'agit d'abord de se mettre au service de l'autre. Accepter d'endosser un autre rôle, remplir des tâches qui ne sont pas listées dans son descriptif de fonction. L'ergothérapeute coud des masques, la secrétaire livre des colis aux patients, l'endocrinologue devient réanimateur, le kinésithérapeute reconditionne les chambres après nettoyage... Les silos n'existent plus, seuls comptent les compétences, les capacités, la volonté. On apprend le métier de l'autre, on enfile l'uniforme de l'autre, on redevient humble, la seule chose qui compte, c'est aider le mieux possible. Les gens se côtoent, sans se connaître ; ils se confrontent enfin aux mêmes obstacles qu'ils parviennent à contourner à force de collaboration. Solidarité entre organisations qui tantôt partagent des procédures rapidement rédigées ; qui tantôt offrent du matériel miraculeusement obtenu à la clinique voisine et concurrente mais aujourd'hui en pénurie. Solidarité de la population confinée qui voyant ce qui se déroule sous ses yeux propose une aide bénévole ; solidarité des commerçants qui mettent à disposition marchandises et manutention. Curiosité d'une entre-aide de proximité ; parce qu'elle émane de personnes qui sont proches et qui ont dû se rapprocher davantage.

La valeur confiance fait partie de ces valeurs dont l'acquisition nécessite du temps, un certain temps... Comment le patient réagit-il lorsque son rendez-vous chez le médecin spécialiste est simplement annulé pour cause de covid, sans espoir de date ultérieure ? Dans un premier temps, il comprend et se rassure : « Il n'est pas bon de se rendre à l'hôpital en ce moment. » Mais peu à peu le temps s'allonge et la douleur se fait de plus en plus insistante, tandis que l'hôpital s'organise, faisant apparaître la téléconsultation. Avec pour constat que ce n'est pas plus mal...le médecin regarde toujours son écran, mais cette fois, c'est le patient qui est à l'autre bout. Nul dérangement : le patient en confinement et le médecin depuis son domicile. Qui aurait imaginé ça il y a deux mois ? Malgré cette alternative, il est des pathologies qui nécessitent de se déplacer jusqu'à l'hôpital. Le patient doit quitter son lieu de confinement, devenu un territoire de retrait sécuritaire, pour affronter l'extérieur, source de transmission de virus, pour atteindre le lieu de guérison par excellence : l'hôpital ! Quel paradoxe dans le discours sanitaire... N'est-il dès lors pas normal que le doute s'installe et que la confiance s'étiole ? La confiance thérapeutique est une valeur acquise à priori et que les soignants doivent entretenir au fil de la relation avec le malade. Alors qu'en est-il de cette confiance quand la confiance du soignant lui-même vis-à-vis du système de santé s'est brutalement sentie ébranlée ? Les psychologues évoquent la résilience...Les soignants seraient capables de résilience. Quelle valeur peut-on accorder à la résilience ?

La résilience, une exigence pour poursuivre le chemin

La résilience nécessite du temps, mais aujourd'hui nous sommes pressés de retourner à la normalité. Tout le monde veut retrouver le monde d'avant, ce monde où personne n'avait à faire la différence entre un masque chirurgical et un masque FFP2, sauf les experts du domaine du risque infectieux. Quelle valeur pour un masque ? Quatre fois plus cher qu'il y a trois mois. Quelle est la valeur de la perte financière des institutions de soins durant cette crise ? Quelle est la valeur des heures pour un patient hospitalisé en psychogériatrie et qui ne peut pas recevoir de visite ? Quelle est la valeur des heures supplémentaires prestées par les soignants et tous les autres travailleurs hospitaliers ? Quelle est la valeur des projets entamés qui ne seront jamais achevés faute de moyens ? En effet, les systèmes de santé mais également tous les autres systèmes ont un certain intérêt à entrer en résilience afin de prendre acte de l'événement que nous venons de vivre et de se reconstruire d'une façon socialement plus acceptable.