Analyser sa pratique pour construire son identité professionnelle - Objectif Soins & Management n° 267 du 01/02/2019 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 267 du 01/02/2019

 

Management des soins

Dossier

Antonella Fortin  

En matière d'analyse de la pratique, le développement d'une compétence pédagogique pour des apprenants « formateurs de formateurs » peut consister à suivre un parcours initiatique permettant d'expérimenter cette pratique. Le témoignage ci-dessous nous propose d'entrevoir comment, à partir de l'écriture, l'initié, en se prenant comme objet d'étude, tente de comprendre ce qui est à l'œuvre, pour lui, lors de cette expérience étonnante de formation collective.

L'atelier d'analyse de la pratique professionnelle (AAPP), organisé dans le cadre du master IFF (1), peut se définir comme une mise en abyme d'expériences qui s'entrecroisent, s'interfèrent, s'enrichissent, pouvant s'inscrire, pour chacun des participants, dans une temporalité différente. Sa visée est de développer, chez ces derniers, une compétence pédagogique spécifique pour qu'ensuite ils puissent, à leur tour, initier des formateurs qui proposeront à leurs apprenants la possibilité de comprendre ce qui se joue durant leur propre pratique professionnelle.

QUI PARLE À QUI ?

Le recours à une « carte mentale » peut nous permettre de visualiser les différents espaces dans lesquels il est possible d'évoluer (successivement et/ou simultanément) au cours d'une même séance d'analyse de la pratique professionnelle, en considérant bien sûr que tous les autres acteurs puissent également avoir ces mouvements psychiques, pour enfin parvenir à identifier, clairement, la « place » dans laquelle nous nous situons.

Pour Goffmann (2), « la place n'est pas le statut, elle n'est pas le rôle, c'est l'identité que s'assigne le locuteur dans le processus de communication et dans la représentation de l'enjeu. La communication apparaît plus comme un processus où l'information et le message sont moins importants que la question centrale, qui est de savoir qui parle à qui ? ».

Aussi, lors d'une séance, nous sommes rarement dans un « seul » rôle (aider à la verbalisation, observer, formuler des échos) et notre statut est à définir en permanence (cadre de santé formateur, enseignant, collègue, femme, mère, homme, père...) parce qu'en dehors de ce qui est exprimé à l'ensemble du groupe, il y a également tous les mouvements qui se passent dans l'esprit de chacun, et rien n'est prévisible.

En effet, selon les événements, l'ambiance du groupe, les différents récits qui peuvent être relatés, la disponibilité et le degré d'écoute, l'entrée en résonance avec nos propres expériences (professionnelles et/ou personnelles) peut nous ramener à un moment situé dans le passé ou nous projeter dans le futur. Parfois, cela peut également avoir pour effet de « bloquer notre pensée ».

DE L'APPROCHE PSYCHOLOGIQUE À L'APPROCHE PHÉNOMÉNOLOGIQUE

Quand nous utilisons une grille de lecture telle que l'approche psychologique, alors nous pouvons considérer ces mouvements de l'esprit, notamment en ce qui concerne le « blocage de la pensée », en tant que manifestation d'un « mécanisme de défense », que Sillamy définit comme « un mécanisme psychologique inconscient utilisé par l'individu pour diminuer l'angoisse, née des conflits intérieurs entre les exigences instinctuelles et les lois morales et sociales » (3). Ainsi ce processus nous protège d'un discours difficile à entendre.

Ensuite, une approche phénoménologique, telle que le philosophe Jean Greisch l'envisage dans son article « Empêtrement et intrigue. Une phénoménologie pure de la narrativité est-elle concevable ? » (4), oriente notre analyse vers une interrogation sur « l'empêtrement d'autrui et le travail de compréhension auquel ces histoires d'autrui donnent lieu » (5).

En effet, une des étapes durant l'AAPP étant le récit d'un « fragment professionnel » par un membre du groupe (choisi à bulletin secret par ceux-ci hormis l'animateur), les participants prennent, de fait, connaissance de l'histoire de « il était une fois un héros qui... » et, comme l'explique Greisch, « le cas, l'affaire, c'est toujours d'abord une histoire. La comprendre, en prendre connaissance, c'est aussi être mêlé à elle d'une manière ou d'une autre » (6).

De plus, l'auteur précise que « toute histoire possède un horizon temporel, qui nous renvoie à une préhistoire et qui annonce des suites, c'est-à-dire des ``post-histoires''. C'est déjà dire que le phénomène de l'empêtrement interdit un voyage dans le temps selon une succession chronologique purement linéaire et il interdit également de fixer un commencement absolu ».

Dans ce contexte, comprendre l'histoire qui nous est racontée, c'est « participer d'une manière ou d'une autre à son empêtrement » (7) et c'est donc prendre le risque de voir réapparaître des « horizons oubliés » (8).

Ainsi, la première approche conduit à un certain contournement des émotions qui peut rapidement atteindre ses limites. En revanche, la seconde permet une analyse qui offre davantage de perspectives, notamment en renforçant la mise à l'écart des affects.

LA DISTANCE DE PROFESSIONNALITÉ

La prise de conscience de tous ces mouvements possibles au cours d'une séance d'AAPP laisse entrevoir ici la nécessité pour l'animateur, qui se met au service du « héros », non pas de faire abstraction de son ressenti mais de parvenir à l'apprivoiser davantage, puisque sa mission consiste à accompagner ce dernier dans la mise en mots de ses maux et de ses émotions.

Cependant, trouver la « juste distance » peut être une compétence que l'animateur, par son activité antérieure (infirmier en psychiatrie, en soins palliatifs...), peut penser maîtriser. De ce fait, il peut imaginer, s'il fait fi des mécanismes variables et évolutifs qui sont à l'œuvre dans ce que Jean-Marie Paragot nomme « la distance de professionnalité dans les métiers de la relation » (9), que c'est un acquis définitif.

En effet, l'auteur précise que « chaque protagoniste est composé d'un noyau subjectif, intime secret voire inconscient de sa personne et d'une surface visible, efficace d'expertise. Entre les deux, une distance variable et évolutive serait le lieu d'amortissement et de transmission des effets professionnels sur la personne et réciproquement des affects personnels sur l'expertise ; ce que nous avons dès 1991 appelé la ``distance de professionnalité'', lieu du ``pilotage'' de soi en relation professionnelle » (10).

LE SOI EN RELATION PROFESSIONNELLE

La reconnaissance institutionnelle n'est qu'une amorce de la transformation qui peut s'opérer chez un individu afin qu'il construise sa nouvelle identité professionnelle

Ainsi, le soi en relation professionnelle ne peut être transposé dans un environnement professionnel différent sans de nécessaires réajustements, au risque de se méprendre sur ses compétences dans ce nouveau domaine. Ce « soi professionnel » n'est pas figé, il est évolutif.

Cette compréhension de l'évolution du « soi professionnel » nous permet de faire le lien avec ce que Nicole Bénaïoun-Ramirez (11) nous livre autour de l'« idéal professionnel ». Elle explique qu'il « se complexifie au cours du temps à l'aune de la réflexivité et se constitue en ligne d'horizon pour le soi professionnel. Ce dernier tire les leçons de l'expérience, et les capacités adaptatives se construisent à travers l'élaboration d'une posture réflexive ancrée dans un rapport particulier au contexte, et sont à envisager aussi comme une renégociation d'éléments d'implication issus des parcours professionnels précédents. C'est, pour nos deux sujets, la reconnaissance institutionnelle qui les confirme dans leurs transformations ».

Néanmoins, la reconnaissance institutionnelle n'est qu'une amorce de la transformation qui peut s'opérer chez un individu afin qu'il construise sa nouvelle identité professionnelle parce qu'il lui appartient, également, de se donner les moyens de cette mutation, notamment en actualisant les concepts qui sous-tendaient sa pratique antérieure.

Entre cure et care

Aussi, si nous prenons comme exemple la formation en soins infirmiers, les concepts du cure et du care peuvent nous éclairer dans ce registre.

Pour Donald Winnicott (12), le cure signifie « traitement, éradication de la maladie et de sa cause », tandis que le care est considéré comme « soin, intérêt, attention ». Dans le domaine de la santé, la notion de soin est « communément définie par une série d'oppositions qui renvoient implicitement à l'opposition nature/culture » (13), alors qu'en fait « le care, loin de s'opposer au cure, l'englobe largement car même l'usage des techniques médicales les plus sophistiquées ne peut se dispenser du care » (14).

Le lien éducatif

De l'opposition entre le cure et le care peuvent naître alors des malentendus autour desquels certains mythes « professionnels » peuvent se bâtir comme, par exemple, le fait qu'en institut de formation en soins infirmiers, les formateurs ne seraient pas là pour « soigner » les étudiants.

En partant de ce fantasme, les relations avec les étudiants risquent de se construire alors sur un modèle emprunté à la relation ``soignant-soigné'', réajusté aux besoins de la formation avec, en arrière-plan, cette culture soignante où, sous-couvert d'être toujours dans la ``juste distance'', les formateurs se doivent, certainement dans un mouvement défensif, de réduire ces relations à une dimension essentiellement fonctionnelle (guidance, référence, évaluation...).

Peut-être que certains éléments de réponse se trouvent dans l'acceptation que la dimension « prendre soin », autrement dit le care, tienne une place prépondérante dans le « lien éducatif » (15), tout comme dans la relation « soignant-soigné », et dans l'application des trois attitudes fondamentales que défend Carl Rogers, à savoir la congruence, la considération positive inconditionnelle et l'empathie (16).

Mais au-delà de ces trois attitudes fondamentales dans le « lien éducatif », valable dans tous les « métiers de l'humain », le formateur de formateurs doit proposer au public qu'il encadre des occasions d'apprendre à développer « sa capacité de réfléchir à ses pratiques en cours d'action et sur l'action, d'analyser ses actes professionnels et de les infléchir au gré de l'expérience » (17). Le dispositif d'analyse de la pratique professionnelle est un des moyens qui permet ce processus de transformation des représentations, des pratiques et des savoirs, autrement dit, de réflexivité.

L'efficacité en éducation

Certains chercheurs ont, par ailleurs, travaillé autour du concept d'efficacité en éducation : dans l'ouvrage collectif coordonné par Sandoss Ben Abid-Zarrouk Estimer l'efficacité en éducation (18), Muriel Frisch nous montre comment les professeurs-documentalistes sont impliquées dans l'évolution de leurs pratiques et dans ce qu'elle nomme des formes d'``efficacité réflexive'', c'est-à-dire ce à quoi le professionnel doit faire face « dans des situations de travail complexes et instables dans lesquelles se jouent différentes formes de prescriptions » (19).

Ainsi, l'analyse de la pratique professionnelle peut offrir à ses participants, qu'ils soient acteurs, observateurs, ou animateurs, une possibilité d'accéder à une prise de conscience de ce qui est à l'œuvre durant leur activité professionnelle, comme notamment les sentiments de doute, de découragement, de satisfaction, d'attirance, de haine ou de violence.

Les conduites dominantes du formateur

Le formateur de formateurs doit préparer l'apprenant à endosser différentes postures durant les séances d'analyse de la pratique professionnelle.

C'est pourquoi le formateur de formateurs doit préparer l'apprenant à endosser différentes postures durant les séances d'analyse de la pratique professionnelle « nécessitant certaines compétences et mettant en jeu certaines conduites dominantes » (20) :

• le formateur animateur, s'adressant aux membres du groupe pour faciliter le travail et réguler le groupe ;

• le formateur clinicien, s'adressant à la personne pour clarifier les relations interpersonnelles ;

• le formateur modèle, s'adressant au praticien et/ou à la personne comme support d'imitation ;

• le formateur savant, s'adressant au praticien pour informer, pour documenter ;

• le formateur perturbateur, s'adressant à la personne pour la déstabiliser (la faire sortir de ses schémas habituels lors des mises en situation, la faire expérimenter) ;

• le formateur expert, s'adressant au praticien qui analyse et conseille pour améliorer la pratique (aider à la distanciation, aider à la réflexivité, fournir des repères).

CONCLUSION

Pour conclure, nous pouvons dire que, contrairement aux séances d'analyse de la pratique où c'est le dialogue avec les autres (membres du groupe, animateur) qui permet la prise de conscience de ce qui se produit lors de notre activité professionnelle, le travail d'écriture, lui, devient l'occasion de dialoguer avec soi-même, et c'est précisément cette mise en mots qui va favoriser notre réflexion sur le plan métacognitif et nous faire cheminer sur notre identité professionnelle.

1 Ingénierie de la formation de formateurs (université de Lorraine).

2 Othman Edbaïech, cours IFCS Laxou, 2014.

3 Norbert Sillamy (ed). Dictionnaire encyclopédique de psychologie, Paris, Bordas, 1980.

4 Jean Greisch, « Empêtrement et intrigue : une phénoménologie pure de la narrativité est-elle concevable ? », Vox poetica, 2005 (consulter sur : https://bit.ly/2rXCvMx).

5 Ibidem.

6 Jean Greisch, ibidem.

7 Ibidem.

8 Ibidem.

9 Jean-Marc Paragot, « Expérience de soi », Idéki, 2013 (consulter sur : https://bit.ly/2VasicT).

10 Ibidem.

11 Nicole Benaïoun-Ramirez, « Identités professionnelles entre réflexivité et adaptation », Recherche & Formation, no 60, 2009, p. 135-150 (consulter sur : https://bit.ly/2V5h8Gt).

12 Donald W. Winnicott, Conversations ordinaires, Paris, Folio, 1970.

13 Caroline Desprès, Serge Gottot, Hélène Mellerio, Maria Teixeira, Regards croisés sur la santé et la maladie : recherches anthropologiques, recherches cliniques, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 2016.

14 Ibidem.

15 Mireille Cifali, Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF, 1994.

16 Carl Rogers, Le développement de la personne, Paris, Dunod, 1966.

17 Marlyne Dabrion, Se former à l'analyse de pratiques professionnelles infirmières, Bruxelles, De Boeck, 2014.

18 Muriel Frisch, « Émergence d'un nouveau concept pour la recherche et la formation : ``efficacité réflexive'' », in Sandoss Ben Abid-Zarrouk (dir.), Estimer l'efficacité en éducation, Paris, L'Harmattan, 2015.

19 Muriel Frisch, « Documentation et inclusion : un dispositif original en France de recherche-intervention basé sur des méthodes combinées », Italian Journal of Educational Research, no 17, 2017 (consulter sur : https://bit.ly/2VdODGr).

20 Florent Gomez, « Représentations et identité professionnelle du formateur d'enseignants », Spirale – Revue de recherches en éducation, hors-série no 2, 1997, p. 127-152 (consulter sur : https://bit.ly/2SmDCAO).