Cadres jusqu’au bout de la nuit - Objectif Soins & Management n° 242 du 01/01/2016 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 242 du 01/01/2016

 

Ressources humaines

Marie Luginsland  

Ils ont parfois l’impression d’exercer un autre métier que leurs homologues du jour, tant leurs conditions d’exercice en sont éloignées au sein d’équipes plus nombreuses, plus dispersées et sous des contraintes différentes. Ces cadres de nuit n’en perdent pas pour autant leurs objectifs de management, menant à bien évaluations, bilans de formation et projets. Ils doivent ce succès à leur culture de la proximité et de l’écoute.

Isolement, ostracisation, oubli, mais aussi autonomie plus importante, solidarité plus forte, temporalité différente… sont les mots qui caractérisent le travail des agents de nuit de l’hôpital. Un monde entre parenthèses que des cadres de proximité et des cadres supérieurs managent différemment de leurs collègues “du jour”, en gardant en commun la passion et le professionnalisme qui caractérisent les cadres, de jour comme de nuit. Parce qu’ils recouvrent plusieurs services, parfois nombreux et souvent dispersés sur plusieurs sites géographiques, parce que leur bureau ne se situe pas au cœur du service ou encore parce que les conditions de travail diffèrent fondamentalement, les cadres de nuit adaptent leur gestion des ressources humaines. Leur fonction relève pour la plupart d’un choix assumé parce qu’ils ont eux-mêmes exercé en tant qu’agents de nuit, certains ne connaissant du métier de soignant que sa version nocturne.

L’INCONTOURNABLE CADRE DE NUIT

Alors que de nombreux établissements croient pouvoir faire l’économie de cet encadrement, suppriment peu à peu ces postes sous la pression économique ou les remplacent par des infirmiers faisant fonction de…, les cadres de nuit revendiquent le caractère incontournable de leur poste. « Cette fonction me semble d’autant plus essentielle que la profession soignante fait face à de nombreuses mutations. La pratique des soins évolue, elle réclame davantage de traçabilité. L’introduction du dossier patient unique informatisé induit un vrai travail d’encadrement et d’accommpagnement des équipes pour assurer le suivi de ce dossier et la qualité des écrits soignants. Des interfaces sont également nécessaires avec les médeceins avec lesquels un dialogue en matière de pratique est souhaitable », décrit Adeline-Aude Lioux, cadre sur le site de Neuilly-sur-Marne de l’EPS Maison-Blanche. Cet établissement, qui comporte cinq sites d’hospitalisation éloignés géographiquement, emploie, fait exceptionnel, neuf cadres de nuit.

UN MAILLON FORT, UN LIEN PERMANENT

Adeline-Aude Lioux, comme la majorité des cadres de nuit, définit le lien permanent qu’elle assure pour ancrer ses équipes dans la vie de l’établissement, comme sa fonction clé. Ce rôle est incontournable à deux titres.

Une proximité indispensable

Si le cadre fait le lien entre les professionnels de nuit et les équipes de jour, il est également un agent de liaison entre les soignants de nuit souvent répartis dans plusieurs services. « Nous avons mis en place un système de mails entre les agents de nuit et les neuf cadres de nuit que nous sommes. Cela avait été créé pour des questions de type gestion et des congés, depuis ces protocoles sont également utilisés pour faire passer des notes de service, c’est désormais la procédure officielle. Même si cela n’empêche pas une communication interpersonnelle avec les agents, c’est important », décrit la cadre.

Un lien primordial

Comme ses confrères, elle doit également veiller à faire circuler l’information ascendante et descendante « entre le jour et la nuit ». « Ce flux d’information doit fonctionner en effet dans les deux sens, vers l’encadrement de jour et à l’inverse, je dois tenir informés mes agents de nuit des informations sur l’établissement. Nous sommes actuellement en travaux, notre hôpital est en mutation, et cela génère des inquiétudes au sein des équipes. Je me dois de les informer pour désamorcer ces angoisses », explique Adeline-Aude Lioux.

DE JOUR COMME DE NUIT

Passer les informations

Pour assurer ce flux d’information, les cadres de nuit assistent à l’ensemble des réunions de jour. Cette contrainte, qui les oblige à jongler avec leurs horaires, apparaît pour eux comme une évidence. Elle leur permet autant de s’informer, à la source, de la vie de l’établissement que de rappeler au grand jour les préoccupations spécifiques des agents de nuit, voire leur existence. « Ces réunions servent également à expliquer aux cadres et aux agents de jour les rythmes auxquels sont soumis leurs collègues de nuit. Les biorythmes chahutés, les coups de fatigue inexorables, la lutte de l’organisme contre les rythmes naturels et biologiques », précise Gilles Siciliano, faisant fonction de cadre au Centre hospitalier de Raincy-Montfermeil (Seine-Saint-Denis) - deux sites, 27 services, 45 agents) - et secrétaire général CGT du centre hospitalier. Didier Desbruères, cadre supérieur de nuit au Centre hospitalier du Chinonais (Indre-et-Loire) - onze unités, 118 agents - qui assiste régulièrement aux réunions le jour, quitte à décaler ses horaires de travail, apprécie par ailleurs l’intérêt des agents de nuit : « Nos agents de nuit sont très demandeurs d’informations concernant la vie de l’établissement dont ils se sentent un peu coupés de par leur rythme de travail. Ils sont d’ailleurs volontaires pour assister à des réunions de jour. Nous essayons par conséquent de faire des réunions entre les roulements. »

Transparence et confiance

De la qualité de ces liens et de la mobilisation dont font preuve les cadres pour représenter leurs agents, dépend la relation de confiance qui s’instaure la nuit, entre l’encadrement et les équipes soignantes. « Afin que les agents aient confiance en nous, il faut qu’il y ait des règles transparentes pour tout le monde, une équité absolue. Nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir des tensions, de laisser pourrir des situations. Il en va de la qualité des soins, de la sécurité des patients et de la sécurisation des agents eux-mêmes en raison des conditions du travail de nuit », expose Gilles Siciliano, qui précise par ailleurs : « Il faut créer un climat de confiance et de bonne entente afin de pouvoir, si nécessaire, faire jouer la solidarité. »

Mobiliser les compétences

Car, la nuit, le personnel médical étant absent ou mobilisé aux urgences, les agents doivent pouvoir recourir à leurs collègues d’autres services. C’est là une autre facette de la fonction du cadre de nuit. Il a pour mission, comme ses collègues du jour, d’assurer la continuité des soins ; il est aussi le mieux placé pour mobiliser les compétences nécessaires. « Quand je dois déplacer des soignants, je le fais en fonction de leurs aptitudes, cela suppose que j’ai eu une bonne connaissance de mes agents », explique l’un d’entre eux. Un tour de force pour les cadres qui managent un nombre important de personnes, souvent dispersées géographiquement dans différents services. Ils parviennent néanmoins, comme les cadres de jour, à mener les entretiens d’évaluation et à effectuer les bilans de formation.

ÉVITER LES DISTORSIONS DU JOUR

Les interruptions de tâches étant moins fréquentes la nuit, Michael Trotot, cadre de nuit à l’hôpital Sainte-Anne - 25 services et 250 agents - se félicite de pouvoir prendre du temps pour les évaluations. « Pendant la nuit, on peut faire davantage connaissance, les agents parlent également plus volontiers d’eux-mêmes », constate le cadre de nuit, qui se considère avant tout comme un cadre de proximité et insiste sur ce caractère de sa fonction. « Je suis très attentif aux conditions de travail. Lorsque je suis arrivé, tout le monde se plaignait de la charge de travail, c’était un moyen des agents de revendiquer leur existence. Aujourd’hui, quand un agent me dit qu’il a trop de travail, je sais que c’est vrai », assure Michael Trotot.

Cadre de nuit, un cadre de proximité

Michael Trotot rencontre toutes les équipes chaque soir. Le timing est d’autant plus serré qu’en début de soirée et en fin de nuit, les agents sont trop occupés pour être disponibles. « J’ai mis en place une procédure il y a trois ans avec un support pour les entretiens individuels. Je vois chaque agent entre une heure et une heure et demie chacun. Ces entretiens ont lieu la nuit sur le temps de travail », explique Gilles Sicialino, qui a l’impression de faire la même chose que ses collègues du jour, mais avec d’autres contraintes.

Les contraintes de la nuit

Parmi ces contraintes, il y a, comme l’expose Didier Desbruères, la quasi-impossibilité de passer une nuit complète aux côtés d’un agent. Aussi, les avis des collègues de jour pèsent-ils dans la balance lorsqu’il s’agit d’évaluer un nouvel agent ou de régler un dysfonctionnement. Mais pas seulement.

Autonomie, approche différente du métier

Car les cadres de nuit sont conscients des fantasmes nourris par la nuit, le travail toujours invisible fourni par leurs agents et les inévitables distorsions qui brouillent le discernement. Aussi ne manquent-ils pas de s’en remettre à leur propre jugement sur des agents aux profils souvent spécifiques. « Nous avons des agents très responsabilisés, qui ont une approche et une réflexion différentes de leur métier, qui maîtrisent l’ensemble des procédures et développent leurs compétences. Cela a un côté très positif. Beaucoup d’ailleurs font le choix de la nuit pour disposer d’une plus grande autonomie fonctionnelle, ils sont moins en relation avec les médecins », relève un cadre de nuit. Didier Desbruères apprécie ainsi que, dans son établissement, la formation continue soit très demandée par les agents de nuit au cours des entretiens individuels : « La formation continue est très demandée par les agents de nuit. Sans doute y trouvent-ils un lieu pour communiquer sur leur pratique alors qu’ils exercent souvent de manière plus isolée. Beaucoup d’ailleurs font le choix de la nuit pour disposer d’une plus grande autonomie fonctionnelle, ils sont moins en relation avec les médecins. »

PROJETS NOCTURNES

S’ils parviennent à remplir leurs missions classiques et notamment les plannings quand ils ne sont pas gérés directement par l’encadrement de jour, les cadres éprouvent en revanche davantage de difficultés à se lancer dans les aspects plus novateurs de leur fonction, à savoir le travail en projet. Cela ne tient ni à leur motivation, ni à leurs compétences, mais à l’essence même du travail de nuit.

La difficile réalisation de projets

L’organisation du travail de nuit, la diversité des services, leur éloignement géographique sont autant de freins à la réalisation de projets. Nombre de cadres le regrettent. Et c’est sans nul doute le principal point noir évoqué dans leur carrière de nuit. Si l’expérience de cadre supérieur de nuit est très enrichissante car elle permet de connaître de manière approfondie toutes les structures et le fonctionnement de l’établissement, certains déplorent ainsi de ne pouvoir y exercer pleinement les fonctions de cadre supérieur, à savoir la gestion de projets. « Elle n’est en effet pas possible la nuit où le rôle du cadre se focalise sur la gestion des compétences et des plannings ainsi que sur l’écoute des agents, essentielle à mon avis », constate-t-il, ajoutant : « Mon expérience de cadre supérieur de nuit est très enrichissante car elle me permet de connaître de manière approfondie toutes les structures et le fonctionnement de l’établissement. » Une solution consiste à solliciter l’encadrement de jour afin de pouvoir “se greffer” à l’un de leurs projets. Encore faut-il que le cadre de nuit en ait connaissance. « Il est à cet égard important qu’une bonne communication existe entre les projets diurne et nocturne pour qu’une bonne articulation s’établisse. Il nous revient de solliciter l’encadrement de jour pour leur proposer de nous impliquer dans ces initiatives », constate Adeline-Aude Lioux, qui poursuit : « Nous avons mené par exemple un projet avec des équipes mobiles de formation aux outils infiormatiques. »

Quand « la nuit forme le jour »

Il arrive aussi que « la nuit forme le jour ». Michael Trotot y est parvenu. Ayant effectué dans le cadre d’un master un mémoire sur la conduite et l’accompagnement du changement(1), il a souhaité poursuivre cette démarche en vue d’une certification prévue pour avril 2017, par un projet sur la cartographie des risques la nuit dans cinq services qui pourra être étendue ensuite. « Un référent nommé dans chaque service travaille de nuit à ce sujet. À terme, chacun de ces référents interviendra auprès d’un homologue de jour pour lui présenter la méthodologie applicable à des risques non spécifiques la nuit », expose le cadre de Sainte-Anne. Une situation pour le moins inédite. Mais le cadre de nuit ne craint pas de briser les clivages. Ce travail en projet séduit les agents de nuit satisfaits « de ne pas être que des exécutants, mais des acteurs », à tel point qu’un service a demandé au cadre de créer un groupe de travail sur les bonnes pratiques en contention et isolement. Mener des projets la nuit nécessite également de franchir des barrières supplémentaires. L’un des freins est la répartition des agents sur plusieurs services et donc leur dépendance hiérarchiques de plusieurs cadres de pôles différents. Cette complexité n’a pas découragé Gilles Siciliano. Depuis 2014, il mène une réflexion sur une réorganisation des soins autour d’un binôme soignant, composé d’un infirmier et d’un aide-soignant. Aujourd’hui, d’autres agents réclament à leur tour de travailler également en binôme soignant. La nuit aussi peut être innovante.

NOTE

(1) “Éclairer la nuit pour accompagner le changement”, Michael Trotot, Mémoire IFCS, Croix-Rouge française, formation continue 2014-2015.

Témoignage
Caroline Lakehal, cadre de nuit sur le site de l’établissement public de santé Maison-Blanche (quatre unités de soins et une unité d’accueil et d’hospitalité, 35 agents)

« La nuit, le management de proximitéprend tout son sens »

« La gestion des plannings constitue l’activité la plus chronophage, environ 60 % de mon temps. L’absentéisme inopiné est le plus problématique, surtout lorsque nous sommes en mission transversale. Mais mes missions ne se limitent pas à la gestion des plannings. Comme pour les cadres de jour, je dois assurer l’organisation des soins, la gestion des ressources humaines, la communication, l’information, la sécurité des soins…Outre la continuité des soins, je suis en charge de la continuité du fonctionnement de l’établissement par une mission transversale de permanence d’encadrement.

Les équipes soignantes doivent avoir une capacité réactionnelle rapide. Le cadre de nuit doit pratiquer un management qui responsabilise et valorise les soignants.Il faut veiller à leur savoir-faire mais aussi à leur savoir-être, car il est important qu’ils soient autonomes et capables de prendre des initiatives.

De nuit, en psychiatrie, les soignants développent surtout des compétences relationnelles, il faut veiller à maintenir leurs compétences dans le champ des soins techniques.

La nuit, le management de proximité prend tout son sens. Le cadre de nuit encourage et soutient dans les moments difficiles. Pour les soignants, le cadre de nuit est leur principal interlocuteur, leur seul référent soignant et leur porte-parole*. Participant aux réunions de jour, il informe les équipes de nuit. Pour ma part, j’organise une réunion par trimestre. La communication se fait également par mail, chaque agent disposant d’une adresse mail professionnelle. Lorsque je suis en repos, ils savent qu’ils peuvent m’adresser un mail et qu’ils auront une réponse rapide.

Aussi, en raison de ce vrai management de proximité, l’évaluation des agents n’est pas compliquée. Le cadre connaît les difficultés de ses agents et leurs besoins en formation. Tout comme les soignants, le cadre de nuit ne doit pas s’isoler afin de rester dans une dynamique. C’est pour cela qu’il est important que le cadre de nuit s’investisse dans des groupes de travail, des projets institutionnels et les projets de pôles. Le cadre de nuit se doit de connaître parfaitement l’organisation de son établissement pour la transposer la nuit. »

* Afin que les soignants s’expriment sur les spécificités du travail de nuit, Caroline Lakehal les a accompagnés dans l’écriture d’un article à paraître dans la lettre de Maison-Blanche.