Télétravail, pour les cadres de santé aussi - Objectif Soins & Management n° 250 du 01/11/2016 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 250 du 01/11/2016

 

Ressources humaines

Françoise Vlaemÿnck  

Le décret qui encadre le télétravail dans les trois fonctions publiques a été publié il y a quelques mois. Il doit permettre de donner une existence réglementaire à une pratique informelle mais répandue chez les cadres hospitaliers.

« Le télétravail, j’en rêve ! » C’est le cri du cœur lancé par Danielle, cadre de santé en médecine générale depuis six ans dans un CHU de l’Est parisien. Entre les sollicitations de son équipe, celles de sa hiérarchie, des familles, des patients, le téléphone qui sonne sans cesse et les réunions qui s’enchaînent, « difficile de se poser quelques heures pour réfléchir, rédiger un projet de service ou de se tenir informé de l’évolution de la prise en charge dans tel ou tel domaine infirmier, lire des études, des articles… », détaille-t-elle. Résultat, « c’est à la maison, le soir et le week-end rivée à l’ordinateur portable » qu’elle fait ce qu’elle n’a pas – ou plus – le temps de faire à l’hôpital. « Il y a deux ans, j’ai timidement évoqué la possibilité d’instiller une dose de télétravail dans notre organisation, plusieurs collègues ont de suite été intéressées mais, avec la hiérarchie, le dialogue fut plus difficile. À demi-mots, on nous a laissé entendre qu’on préférait nous avoir sous la main et qu’au regard de nos missions, le télétravail semblait difficile à imaginer. Bref, j’ai bien senti que la question n’était pas à l’ordre du jour ici », regrette la cadre. Et d’ajouter : « Mais c’est une posture assez hypocrite car, de fait, une partie de notre activité s’effectue déjà en télétravail, et cette évidence n’est ni prise en compte, ni encadrée. Et, finalement, on ne détèle jamais complètement du boulot. »

En moyenne, Danielle estime travailler une huitaine d’heures par semaine à son domicile, soit pour avancer son travail, soit l’achever. Le “télétravail gris”, terme qui désigne le télétravail informel, régulier ou occasionnel, ou “transparent”, comme l’appelle le Syndicat des managers publics de santé, qui ne relève d’aucune contractualisation spécifique ou choix organisationnel de la part de l’entreprise, représenterait 67 % de pratiques informelles et ponctuelles contre 33 % de télétravail contractualisé(1).

LE TÉLÉTRAVAIL EN PLEIN BOUM

Plus de six personnes sur dix travaillant dans un bureau sont intéressées par le télétravail ou le travail nomade. C’est ce que montre une enquête Ipsos publiée début novembre pour le compte de Revolution@Work. Pour la majorité des personnes interrogées, le télétravail est « une bonne chose », car il contribue à réduire les embouteillages (79 % et 83 % pour les Franciliens), facilite la décentralisation économique en région (71 % et 76 % pour les Franciliens) et participe à un meilleur rythme de vie (70 % et 77 % pour les Franciliens). Par ailleurs, une courte majorité (51 %) estime également que le télétravail est une bonne chose pour « l’efficacité au travail et la productivité ». Toutefois, 28 % des sondés jugent que le télétravail est « plutôt une mauvaise chose » pour les échanges avec d’autres professionnels – contre 26 % qui indiquent que c’est « plutôt une bonne chose » – et 44 % portent un jugement plutôt négatif « pour les relations entre collègues » (contre 15 %). Aujourd’hui, le télétravail concernerait 16 % des salariés mais le mouvement pourrait s’accélérer. Certains experts estiment que, d’ici à 2030, 50 % des emplois seront « télétravaillables » et singulièrement dans la fonction publique.

CHANGEMENT DE CULTURE

Attendu depuis plusieurs années, le décret relatif aux conditions et modalités de mise en œuvre du télétravail dans la fonction publique et la magistrature, publié le 11 février dernier(2), devrait changer la donne. Désormais, en effet, tout agent peut faire une demande pour télétravailler depuis son domicile – à condition bien évidemment que le poste qu’il occupe et ses missions soient compatibles avec le travail à distance et que le temps télétravaillé n’excède pas trois jours par semaine. « Bien que la loi du 12 mars 2012 prévoit la possibilité d’organiser le télétravail dans la fonction publique, le décret d’application manquait – même si dans l’absolu elle pouvait s’appliquer sans. Le texte précise les modalités de mise en œuvre du télétravail, y compris dans l’univers hospitalier, et détaille les obligations de l’employeur et du salarié dans ce cadre », indique Jean-Marc Panfili, ex-cadre supérieur de santé, qui a consacré un long article à la législation dédiée au télétravail dans nos colonnes en 2015(3). Pour Jean-Marc Panfili, « il faut maintenant que les professionnels prennent connaissance de ce texte et que les établissements se l’approprient également. Mais il est certain que, s’agissant des cadres de proximité, la possibilité de télétravailler répond à certaines de leurs attentes. La difficulté, c’est la culture du présentéisme, détachée de la notion de l’efficience, qui est profonde dans nos institutions. Ce qui veut dire que, dès lors qu’une personne travaille à son domicile, on n’a plus de contrôle direct sur elle et que l’on ne la manage plus par rapport au temps qu’elle passe physiquement dans l’établissement mais par rapport aux objectifs assignés. Cela induit, au niveau du management stratégique, un changement de culture qui n’est pas forcément présent aujourd’hui. Mais cela peut évoluer… » Pour preuve que les lignes bougent : l’an passé, la note de synthèse du concours d’entrée de directeur de soins à l’École des hautes études en santé publique, portait précisément sur le télétravail… « On encourage ce mode d’exercice. Mi-octobre, nous avons d’ailleurs organisé un séminaire sur le sujet. Et lorsque nous avons collaboré sur Le guide d’accompagnement de la mise en œuvre du télétravail dans la fonction publique(4), nous avons insisté sur le fait que le télétravail devait, aussi, concerner les cadres, parce que, dans l’encadrement de proximité, le télétravail peut être une réelle amélioration des conditions de travail », explique Cécile Kanitzer, conseillère paramédicale à la Fédération hospitalière de France.

EN AVANT, MARCHE…

L’évolution des esprits serait donc en marche. Du côté de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), l’affaire semble entendue puisque l’institution reconnaît désormais la possibilité du télétravail pour les cadres volontaires, ou les faisant fonction de cadres, de tous ses secteurs d’activité, « dans un esprit fondé sur la confiance et la reconnaissance de l’autonomie du travail de l’encadrement », nous a indiqué la direction de la communication. Et de préciser : « Il appartient aux directions des hôpitaux de décliner cette expérimentation localement par un projet d’organisation du télétravail de l’encadrement. » Un bilan de cette expérimentation sera mené à l’issue d’une période d’un an. « Ce sera l’occasion de mesurer la satisfaction et de voir s’il est opportun de maintenir ce projet, de l’élargir ou de le supprimer », précise l’AP-HP. À l’Assistance-Publique des hôpitaux de Marseille (AP-HM), on semble moins enclin à tester cette organisation du travail à distance pour les cadres de santé. « Selon nous, ce n’est pas le métier le plus adapté au télétravail car une part importante de cette activité concerne la communication de proximité avec les équipes. Du coup, ça paraît assez difficile, d’autant que le télétravail nécessite une politique de ressources humaines bien cadrée. En revanche, nous avons des projets concernant du personnel technique tels les informaticiens », nous a expliqué la responsable communication de l’institution marseillaise.

DE LA PRATIQUE À LA PRATIQUE

Bien qu’elles demeurent très rares à ce jour, des expériences existent cependant. C’est le cas au centre hospitalier de Valenciennes (Nord) où une expérimentation de télétravail est ainsi conduite depuis 2014 dans le cadre de la plateforme “Mobilité inter-fonction publique” pilotée par le préfet de région de Lille(5). Elle concerne pour l’instant deux secteurs : le service de consultations centralisées du pôle clinique et des postes de l’administration. « Les cadres de proximité peuvent tout à fait télétravailler notamment sur des tâches réflexives ; sur la quinzaine d’agents qui télétravaillent, nous comptons d’ailleurs deux cadres de santé », explique Agnès Lyda-Truffier, directrice des ressources humaines de l’établissement. « Tous les cadres travaillent déjà un peu chez eux du fait de leur charge de travail ou parce que, pour traiter certains dossiers, ils préfèrent être au calme chez eux. Cela fait donc déjà partie de leur pratique. Dès lors que le décret fixe un cadre, ils ne pourront qu’être intéressés par ce mode d’exercice. D’autant que cela peut les arranger également pour organiser une garde d’enfant, réduire les déplacements et les frais qui vont avec. Mais, peu importe, finalement, que beaucoup d’agents optent ou non pour le télétravail, l’important, c’est qu’ils aient le choix et qu’ils parviennent à trouver un équilibre et travaillent dans des conditions satisfaisantes », note Cécile Kanitzer, conseillère paramédicale à la Fédération hospitalière de France. À Valenciennes, « l’établissement a mis en place un cadre sécurisant (charte, convention pour les titulaires, avenant pour les contractuels, fourniture du matériel informatique, clé 3G, accès au réseau de l’établissement, check-list liée à l’ergonomie et la sécurisation du poste de travail au domicile) pour permettre le développement du télétravail, et les demandes sont traitées directement par les pôles car la réflexion sur l’opportunité de télétravailler doit être menée en équipe. La seule limite que l’on peut opposer au télétravail, c’est qu’il y ait suffisamment de soignants pour s’occuper des malades car c’est quand même cela notre priorité », remarque la DRH.

POSTE “TÉLÉ-TRAVAILLABLE”

Très engagé dans la démarche du télétravail, l’ensemble des cadres du CH de Valenciennes est aussi appelé à promouvoir ce mode d’exercice auprès de leur équipe. « Par exemple, des infirmières ou des aides-soignantes qui ont besoin de se mettre en retrait des unités de soins peuvent continuer de travailler à leur domicile sur des missions plus administratives, par exemple sur la constitution de critères de qualité ou pour développer des projets d’activités soignantes. Bref, des tâches utiles à l’institution et aux services, mais qui les préserveraient des pressions auxquelles elles sont soumises », indique Agnès Lyda-Truffier. « Je trouverais formidable que les postes ouverts à la mobilité soient désormais estampillé “télétravaillables”. Personnellement, c’est vers ceux-là que j’irais en priorité », espère Danielle. Une bonne idée pour les établissements qui peinent parfois à recruter…

NOTES

(1) Enquête menée par le cabinet LBMG Worklabs.

(2) Décret n° 2016-151 du 11 février 2016.

(3) Objectif Soins & Management n° 233, février 2015.

(4) Édité en mai 2016, par la Direction générale de la fonction publique, le Guide d’accompagnement de la mise en oeuvre du télétravail dans la fonction publique fait notamment le point sur ce qu’est le télétravail, son cadre réglementaire et les enjeux qu’il sous-entend en termes d’amélioration de la qualité de vie au travail et d’efficacitédes organisations. Et bien sûr d’organisation…

(5) Cette expérience – et d’autres avec elles – a servi de référence pour la rédaction du décret de février 2016.

Quand les syndicats craignent des dérapages

S’ils ne sont pas défavorables, a priori, au télétravail, les syndicats se déclarent préoccupés par les dérives que pourrait engendrer cette nouvelle organisation du travail, notamment en termes de charge supplémentaire pour les cadres. Pour eux, la vigilance reste de mise.

« Même si très peu d’établissements l’ont expérimenté, le télétravail est, pour l’ensemble de l’encadrement et de l’encadrement supérieur, une magnifique opportunité pour préserver qualité de vie au travail et vie personnelle. On ne peut être que satisfait qu’un décret encadre désormais cette possibilité et qu’il accorde des moyens », commente Laurence-Béatrice Cluzel, cadre supérieur de pôle, vice-présidente du Syndicat des managers publics de santé, catégorie cadres soignants. En revanche, tempère la vice-présidente, « on craint malgré tout que le télétravail s’accompagne d’une exigence de présence et qu’au final il se traduise par du travail supplémentaire ou déguisé, sachant que les cadres gèrent déjà beaucoup de choses à distance. Sur le principe, nous y sommes donc très favorables, à condition que le télétravail soit parfaitement identifié et valorisé. Dans ce contexte, nous resterons vigilants quant aux dérives qu’il pourrait engendrer par une utilisation dévoyée ».

Effet d’annonce… Secrétaire général du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI-CFE-CGC), Thierry Amouroux ne dit pas autre chose. « L’encadrement est assez partagé sur la question du télétravail avec la crainte de voir la charge de travail augmenter et l’injonction de devoir faire par exemple sur quatre jours ce que les cadres font en cinq, et que le cinquième jour ils télétravaillent de leur domicile. C’est un vrai risque. Bref, en dehors de l’effet d’annonce, on ne voit pas très bien l’avantage pour l’encadrement. » Par ailleurs, souligne-t-il, « le télétravail ne semble pas très compatible avec la demande des agents qui souhaitent que les cadres soient davantage présents dans les services qui ne le sont aujourd’hui ». « Pas contre le télétravail a priori », le SNPI constate que, si le décret rend « théoriquement possible le télétravail », « pratiquement, il en va tout autrement ». « À l’AP-HP par exemple, pour des raisons de sécurité informatique, il n’est pas possible aujourd’hui d’accéder au réseau en dehors de l’institution… », explique le secrétaire général. Pour Dorine Pasqualini, déléguée adjointe Solidaires Fonction Publique, qui a participé au groupe de travail et de concertation sur le télétravail piloté par le ministère de la Fonction publique, « le télétravail doit être un mode d’exercice choisi mais aussi limité afin qu’il ne conduise pas les personnes à s’éloigner du collectif ». Si la déléguée constate que les agents de la fonction publique sont attirés par le télétravail, la syndicaliste estime que c’est davantage le fruit d’un mal-être au travail dû, entre autres, aux réorganisations incessantes qu’une réelle appétence pour l’exercice. Elle craint également que les employeurs soient tentés de substituer congés maladie et congés pour enfant malade par du télétravail, idem pour la formation. « C’est le genre de réflexion qu’on a pu entendre au sein du groupe de travail et même si ces idées ont rapidement été balayées par les syndicats, le naturel peut toujours revenir au galop. »