“Infox”(1) et mensonges - Objectif Soins & Management n° 263 du 01/06/2018 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 263 du 01/06/2018

 

SUR LE TERRAIN

Dossier

Jérôme Eggers  

Tout le monde ment, vous, les autres et moi. Enfin, moi, moins que vous, mais comme vous pensez la même chose, on ne s’en sort pas. En fait, c’est tellement une habitude qu’on ne s’en rend même plus compte ; on se fait un film et, le pire, c’est qu’on y croit, alors que tout est faux ou presque. Je vais éviter la psychologie à deux sous et ne chercherai pas pourquoi on ment, mais tenterai davantage de comprendre les impacts du mensonge sur l’équipe de soins ainsi que ses effets sur soi et les autres, ceux qui mentent le plus, naturellement.

Plus le mensonge est gros, plus il est invraisemblable, plus il est crédible. On croit rêver. Nos hommes politiques sont de gros menteurs. Les débats avant la récente présidentielle étaient significatifs : on assène de gros mensonges, de manière assez péremptoire, tout en sachant que ce n’est pas vrai : soit parce qu’on ment sciemment, soit parce qu’on ne connaît pas les faits ou la vérité. Et ce mensonge est admis. Cela ne veut pas dire qu’on y croit, cela veut dire qu’on croit celui qui le dit. En fait ces mensonges-là, ceux qui viennent du monde de la politique ou des médias ou d’autres vecteurs, ne sont pas les pires : ils sont contrés assez rapidement par les réseaux sociaux, des instituts ou divers autres dont c’est le rôle. Mais le mal est fait et de manière irréversible. Le menteur démasqué peut facilement et a posteriori faire amende honorable, en disant qu’il s’est trompé ou qu’il n’a pas fait attention mais la trace reste. La presse, d’une manière générale, joue un double jeu assez délétère en relayant et amplifiant le mensonge puis en rétablissant la vérité ou les faits, en se faisant la championne d’une vertu imaginaire et indue(2).

Finalement ce mensonge est assumé, il est banalisé, comme s’il s’avérait nécessaire au but poursuivi. Tous les moyens sont alors bons pour parvenir à ses fins, y compris le mensonge dans sa forme la plus perverse, c’est-à-dire une vérité avancée comme telle dans un sens machiavélique : « Une vérité énoncée avec de mauvaises intentions surpasse tous les mensonges de l’imagination », dit William Blake(3). Ce n’est donc pas seulement le mensonge en lui-même mais également la finalité du mensonge, ce que le locuteur cherche à faire, obtenir ou montrer. Le président des États-Unis est un maître en la matière : ses points de vue sur le réchauffement climatique ou les armes à feu sont édifiants, entre autres mensonges dits avec une parfaite vraisemblance, au point qu’une partie importante de la population lui fait confiance. Son but est à la fois la déstabilisation, la critique des faits établis et la “gagne” de l’opinion.

On en arrive à une notion assez récente de post-vérité(4) où les faits objectifs ont une portée moindre que l’émotion avec laquelle ces faits sont énoncés. De fait, c’est moins le contenu qui est concerné que la façon dont ce contenu est divulgué. Ainsi, on s’éloigne de la différence entre le raisonnement assertorique où les assertions l’emportent et le raisonnement apodictique où les faits sont nécessairement vrais et universels. S’ajoute donc un élément qui n’existait pas, avec un émotionnel particulièrement mis en avant dans l’énonciation, un peu comme un air de Verdi chanté par un enfant et le même air chanté par Maria Callas. C’est pourtant le même air mais l’émotivité liée à l’interprétation le rend plus sensible à l’opinion lorsqu’il est chanté par un professionnel, et c’est d’autant plus vrai que le professionnel en question, ou le politique de tout à l’heure, est connu et renommé.

LE MENTEUR ET SA CIBLE

Tout le monde n’a pas la capacité de faire vibrer sa voix dans le registre de l’émotionnel pour gagner l’opinion, certes, mais une vérité supposée dite sur Internet aura plus de portée sur l’opinion que la même vérité supposée publiée dans une grande revue scientifique. C’est l’énonciation et son support émotionnel qui sont importants dans le premier cas, et la vérité “nue” qui l’est dans le deuxième, avec un retentissement scientifique grand mais peu chargé en émotivité. C’est évidemment beaucoup moins intéressant puisqu’il n’y a pas la part de “téléréalité” liée au message. Alors, Internet rend-il crédule ? La qualité de l’information importerait plus que les faits eux-mêmes. Nous sommes tous fautifs en ce sens puisqu’on ne fait plus l’effort de rechercher la crédibilité d’un fait, qui se trouve d’ailleurs chassé par un autre, tant l’information va vite au point d’être oubliée aussi vite. Un événement tragique rapporté aux actualités sera présent tous les soirs jusqu’à être chassé par un autre événement, quelle qu’en soit la nature.

Finalement le mensonge a toujours existé et c’est presque un mal nécessaire. Il est cependant révélé au grand jour grâce à Internet, qui n’a pas alors que le défaut de multiplier à l’excès l’information. Nous sommes tous suivis(5) par des logiciels spéciaux et la fraude est tracée : fraude à l’assurance, adultère, faute de conduite automobile, etc. Il est désormais plus difficile de cacher son mensonge qui peut être livré au grand jour, mais seulement pour ceux qui veulent le voir et l’entendre.

Émeric Henry a montré(6) que les faits ainsi rapportés, dans un contexte où la cible sait que le menteur n’a pas dit la vérité, sont crus et la confiance dans le menteur-émetteur maintenue. « Cela aurait pu être vrai », dit-on après révélation des faits. Impensable. La vérité reste impuissante. J’irai même plus loin : la vérité n’est plus crue. Cela semble logique dans la mesure où le mensonge est une base de communication admise et pratiquée par tous. Dan Brown dans son dernier ouvrage dit : « Aujourd’hui le mensonge a autant de poids que la vérité. »(7)

LES INFORMATIONS FALLACIEUSES OU INFOX

Le mensonge est un arrangement avec la réalité : on la rend plus belle, plus personnelle, plus adaptée à nos besoins, plus riche, plus transgressive aussi. D’accord. Mais il s’agit d’un mensonge dont la dimension est individuelle, sans visée destructrice. Ce n’est pas le cas des informations fallacieuses, qui sont bien plus que des fausses nouvelles(8). Elles visent la désinformation massive dans un but de malveillance évident. On peut ainsi tout dire, sous couvert de l’anonymat d’un réseau social, d’un média quelconque ou d’une lettre anonyme, y compris les pires horreurs(9). Certains auteurs considèrent que les informations fallacieuses sont nées des théories du complot à la suite des attentats du 11 septembre 2001. C’est la construction sans fondement d’un ennemi présumé aux multiples formes colportée par des rumeurs également sans fondement (comme toutes les rumeurs ou presque) qui entreprend en secret une action illégale et néfaste affectant le cours des événements dont les médias font leurs choux gras. C’est d’autant plus pervers que les arguments permettant de penser à une invention pure et simple d’un complot se retournent contre leurs auteurs en autant de preuves plus ou moins sensées que le complot existe bien. Toute l’astuce consiste donc à interdire de vérifier les faits par de rocambolesques arguties inventées de toutes pièces et à soigneusement éviter la contradiction, c’est-à-dire la démonstration éclairée et prouvée des faits, simplement des faits. Si les nouvelles truquées publiées sur le Net datent peut-être du 11 septembre, elles ne sont pas récentes : quelques affaires célèbres sont parties de rumeurs totalement inventées dans le but unique de dénigrer : l’affaire du collier de la reine, Philippe le Bel et les Templiers ou encore l’affaire Dreyfus.

Au-delà des informations fallacieuses, cette technique est largement utilisée par des organes ou des administrations qui, forts de leur position et de leur force dans un système, dénigrent à l’extrême les preuves au point de convaincre d’autres partenaires, qui ne mettent pas en doute les éléments falsifiés, erronés ou simplement absents apportés et mis sous leurs yeux. C’est un peu comme les sources documentaires dans un mémoire : de mémoire en écrit, chacun se repasse une donnée documentaire sans prendre la peine de la vérifier jusqu’au jour où on s’aperçoit que la donnée est fausse. Trop tard.

QUELLE VÉRITÉ ?

Toute la difficulté est de donner et faire valoir la vérité, même si la définition de ce mot est extrêmement difficile à trouver. Je préfère dire que je fais valoir des faits prouvés et vérifiés qui engagent l’auteur et sont à la disposition des autres. Mais le mensonge revêt souvent une forme insidieuse de petits mensonges mis bout à bout, parfois par plusieurs personnes, et c’est à proprement parler un tissu de mensonges. Ces mensonges-là sont bien pires que les mensonges des politiques car il est presque impossible de les contrer tous pour rétablir la vérité, celle à laquelle on croit, celle qui établit son honneur et sa dignité. C’est véritablement une manipulation perverse qui vise à titre personnel un individu pour le décrédibiliser, au point de perdre son emploi, sa réputation voire sa vie. La diffusion de fausses informations devient ainsi un instrument de destruction, de haine et de perversité d’autant plus cruel qu’il n’expose pas ses auteurs et reste quasi impossible à contrer.

La vérité contre les mensonges ? Pas si simple car le temps joue contre nous : établir la vérité nécessite la recherche de preuves, du temps, parfois des moyens. Je dirais aussi que la vérité a besoin d’une tête saine, c’est-à-dire attachée à une certaine vertu de la bonté humaine, alors que les mensonges pervers sont le terreau de la dépression et de la perte de l’estime de soi. Mais pourquoi perdre son temps à tenter de rétablir des faits alors qu’ils seront balayés par d’autres informations plus fausses ou invraisemblables les unes que les autres ? D’abord parce que ce qui est publié reste : on ne peut effacer de la Toile des éléments destructeurs qui ont été maintes fois répliqués. Également parce la réputation d’une femme ou d’un homme se ternit en quelques minutes et que c’est malheureusement durable. Enfin, pour la vérité et le bonheur d’être reconnu crédible. C’est important pour soi, mais pas seulement. Il faut insister pour que les mensonges et la perversion ne passent pas ; il faut tout faire pour rétablir les faits.

LE CADRE DE SANTÉ ET SON ÉQUIPE

Je citerai ici l’exemple très précis de trois personnes dans une équipe qui ont réussi à rallier quatre personnes supplémentaires pour mener une véritable offensive de désinformation contre un autre membre de l’équipe. Une enquête menée uniquement à charge, sans entendre la personne accusée, a abouti à son renvoi. Les bad buzz(10) dans l’entreprise font leur effet, sans gêner personne : la personne mise en cause perd ses relations, plus personne ne lui parle, et trouver des attestations favorables de personnes qui veulent bien dire ce qu’elles ont vu, entendu ou dit est une gageure.

L’équipe peut également être confrontée à des situations de blocage liées à des croyances de toute nature : informations lues sur Internet (dentifrice sur les brûlures), lobbys chargés d’une désinformation soutenue (vaccinations) ou simplement vérité familiale. Il y a là la nécessité pour le cadre et l’équipe de construire des stratégies et des argumentaires pour expliquer la vérité, au moins guider les personnes vers des lieux d’information adéquats.

Le rôle de l’encadrement est au carrefour des contradictions de l’organisation : manager de l’équipe, organisateur des soins, placé entre l’équipe médicale, soignante, l’administration et le patient, le cadre a fort à faire. Mais il se trouve également face au patient.

LE CADRE DE SANTÉ ET LE PATIENT

Comment donner une information vraie à un patient ? Il paraît que toute vérité n’est pas bonne à dire, probablement aussi qu’elle n’est pas toujours bonne à entendre. Ce n’est pas facile de dire la vérité à la fois dans son contenu, qui annonce parfois des choses très dures, mais également parce que le cadre ne sait comment sera perçue l’information donnée. Faut-il alors mentir ? Sans doute pas, mais il y a des informations qui se donnent par étape, notamment en fonction des questions posées par le patient et du cheminement de sa pensée. Il n’est pas certain non plus que la désinformation éventuelle du patient soit une bonne méthode, d’autant que les réseaux sociaux et les sites spécialisés donnent moultes informations (parfois trop nombreuses ou incertaines), que le patient peut consulter à son aise.

Un patient ou une famille peut nourrir, à tort ou à raison, un ressentiment envers les soignants : qualité de l’accueil, soins prodigués, chambre mal entretenue, diagnostic mal compris ou mal expliqué. Les causes possibles sont innombrables.

Pourquoi faut-il alors que ce ressentiment se transforme en critiques parfois méchantes et vindicatives ? Cette critique, pour reprendre la théorie de Dan Brown dans son dernier ouvrage, est un moyen de dissiper l’énergie accumulée, c’est la soupape de sécurité : la critique permet de faire baisser la charge émotionnelle mais elle ne permet pas de gérer son intolérance à la frustration. Le rôle du cadre est là encore fondamental, en permettant l’expression des critiques, en donnant les explications nécessaires et en faisant remonter les éléments à prendre en compte dans la démarche qualité. En dehors des aspects du mensonge lié à une pathologie psychiatrique, par exemple, le patient peut également cacher des éléments déterminants pour la conduite thérapeutique : on ne peut parler véritablement de fausses nouvelles que dans la mesure où cette désinformation serait dommageable aux soignants, voire au patient lui-même.

DES ARMES CONTRE LES INFORMATIONS FALLACIEUSES

Le Parlement européen a adopté une résolution en novembre 2016(11) pour lutter contre les fake news et la France, comme d’autres pays d’Europe, commence à prendre la mesure du phénomène en prévenant ou contrant les attaques informatiques et les effets d’une propagande destructrice. De leur côté, les grandes plateformes tergiversent puisqu’elles ne sont pas éditeurs des contenus ; cependant, dès lors qu’un contenu illégal ou malveillant est signalé, elles ont l’obligation de vérifier et le cas échéant de le retirer de la Toile. Ces plateformes ont pourtant intégré la nécessité de lutter contre ces nouvelles truquées grâce à des outils spécifiques, soit par l’intermédiaire de médias reconnus, soit par des sociétés spécialisées dans l’e-réputation ou dans la lutte contre la désinformation.

La France dispose d’une seule loi, très connue, du 29 juillet 1881(12) puisqu’elle est peinte sur de nombreux murs dans les villes et qu’elle parle de la liberté de la presse. Son article 27 évoque les fausses nouvelles(13) qui pourraient troubler la paix publique et dénigrer nos armées… Nous sommes loin d’une loi protectrice des usagers.

Le président de la République envisage dans ses vœux 2018 une loi sur les infox. Pour l’instant, rien dans notre arsenal juridique contre les fausses nouvelles, sauf la diffamation si elle est prouvée dans des propos portant atteinte à la personne ou portant un préjudice : il faut alors saisir la justice qui dispose d’outils juridiques pour défendre mais, comme dans les cas de harcèlement, les éléments de preuve sont difficiles à réunir voire à établir.

Retrouver son honneur en rétablissant la réalité des faits est un bel objectif bien difficile à atteindre.

M. Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État chargé du numérique, dans une émission sur Radio Classique le 8 décembre 2017, précise que la meilleure arme contre les fake news c’est l’apprentissage en primaire de l’informatique, avec des connaissances sur les données, comment les rechercher et les mettre dans une base de données, grâce à une vingtaine d’heures autour du numérique.

Plus amusant, l’Académie des menteurs de Moncrabeau, dans le Lot-et-Garonne, décerne le prix du plus grand menteur de l’année, savant mélange de vérité, de mensonges et d’humour. La dérision et la bonne humeur ne sont-elles pas également de bons moyens pour contrer une société où le mensonge est établi comme normal ? Mais c’est aussi l’affaire de chacun : revenir à une pensée critique et ne pas tout gober sans vérification, même si chacun reste conscient de la rapidité du monde d’aujourd’hui. Gérald Bronner, sociologue, prône « la remise au goût du jour de la pensée méthodique et rationnelle »(14).

Il faut retenir deux choses simples : ne pas être vecteur des informations non vérifiées, quelle que soit la tentation qu’on peut en avoir ; rechercher le fondement de l’information dans des sources diverses qui évitent les redondances néfastes et inutiles. Alors acteur contre les infox ? Chacun peut l’être. C’est quand même autrement plus satisfaisant que de vivre du mensonge pervers dont on sait qu’il sera découvert à un moment ou à un autre.

NOTES

(1) La Commission d’enrichissement de la langue française, dans sa séance du 27 septembre 2017, a proposé les expressions « informations fallacieuses » et « infox » à la place de l’anglais « fake news ».

(2) C’est également le point de vue d’Ingrid Riocreux, chercheur associé à l’Université Paris IV.

(3) Poète et dessinateur anglais (1757-1827).

(4) En anglais : post-truth.

(5) C’est la trace informatique, à ne pas confondre avec l’empreinte informatique, liée à la consommation énergétique et aux rejets carbone (composants, électricité, déchets…).

(6) Article paru dans Le Monde du 5 mai 2017, p. 7.

(7) Brown Dan, Origine, Paris, Jean-Claude Lattès, 2017, p. 212.

(8) Au Québec, fake news est traduit par « fausses nouvelles ». Cette traduction est réductrice puisque fake veut dire « truqué ».

(9) C’est la loi de Godwin qui pose que plus une discussion est longue sur un forum plus il y a de risques d’une comparaison avec les nazis. Paradoxalement, si Internet permet une libre expression, il ne permet pas de mieux communiquer…

(10) Traduction difficile : mauvaise critique, mauvaise rumeur…

(11) Résolution du 23 novembre 2016 n° P8_TA (2016) 0441. La résolution n’a pas de caractère obligatoire, elle indique l’opinion de l’UE. Un débat a également eu lieu en Assemblée plénière du Parlement européen le 5 avril 2017.

(12) C’est la fameuse interdiction d’afficher sur certains murs.

(13) Le code électoral dans son article L. 97 évoque aussi les fausses nouvelles mais propres aux scrutins.

(14) CFDT Magazine, juillet/août 2017, n° 435, p. 17.