Bureaucratie, vous avez dit bureaucratie ? - Objectif Soins & Management n° 257 du 01/06/2017 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 257 du 01/06/2017

 

Économie de la santé

Didier Jaffre  

Régulièrement, le système de santé est jugé comme trop bureaucratique. Nombreux sont ceux qui considèrent que les Agences régionales de santé (ARS), par exemple, sont devenues de véritables machines bureaucratiques, loin du terrain, qui, au lieu d’accompagner les acteurs de santé, leur imposent des règles drastiques qui vont parfois à l’encontre des besoins à satisfaire. Cela renvoie finalement à l’organisation administrative du système de santé, et donc aux principes fondamentaux de la théorie des organisations. Car, in fine, c’est quoi une bureaucratie ?

Une organisation représente un ensemble d’individus définis par des caractéristiques sociales, culturelles, sexuelles qui mettent en commun une partie de leurs ressources pour réaliser un ensemble de production. Le système de santé, c’est donc une organisation qui représente les acteurs de santé dont l’objectif est d’améliorer l’état de santé de la population. Le but de l’organisation est d’atteindre un état des affaires qu’elle juge souhaitable (niveau de de rentabilité, de résultat…), sachant que le but de l’organisation peut être différent de ceux qui travaillent pour l’organisation. Les buts réels de l’organisation sont ceux auxquels l’organisation consacre la plupart de ses moyens et de ses ressources financières, et auxquels elle apporte une priorité certaine. Ainsi pour les ARS, leur priorité semble être l’amélioration de la réponse aux besoins de santé de la population ; mais ne mettent-elles pas néanmoins la plupart de leurs moyens dans l’application des lois et règlements ? Car une part importante des organisations déplace ses buts, c’est-à-dire substitue à son but légitime un but pour lequel elle n’a pas été créée. Les moyens deviennent alors les fins.

GOUVERNEMENT ET GROUPEMENT

Max Weber est un des premiers sociologues à avoir analysé les organisations. Dans le cadre de la bureaucratie, on distingue le chef de l’organisation, appelé “gouvernement”, et les membres de l’organisation, appelés “groupement”.

Le gouvernement représente les intérêts des individus du groupement. Il définit l’ensemble des règles de droit qui permettent de structurer le groupement et de définir le comportement des individus du groupement (le comportement désignant la manière de servir une fonction utile aux intérêts du groupement). Appliqué au système de santé, on peut dès lors comparer le ministère de la santé (ou les ARS) comme le gouvernement et les professionnels de santé comme le groupement.

Le supérieur, lorsqu’il statue (ordonne), ne fait qu’obéir à un ordre impersonnel par lequel il oriente ses dispositions. Il ne fait que transmettre des ordres ; il n’ordonne pas en son nom propre. Quand on est subordonné, on obéit à des ordres impersonnels. Le supérieur est garant des règlements. La compétence du supérieur s’exerce dans un domaine délimité légalement avec adjonction de pouvoir et de commandement requis, et délimitation précise des moyens de coercition et des hypothèses de leur application. Seule une personne formée à l’application des règles administratives peut participer à la direction administrative : le fonctionnaire.

FONCTIONNAIRE ET BUREAUCRATIE

Le fonctionnaire est personnellement libre : il n’obéit qu’aux devoirs de sa fonction dans une hiérarchie solidement établie, en vertu d’une sélection couverte selon une qualification professionnelle révélée par l’examen ou attestée par le diplôme. Les fonctionnaires sont payés en fonction du rang qu’ils occupent. Ils travaillent séparés des moyens d’administration. Le fonctionnaire ne peut pas s’approprier son emploi.

L’administration bureaucratique spécifie le savoir de ses membres par un certain nivellement. On administre sans haine ni passion, sans considération des personnes qui nous dominent ou qu’on domine. Quand on appartient à une bureaucratie et qu’on veut se défendre de règles bureaucratiques, il faut créer une organisation contraire mais qui elle-même va obéir à des règles bureaucratiques. Si l’on compare ainsi les ARH et les ARS, finalement, de nouvelles règles bureaucratiques ont été instaurées avec les ARS mais elles restent fondées sur la bureaucratie. Remplacer les ARS par d’autres institutions, regroupées par exemple avec les organismes d’Assurance maladie, reviendrait à créer une nouvelle bureaucratie, donc toujours une bureaucratie avec certes de nouvelles règles, mais toujours bureaucratiques.

Le modèle bureaucratique peut atteindre toutefois ses limites par les règlements rationnels. Dans la plupart des bureaucraties, y compris en santé, on assiste à un déplacement des buts. Les membres en place, pour préserver leurs intérêts personnels, vont définir un ensemble de règles qui soient respectées et passent devant les règles qui sont censées permettre d’atteindre les buts. Par exemple, quand un schéma régional de santé ajoute des normes qui ne sont pas dans la loi.

La bureaucratie est efficace dans un environnement stable, dont les règles ne changent pas, mais pas dans un environnement qui change. Or la santé change tous les jours : nouveaux besoins, nouvelles techniques, progrès, etc. Dès lors, avoir un système de santé fondé sur une organisation bureaucratique n’est-ce pas d’emblée inefficace ? Cela renvoie aux souhaits de nombreux acteurs de santé de mettre fin à cette bureaucratie et de les responsabiliser. C’est ce qui a été fait aux Pays-Bas ou au Québec par exemple. Alors, le modèle bureaucratique du système de santé français a-t-il encore de beaux jours devant lui ?

L’organisation scientifique du travail, le taylorisme

→ À la base, le taylorisme (du nom de son fondateur Taylor), c’est réfléchir sur des métiers tenus par des ouvriers professionnels (qualifiés), les observer avec la méthode de simplification du travail, qui permet de passer des métiers à un ensemble de tâches regroupées sur des postes de travail pouvant être tenus par des ouvrier non qualifiés. Le but était de produire avec une main d’œuvre non qualifiée et donc de minimiser le coût de la main d’œuvre en intensifiant celle-ci. On peut augmenter la production soit parce que l’intensité du travail augmente (les ouvriers travaillent plus vite ou de manière différente avec des technologies données), soit parce que la productivité augmente (on modifie la technologie mais les personnes travaillent de la même façon). À l’époque de Taylor, on cherche à augmenter l’intensité du travail. Aujourd’hui, on “joue” sur les deux tableaux, y compris dans le système de santé : toutes les études sur l’organisation du travail dans les établissements de santé (blocs opératoires, composition des équipes soignantes, taille des unités) relèvent finalement de la méthode d’observance du travail tayloriste.

→ On distingue les phases de conception et les phases d’exécution du travail ; on réfléchit sur le poste de travail pour organiser le processus de production. La décomposition du processus de production est à la charge du service des méthodes qui travaille avec le service d’ordonnancement et le service du planning. Cet encadrement donne la définition du poste de travail. Chaque ouvrier se voit affecter à ces activités spécifiques et déterminées. La maîtrise d’atelier dispose de moyens de sanction et d’incitation et fait passer les ordres de la conception à l’exécution.

→ L’exécution doit être normalisée et intense (rentable). Elle est réalisée par les ouvriers. Normalisée veut dire que le travail affecté au poste correspond à la description détaillée de la conception. Ainsi, un ensemble de personnes contrôle la qualité du travail et les problèmes de qualification des personnels. Le but est de s’assurer qu’on n’emploie pas une personne trop qualifiée pour l’emploi (sinon risque de surcoûts).

→ L’exécution intense du travail signifie aussi la parcellisation du travail et la personne doit répéter cette tâche le plus de fois possible dans un temps donné. La personne ne réalise que des mouvements précis. Une fois le travail exécuté, il donne lieu à des bilans réalisés par la maîtrise. Ils remontent aux méthodes qui peuvent apporter des correctifs soit sur la main d’œuvre, soit sur les machines. Il n’y a donc aucune confrontation entre les concepteurs et les exécutants.

→ Même si, bien sûr, le taylorisme ne s’applique plus comme tel, y compris en santé, il n’en reste pas moins que, pour certains métiers, et notamment soignants, nous ne sommes pas loin des méthodes de Taylor.