Dialoguer pour s’ajuster - Objectif Soins & Management n° 259 du 01/10/2017 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 259 du 01/10/2017

 

Éthique

Marc Grassin  

Le management n’est pas une science, mais un art de l’ajustement. Il ne prend sens que comme effort partagé d’adapter sans cesse le cadre de l’organisation, les représentations et les relations. C’est particulièrement vrai dans le domaine du soin, où chacun conjugue, adapte et s’ajuste à la singularité des situations rencontrées. Manager n’est pas une fonction de pouvoir, mais d’accompagnement de la tension vécue entre les injonctions normatives de la structure et les relations. Manager est une capacité à dialoguer.

Il n’y a, à proprement parler, pas de “manager” dans le milieu soignant. À notre connaissance, et c’est tant mieux, aucun profil de poste n’est défini en tant que tel par le titre de “manager“, a contrario du monde de l’entreprise. Il y a, par contre, des professionnels (cadres de santé, directeurs des soins, médecins, infirmiers, personnels administratifs, direction…) qui, dans le cadre de leur mission et de leur fonction, ont à manager.

MANAGER, UNE ACTION TRANSVERSE

Une responsabilité partagée

Manager n’est pas un titre mais une action transverse aux fonctions métiers pour le bon fonctionnement des organisations. Et si certaines fonctions impliquent plus que d’autres le management, chacun est dans le cadre limité de son périmètre d’intervention amené à le faire. Dire cela signifie que le management est une responsabilité partagée, partagé veut dire que chacun porte dans le lieu qui est le sien le même enjeu : permettre que les hommes et les femmes puissent au mieux répondre aux besoins de service (efficacité, efficience, qualité, humanité…) afin que chacun puisse s’y retrouver, et plus particulièrement celui qui en donne le sens, le patient. Il n’y a pas d’un côté les managers et de l’autre les managés, comme si le management n’était qu’une problématique de gouvernance ; dans la question managériale, il y a d’abord et avant tout le défi de l’établissement de relations fonctionnelles et humaines.

Un accompagnement

Le mot est lâché : relation. Le management ne consiste pas faire ou à faire faire, mais à établir et à accompagner les conditions relationnelles et organisationnelles qui conviennent pour que le travail puisse être de “qualité”. “Qualité” veut dire tout à la fois favoriser la rationalité de ce qui est fait pour atteindre des objectifs déterminés, mais aussi – du moins c’est ce qu’il faut défendre – prendre en compte tous les éléments qui rendent humaines les pratiques dans les structures de soin.

Des tensions à maîtriser

Il s’agit de la question managériale par excellence : articuler l’organisation et ses impératifs à l’humain. Assumer et jouer “de” cette tension est le management en tant que tel. Ce n’est pas réservé à quelques-uns, c’est ce que chacun rencontre explicitement ou implicitement au travail. En la matière, nous ne pouvons pas nous contenter de mots et de déclarations d’intention. Aujourd’hui, la tension est réelle entre les exigences normatives liées au réglementaire (sécurité, budget…) et la relation établie avec le patient et ses proches, ou entre professionnels.

L’imprévisible à accepter

Une autre manière de le dire est de souligner qu’en creux de toute activité humaine et sociale, se rencontrent les irréductibles tensions entre la norme et la vie, tensions dues aux vécus singuliers que chacun éprouve et aux réactions individuelles et collectives face aux inputs du quotidien de la vie du travail. Bien qu’en apparence loin derrière nous, le taylorisme managérial reste un logiciel implicite de chacun. Nous aimerions et rêvons tous plus ou moins que tout se passe comme nous l’avons imaginé et décidé. Ce rêve d’une rationalisation idéale du fonctionnement – dont les autres noms sont “procédures”, “planification”, “réorganisation”, “qualité” – conduit à un management normatif du contrôle. L’imprévisible, l’incertitude, l’écart à la procédure deviennent dès lors, pour celui qui “manage” mais aussi pour l’organisation, une source d’angoisse. C’est pourtant la vie même de toute organisation que de voir surgir sans cesse l’incontrôlable, du fait même qu’une organisation est d’abord et avant tout humaine.

L’éthique dans le management

Le fait que ce qui est prévu et ce qui doit être fait ne puisse l’être génère pour tout le monde une difficulté. N’arrivant pas à faire ce qui doit être fait, chacun est renvoyé au versant noir de la vie des organisations : l’échec, l’erreur, l’incompétence, la faute, la sanction. C’est la part d’ombre du management lorsqu’il “accuse” au lieu de “comprendre”, lorsqu’il “sanctionne” au lieu “d’accompagner” les impossibilités et les tensions, lorsqu’il “dicte” au lieu de “dialoguer”.

C’est toute l’éthique du management qui se joue là. Rappelons que l’éthique signifie le comportement (ethos), c’est-à-dire la prise de décision face à la situation rencontrée. Situation qui, par définition, est soumise aux aléas des contraintes, des émotions, des changements de perspectives, aux aléas des relations et de la liberté. Le réel déborde toujours le prescrit, le codé, l’organisé, et l’éthique (ou le geste) managériale consiste à le reconnaître.

La direction indiquée

Manager est une posture d’entre-deux qui ne se résout qu’en acceptant la recherche de l’ajustement permanent. Un double ajustement en réalité, celui des règles et des procédures au vécu – ce qui suppose questionner leur pertinence – celui des comportements humains aux règles. Manager est un art de la souplesse et du grand écart, un art de la vigilance et de l’écoute, un art de la réaction, de l’adaptation et de la relation.

Manager ne signifie pas diriger au sens d’exercer un pouvoir, mais diriger au sens d’indiquer une direction. La première conception va de pair avec une représentation hiérarchique pyramidale et descendante. L’enjeu est l’obéissance, ce qui suppose implicitement que le manager est celui qui sait. Pouvoir et savoir sont supposés fonctionner ensemble. La deuxième conception du management se veut plus horizontale, consciente que le savoir est partagé et que l’efficacité repose sur la capacité de chacun à agir et décider là où il exerce. La culture managériale ces dernières années est en pleine transformation. Mode ou nouvelle idéologie, l’avenir le dira. Mais le mouvement des entreprises libérées indique qu’il faut du jeu dans les rouages organisationnels pour la rendre performante et humaine. Il ne s’agit pas seulement d’un nouveau modèle théorique des organisations, il s’agit d’un positionnement éthique qui dit la confiance en l’autre et l’enjeu relationnel pour construire les adaptations nécessaires.

LA RELATION AU CŒUR DU MANAGEMENT

Dans le domaine du soin, plus encore que dans d’autres secteurs d’activités, la qualité de service se mesure à l’aune des relations établies et de ce qu’elles rendent possible. Le soignant cherche à établir les conditions d’une humanisation du soin. La relation y est déterminante. L’offre de service ne se réduit pas à la mise à disposition des techniques les plus appropriées, mais cherche à favoriser des relations qui permettent d’accompagner le processus de la maladie.

La culture soignante est en cela très spécifique, tournée vers l’autre et sa vulnérabilité, teintée d’un humanisme pratique. L’attention à l’autre gouverne l’action. Il ne s’agit pas seulement de faire, mais de faire avec ce patient pour que l’épreuve de la maladie puisse être, si ce n’est dépassée, du moins assumée par le patient et ses proches. Le soignant “conduit” autant qu’il “est conduit”. Il “manage” autant qu’il “est managé”. C’est d’ailleurs cela, la relation, être conduit ensemble à décider et vivre quelque chose de singulier. Cette “attention à” est déterminante, elle donne le sens à ce que chacun estime devoir faire. La dimension humaine de la relation nourrit l’activité et l’organisation. Normes, procédures, organisations, doivent servir cet horizon de sens, dans l’intérêt du patient. Elles doivent servir la relation avec ce que cela implique pour être à la hauteur de la souffrance humaine qu’est la maladie. Il y a, dans la prise en charge soignante, une tension entre les procédures et la singularité nécessaire à la relation humaine. Le soignant négocie sans cesse les besoins techniques, ce que l’organisation exige ou permet et les besoins humains fondamentaux des hommes et des femmes dont il a la responsabilité. Le soignant sait que la relation est faite d’adaptation, de détails, d’inattendu, de temps pris, de paroles échangées, de toutes ces choses qui ne se “codifient” pas, ne se rationalisent pas. Nombreux sont ceux qui ont le sentiment que la relation doit s’adapter à la procédure. Le malaise aujourd’hui palpable, tant chez les soignants que dans la fonction cadre, résulte de cette difficulté d’articuler l’injonction organisationnelle et la relation.

LE DIALOGUE CONTRE “L’ANGLE MORT” DE LA FONCTION MANAGÉRIALE

L’équilibre structure, culture et relations

La fonction managériale gère les tensions entre la structure, la culture et les relations. Le management consiste à agir sur ses trois dimensions constitutives en même temps et à se porter garant de leur équilibre. Le manager est le “porte-parole” et le garant du cadre de fonctionnement (normes, règles, procédures, lois), du sens (les valeurs, les représentations) et des relations (manière d’être, vécu). Cette position d’équilibriste vise l’apaisement des conflits potentiels par la négociation pour une opérationnalité maximale, mais surtout l’effort d’ajustement permanent. Chacun pressent que la posture d’autorité ne remplace pas la posture relationnelle qui, seule, permet la remontée d’information sur ce qui se produit réellement. Les difficultés, les effets pervers, les signaux faibles de dérives et de prises de risques, les dérapages relationnels, la perte de sens doivent pouvoir être repérés afin d’être gérés. Du fait de la différenciation des rôles et de l’expérience vécue, toute organisation est marquée par de nombreux “angles morts”. Le manager, plus que tout autre, doit faciliter leur mise en évidence sous peine de générer des crises. Toute organisation peine à objectiver et rendre visibles ses défaillances, glissements et renoncements, certains peuvent même y voir leur intérêt. De nombreux accidents ou crises sont le fruit d’une posture managériale enfermée dans la certitude d’elle-même, incapable de décider autre chose que ce qui était prévu, incapable d’entendre la remontée d’information ou la revendication.

La relation manager/managé

L’éthique managériale repose en réalité sur la nature de la relation manager-managé. C’est par le managé que le manager peut remplir véritablement sa fonction. Le manager, enfermé dans une posture hiérarchique et ses avatars (la crainte de la contestation, la posture de sachant, la responsabilité, le pouvoir…) rate l’essentiel : le regard de l’autre sur ce qui se passe. Sûrs de nos savoirs, de nos expériences, de nos visions systémiques, nous sommes parfois tentés de dénier la pertinence de l’autre et sa légitimité à dire. Nous manquons ainsi la belle occasion de faire ensemble mieux. Nous manquons ce qui, pourtant, est au cœur même de la relation au travail : l’amélioration et l’innovation. C’est pourtant la mission première du manager, celle de veiller à ce que jamais ne cesse l’interrogation critique sur ce qui est fait. Le management n’est pas une discipline, encore moins une science. Il est une volonté et une relation qui permettent d’habiter ensemble les tensions. Ce qui veut dire les assumer ensemble.

Seul le dialogue le permet. Le dialogue et son corollaire, l’écoute. Le dialogue n’est pas une posture mais un état d’esprit, une manière d’être et une éthique. Dialoguer est, comme l’étymologie l’indique, une traversée avec l’autre par la parole (dia-logos), le chemin qui reconnaît qu’on ne sait pas tout, qu’on ne voit pas tout et qu’on ne peut pas tout. Il y a dans le dialogue une sagesse. Celle qu’évoque Socrate et qui lui fera dire que le gouvernant doit être philosophe. La leçon date de 2500 ans. Elle est plus que jamais d’actualité. Qui prétend manager doit être un “sage”, un homme ou une femme qui fait le pari de l’autre pour qu’ensemble nous puissions approcher un peu plus le bien-fondé de ce qui doit ou peut être fait. Faut-il ici rappeler que jamais Socrate n’ordonne ou n’affirme. Il n’a pas besoin puisqu’il ne cesse de dialoguer avec, et que cela permet à chacun le bon ajustement.

Bibliographie

• Laurent Bibard, Gestion Science et Politique. Essec les éditions du centre de recherche. Coll.sciences sociales. 2005. • Maurice Thévenet, Manager en temps de crise, éditions d’organisation, 2009. • L’entreprise : un lieu pour l’homme. Sous la direction de Marc Grassin, Chronique sociale 2015. • Isaac Getz, Brian M. Carney, Liberté et compagnie, Éd. Champs, 2016