Militantisme : où en est-on ? - Objectif Soins & Management n° 255 du 01/04/2017 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 255 du 01/04/2017

 

Promotion de la santé

Marie Luginsland  

La génération qui s’apprêtent à passer le flambeau doit se rendre à l’évidence : vingt-cinq ans après, l’heure n’est plus aux mobilisations de masse, ni aux grandes luttes collectives. Face à ce constat, les associations cherchent aujourd’hui à se recomposer autour de leurs missions en intégrant les attentes des nouvelles générations. Encore plus centré sur les compétences professionnelles et sur la transmission du savoir, ce militantisme, qui a changé de visage, n’en poursuit pas moins les mêmes buts : l’accueil de professionnels en quête de partage et leur reconnaissance par les pouvoirs publics.

Ce n’est pas tant la nostalgie, propre à chaque génération, qui entretient l’amertume de ceux qui, dans les associations, sont confrontés au renouvellement des forces vives. Mais bien la spécificité de cette génération de militants, comme le rappelle Christian Chevandier, historien* : « Il est à souligner que les professionnels, engagés aujourd’hui depuis un certain temps au sein des associations, appartiennent à une génération qui, en tant que jeunes infirmières, a connu les mouvements de grève de 1988 et 1991. Des mouvements exceptionnels dans l’histoire du monde hospitalier, de par leur nature, leur ampleur et leur succès. »

Aussi, le mouvement militant a traversé ces vingt-cinq dernières années sur la vague de la réussite de cette lutte, « la première depuis les années 1970 dans la fonction publique », comme le précise Christian Chevandier, et de ses acquis, notamment salariaux.

La grève de 1988 a agi comme un ciment sur une génération entière, selon l’historien. « Elle était elle-même, ne l’oublions pas, l’aboutissement de ce qui s’était passé auparavant. Ces jeunes infirmières des années 1980 avaient été socialisées, lycéennes, à l’époque qui a suivi le mouvement de mai-juin 1968 », relève-t-il, rappelant l’ambiance qui régnait dans les années 1970 dans les écoles d’infirmières et l’organisation de comités d’élèves infirmières. A émergé, au fil de ces époques successives, souligne Christian Chevandier, un profil de soignants marqué par un fort engagement professionnel, doublé d’une éthique au service de la population.

LA NOSTALGIE N’EST PLUS CE QU’ELLE ÉTAIT

Leurs aînés battaient le pavé. Les militants d’aujourd’hui lui préfèrent le cocon des associations professionnelles. Ils y trouvent dans cet “entre soi”, auprès des bénévoles, souvent investis de longue date, l’écoute et la prise en charge qui leur font défaut dans leur lieu professionnel. Quand toutefois ces infirmiers et ces cadres adhèrent à ces formes d’organisation de la profession. Car les associations comme les syndicats sont globalement en perte de vitesse depuis vingt-cinq ans.

Le malaise infirmier, que ce soit à l’hôpital ou dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, fortement médiatisé par les drames récents, contribue cependant à une reprise de la syndicalisation dont le taux n’affleure cependant, selon les estimations, qu’à 5 ou 6 %.

« Nous enregistrons 500 à 700 adhérents chaque année, de quoi compenser les départs à la retraite. Nous observons cette timide remontée plus particulièrement chez les plus bas salaires », remarque-t-on à la Fédération Sud Santé Sociaux. Ce sursaut a de quoi redonner du baume au cœur à la génération de syndicalistes bénévoles, née des luttes précédentes.

Parallèlement, la profession est organisée dans une multitude d’associations, vingt d’entre elles composant le Collège infirmier français (CIF) et couvrant une très grande diversité de domaines d’exercice.

Cette pléthore ne peut cependant occulter deux phénomènes majeurs : deux tiers seulement des infirmiers sont inscrits à l’Ordre et la majorité des associations peinent à recruter, voire à maintenir leurs effectifs. Certaines doivent même annuler leur congrès faute de participants.

AIR DU TEMPS

À la tête de ces associations, les plus anciens, confrontés à la question de la relève et au renouvellement des engagés des années 1980, déplorent une perte du collectif. Ce constat n’est pas propre à la profession, mais à la société civile en général. « Il est désormais difficile de mobiliser ; les gens ne veulent pas travailler en plus. On a l’impression que l’engagement leur fait peur », constate Pascale Dielenseger, présidente de l’Association française des infirmiers (ières) en cancérologie (Afic). « Lorsque nous nous sommes investis dans le mouvement associatif, nous étions prêts à donner sans compter. Aujourd’hui, tout le monde compte ses heures. Un paradoxe. Alors que les conditions de travail sont difficiles, le partage associatif intéresse de moins en moins », regrette de son côté Hélène Scagliola, cadre de santé pendant trente ans, investie dans les associations pendant toute sa carrière et présidente de l’Association française des infirmiers (ières) en hépato-gastro-entérologie (Afih) depuis dix-sept ans. Elle voit, dans les nouvelles générations, des professionnels pris dans la civilisation du loisir, très centrés sur leur vie familiale, qui relèguent l’engagement associatif professionnel au second plan.

Brigitte Ludwig, présidente de l’Union nationale des associations d’infirmiers de bloc opératoire diplômés d’État (Unaibode), tempère cependant : « C’est une autre façon de vivre. Les jeunes professionnels sont prêts à s’investir pour la qualité des soins, la qualité de leur travail. »

Il serait réducteur de taxer ces générations montantes, X, Y ou Z, d’égoïsme et de repli sur soi. De fait, l’organisation hospitalière d’aujourd’hui ne permet plus de reproduire la cohésion qu’a connue la génération précédente et qui a nourri l’engagement militant de ces vingt-cinq dernières années. « Les trente-cinq heures ont cassé l’engagement », lance Hélène Scagliola, quelque peu désabusée. Sans aller jusqu’à ce constat, Christian Chevandier analyse un effet mécanique : « Le temps de travail s’est considérablement réduit depuis 1968 et, comme on est moins au travail, on a tendance à moins s’y investir. »

Les réorganisations de l’hôpital, les nouvelles formes de management et les réformes hospitalières de ces dernières années ont également une large part de responsabilité dans cette démobilisation des – plus jeunes – professionnels. De fait, la création des pôles a contribué à une plus grande volatilité des agents. « Cette forme de management ainsi que l’évaluation des personnels par la comparaison ont induit une individualisation à outrance. Autrefois, nous nous appuyions sur le collectif pour penser notre pratique », analyse un syndicaliste. « Au cours des dernières années, les institutions ont détruit les équipes, oubliant que notre travail, le soin, nécessitait une prise de risques. En résulte une grande solitude », renchérit Marie Leyreloup, présidente de l’association Soin étude et recherche en psychiatrie (Serpsy).

BESOIN DE PARTAGE, SOIF DE SAVOIRS

Néanmoins, a contrario, cette solitude et le besoin de trouver une oreille attentive poussent les soignants à frapper à la porte des associations. « Nous ressentons, chez nos nouveaux membres, le besoin de partager, hors de la présence d’un cadre, sur leur exercice quotidien », note Sylvie Straub, cadre de santé au centre hospitalier Le Vinatier et présidente de l’Association des cadres et infirmiers (ières) en santé mentale (AsCISM). Les professionnels trouvent dans les associations non seulement une écoute experte mais également les connaissances pour surmonter les difficultés rencontrées sur le terrain.

L’association est non seulement devenue un bassin de rétention du malaise des soignants, mais elle est aussi reconnue pour sa fonction formatrice. Elle permet aux soignants de recouvrer un statut et une identité qu’ils ne trouvent pas nécessairement au sein de leurs établissements. Ceci d’autant plus lorsque leurs associations se positionnent face aux pouvoirs publics pour obtenir les actes exclusifs, les pratiques avancées et autres formes de reconnaissance de leurs compétences. « Nous avons ainsi œuvré pour faire avancer la profession, milité pour l’évolution des textes de lois en travaillant avec la Direction générale de l’offre de soins. Nous sommes désormais invités dans les congrès chirurgicaux pour exposer les résultats de nos recherches cliniques », énumère Dominique Lanquetin, présidente de l’Association d’Île-de-France des infirmiers (ières) de bloc opératoire diplômé (e) s d’État (Aifibode).

Par ailleurs, force est de remarquer que le taux d’organisation est plus fort dans les spécialités (IADE, Ibode, puéricultrices) que dans le reste de la profession. « Aujourd’hui, les Ibodes revendiquent plus leurs compétences, elles veulent affirmer leurs différences sans pour autant dénigrer les professionnels de soins généraux », note Brigitte Ludwig. Elle constate par ailleurs qu’« il est plus facile de mobiliser les milieux plus petits, la communication est plus aisée. Plus spécifiques dans leur pratique, ces professionnels se reconnaissent ». S’agirait-il d’un nouveau corporatisme, sous-tendu par une forte identité ? « Nous ne sommes plus dans les années 1990 à nous battre pour le statut de base. Il y a aujourd’hui une demande pour faire reconnaître les compétences spécifiques. L’association qui produit des connaissances validées est là pour faire évoluer la recherche clinique, à avancer sur les sociétés savantes », relève ainsi Pascale Dielenseger.

RETROUVER UN SENS DU COLLECTIF

Le militantisme associatif aurait-il changé de visage, revendiquant non plus un statut, mais la transmission d’un savoir ? Ceci est particulièrement vrai pour les infirmiers en santé mentale. Car si, dans certains domaines, les associations peinent à faire le plein à leur rassemblement annuel, les associations d’infirmiers en psychiatrie font salle comble.

Héritiers d’un mouvement historiquement très fort et très politisé – l’on songe à “l’école des Bleus” (à Maison-Blanche) et au profil des professionnels d’avant la perte du diplôme en 1992 – ces soignants trouvent dans leurs associations un point de chute essentiel. « N’ayant pas reçu, contrairement à leurs aînés, une formation spécifique, ces plus jeunes professionnels recherchent dans l’association un lieu de partage sur leurs pratiques, ils s’interrogent et souvent découvrent nos luttes d’autrefois. Ils ont soif de connaissances afin de combler le manque d’enseignement suffisant en psychiatrie dans leur formation initiale », expose Sylvie Straub. « Il y a une souffrance impossible dans cette solitude des jeunes professionnels d’aujourd’hui qui cherchent à compenser en venant discuter de la contention, de l’isolement, de la violence… Autant de questions auxquelles ils sont aujourd’hui confrontés mais dont ils ne peuvent parler dans leurs établissements », note de son côté Marie Leyreloup. « Nous essayons de donner un sens au collectif par les textes. C’est une façon de valoriser le travail, de repartir sur les bases fondamentales. Mais aussi dans la pratique. Nous allons ainsi lancer une recherche sur l’accueil », poursuit-elle. Bien que leur demande soit aujourd’hui différente, ces jeunes adhérents renouent, par le questionnement, avec la tradition des associations d’infirmiers en psychiatrie.

À l’instar des soignants – tous domaines confondus –, ils privilégient les soirées à thème. L’émergence de ces nouvelles générations amènent des interrogations au sein des associations. Forcées, face à la nécessité de la relève, de repenser leur organisation, certaines associations se sont récemment dissoutes pour renaître sous une autre forme, en intégrant les nouveaux modes de communication, les réseaux sociaux notamment. Les jeunes soignants, recentrés sur leur métier, ont abandonné les luttes idéologiques. Des luttes jugées, aujourd’hui, d’arrière-garde mais sans lesquelles ni les associations, ni les professionnels qui les ont animées n’auraient été ce qu’ils sont devenus.

NOTES

* Professeur d’histoire contemporaine à l’université du Havre (Seine-Maritime), chercheur au laboratoire IDEES-Cirtai et associé au Centre d’histoire sociale du XXe siècle, il est l’auteur, entre autres, de Infirmières parisiennes (1900-1950). Émergence d’une profession, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, 316 p., de Les Métiers de l’hôpital, Collection “Repères”, Paris, La Découverte, 1997, 128 p., et de L’hôpital dans la France du XXe siècle, Collection “Pour l’histoire”, Paris, Perrin, 2009, 490 p.

INTERVIEW

« Les militants qui tiennent dans la durée, sont ceux qui ont un projet »

DAN FERRAN-BECHMANN Sociologue(1) et spécialiste du bénévolat et du monde associatif, professeure à l’Université Paris 8 et Cesol(2)

OBJECTIF SOINS ET MANAGEMENT : Quelles sont les frontières entre l’engagement bénévole et le travail, de surcroît, lorsque celui-ci s’inscrit dans la relation humaine et soignante ?

DAN FERRAN-BECHMANN : Les bénévoles n’ont ni rémunération ni obligation. Ce sont des personnes qui prennent soin des autres et qui sont motivées par cette relation. Or le monde de la santé est parfois un lieu de confrontation entre bénévoles et professionnels. Cela tient au fait que les professionnels de la santé et notamment les soignants, constituant un cas un peu à part par rapport à d’autres professions, dispensent le care, c’est-à-dire qu’ils ont aussi le souci de l’autre. Toutefois, nous observons que la politique de santé laisse peu de place à cette sollicitude. Les soignants sont soumis, aujourd’hui, à une pression croissante, notamment sur leur emploi du temps, de sorte que la compassion a tendance à perdre du terrain.

OS&M : Que dire des associations professionnelles ? Doit-on parler de groupes entretenant un certain “entre soi” plutôt que d’un engagement militant ?

DAN FERRAN-BECHMANN : On peut estimer que les bénévoles se répartissent pour moitié entre les personnes qui sont actives et prennent des responsabilités dans leurs propres intérêts et celles qui cherchent surtout à s’occuper des autres. Sachant que ce dernier groupe n’est jamais tout à fait altruiste, un engagement bénévole apporte toujours quelque chose, ne serait-ce qu’une sociabilisation. Par ailleurs, il y a une dichotomie à faire entre les syndicats professionnels, dont les membres travaillent en marge de leur profession et pour améliorer leur situation et les associations dont les bénévoles sont essentiellement motivés par le souci des autres.

OS&M : Avez-vous observé une évolution du bénévolat au cours de ces dernières années ?

DAN FERRAN-BECHMANN : Soulignons tout d’abord l’explosion du bénévolat. Il y a 14 millions de bénévoles en France. Mais nous remarquons que, si les personnes se tournent aussi volontiers vers une association pour en être bénéficiaires, elles ne s’engagent pas toujours comme bénévoles. Elles viennent demander de l’aide et y adhèrent, par conséquent, pour en être les usagers, à la différence des bénévoles qui font vivre cette association. Cependant, cela ne les empêche pas de devenir, à leur tour, des acteurs bénévoles de l’association. Il est vrai qu’en France, les associations ont encore des difficultés à faire passer le bénéficiaire de l’autre côté. Les bénévoles ne savent pas leur ouvrir la porte. Il est ainsi difficile par exemple pour les SDF de devenir bénévoles d’une association.

Nous observons cependant que certaines organisations comme Don Quichotte, ATD ou encore le Secours populaire intègrent cette dimension. À noter que toutes les associations ne peuvent donner cette possibilité en raison de la technicité de l’aide qu’elles apportent. Je pense ainsi à une personne sans papiers qui voudrait donner une assistance juridique à d’autres personnes étrangères dans la défense de leurs droits. En revanche, dans des groupes d’entraide, les personnes partagent leurs problèmes et se soutiennent. Elles connaissent leurs difficultés mieux que quiconque. C’est vrai dans le domaine des associations de malades comme dans d’autres.

OS&M : Les tendances au “zapping” et à la recherche d’un intérêt personnel qui dominent dans la société civile ne sont-elles pas préjudiciables au militantisme, c’est-à-dire à l’engagement pour de grandes causes, qui, par essence, s’inscrit dans la durée ?

DAN FERRAN-BECHMANN : Effectivement, c’est une tendance. Les bénévoles rendent de nombreux services, ils organisent une fête, apportent de la nourriture, mais ils agissent souvent dans diverses associations. Ce que l’on pourrait ramener à du zapping. À la différence des militants, qui luttent pour une cause, parfois invisibles derrière leur écran. Ils sont moins engagés dans la pratique mais davantage sur le papier par les écrits qu’ils produisent. Ils sont prêts à aller très loin dans leur engagement, parfois même jusqu’à la dissidence, la désobéissance et même la prison. Aussi je pense que les bénévoles qui “tiennent le coup” dans leur engagement et dans la durée sont ceux qui ont un projet.

(1) Auteure, entre autres, de L’Engagement associatif dans le domaine de la santé, avec Yves Raibaud, Paris, L’Harmattan (2014), Les Bénévoles face au cancer, Paris, Desclée de Brouwer (2011), Le Métier de bénévole, Paris, Anthropos, Economica (2000), Bénévolat et Solidarité, Syros, Paris, La Découverte (1992).

(2) Responsable des recherches au Cesol (Centre d’études des solidarités sociales).