Réanimation, la culture du silence - Objectif Soins & Management n° 241 du 01/12/2015 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 241 du 01/12/2015

 

Guillaume Decormeille et Cédric Baron

Sur le terrain

Laure de Montalembert  

Comment l’installation, dans un service tout neuf, a pu amener un changement profond des pratiques infirmières en réanimation, notamment dans la gestion du bruit ? Les lauréats du trophée infirmier, remis au dernier Salon Infirmier, s’expriment sur le sujet.

Objectif Soins & Management : Comment avez-vous décidé de devenir infirmier ?

Guillaume Decormeille : Lorsque j’avais 9 ans, ma mère avait été malade. J’ai donc décidé de travailler dans le domaine, mais le métier de médecin ne m’attirait pas : mon grand-père était un médecin reconnu et je trouvais qu’il avait trop de responsabilités. La relation d’aide, exercer un métier tourné vers les autres, m’intéressait depuis toujours. Diplômé de l’Ifsi d’Auxerre (Yonne), mon premier poste a été de nuit, aux soins intensifs des maladies infectieuses et tropicales du CHU de Toulouse (Haute-Garonne). L’équipe était très encadrante et formatrice pour un début de carrière. Mais j’avais vraiment envie de travailler en réa alors que je n’y étais jamais passé pendant mes études. Depuis 2008, j’exerce donc en réanimation polyvalente à Rangueil qui dépend du CHU de Toulouse. Toulouse est une ville universitaire proche des montagnes… et le ski est une passion !

OS&M : Cédric Baron, 2008, c’est un an avant votre remise de diplôme…

Cédric Baron : Oui, moi, j’ai démarré par l’intérim pour découvrir un peu sur tout puis je suis passé en réanimation cardiaque chirurgicale avant de joindre les équipes de la réanimation polyvalente de Rangueuil.

OS&M : Guillaume Decormeille, comment votre découverte du service s’est-elle déroulée ?

Guillaume Decormeille : J’ai tout de suite accroché. Pour des raisons de sécurité des patients et pour ma propre sécurité, j’ai dû me former sur les aspects très techniques. Et, depuis, je continue à suivre des formations : un DU de recherche paramédicale et de sciences infirmières à Bordeaux (Gironde), un DU de secours en montagne à Barcelone, un diplôme interuniversitaire à la fonction d’infirmier sapeur-pompier. En ce moment, je suis en master 2 sciences de l’éducation à l’université Toulouse Jean-Jaurès.

OS&M : La question du silence en réanimation vous a-t-elle semblé primordiale tout de suite ?

Cédric Baron : Un an après mon arrivée, le service déménageait. Avec les changements de locaux, on s’est dit qu’il fallait transformer notre manière de travailler. Lorsque nous en avons parlé à nos cadres, il s’est avéré qu’ils avaient déjà pour objectif de faire diminuer le bruit afin de coller aux recommandations des sociétés savantes, déterminées dans le consensus “Mieux vivre en réanimation” édité en 2009. De plus, nous nous étions rendu compte que l’omniprésence des alarmes inquiétait les infirmiers plus qu’elle ne les rassurait.

OS&M : Comment vous êtes-vous réparti le travail ?

Cédric Baron : Guillaume a plus de connaissances que moi sur la recherche alors que je suis plus axé sur la technique et la formation. J’ai commencé par mettre en place la cartographie des volumes sonores dans le service pour avoir un état des lieux et l’évaluation du ressenti des patients, des familles et des soignants. Puis nous nous sommes lancés tous les deux dans une grande recherche bibliographique, une approche conceptuelle. Nous en sommes arrivés à une hypothèse de recherche : l’absence d’alarme sonore traduit-elle une meilleure sécurité pour le patient ? En gros : si le bruit produit de l’insécurité, le silence produit-il de la sécurité ?

Guillaume Decormeille : Lorsque le brouhaha est permanent, s’installe une banalisation de l’alarme sonore qui n’est pas propice à la sécurité des patients. Désormais, le moindre son prend toute son importance. Dans notre ancien service, tout se faisait “à l’oreille”. Il a donc fallu s’adapter et accompagner nos collègues et opérer à un changement de culture dans la surveillance scopique.

OS&M : Concrètement, comment avez-vous agi ?

Guillaume Decormeille : Au sein de notre ancien service, le niveau sonore pouvait atteindre 100 décibels (dB) alors que les recommandations de l’OMS préconisent 45 dB le jour et 35 la nuit. Pour parvenir à diminuer le bruit, tout a été passé au crible. D’abord, les alarmes sonores ont été extériorisées des chambres et n’alertent plus que dans les couloirs et dans le PC central. En plus, leur niveau est au plus bas et elles sont associées à un système de “bip” beaucoup moins bruyant. Pour surveiller les patients lorsque nous sommes dans leur chambre, les moniteurs peuvent se placer au niveau des yeux des soignants en intervention. De ce fait, ils peuvent garder un œil sur le système d’alarmes lumineuses, seul désormais à exister dans la chambre. Allant du jaune au rouge avec une variation du rythme de clignotement selon la gravité de l’alerte, elles sont tout aussi efficaces qu’un son. Voire plus. La surveillance sécurisée en bed to bed : seuls cinq patients peuvent être surveillés sur les moniteurs, répartis selon la norme.

OS&M : Parmi les éléments essentiels, le réglage régulier des alarmes…

Cédric Baron : C’est un des éléments primordiaux de ce nouveau fonctionnement. Nous formons tout de suite les nouveaux arrivants à cette philosophie. Cela nous a permis de nous recentrer sur la clinique et sur le patient plus que sur les alarmes. Pour certains, l’acceptation a pris un peu de temps mais tout le monde a très vite vu le bénéfice. La fatigue n’est pas la même au bout de la journée. Surtout depuis qu’on est passé en douze heures.

Guillaume Decormeille : Une alarme bien réglée, c’est un patient en sécurité. Il ne s’agit pas de régler les alarmes à l’arrivée du patient dans l’unité et d’en rester là. Même si certains critères persistent. Comme par exemple chez un patient en insuffisance respiratoire, la valeur de surveillance sera située entre 88 et 92 % alors que, chez les autres, on attend plus de 95 %. De même, chez un patient atteint d’hypertension chronique, on s’inquiétera si sa tension artérielle baisse de 30 % même s’il atteint des chiffres classiques pour les autres. À chaque passage dans la chambre, tout au long de la journée et de la nuit, à l’état du malade, aux événements et aux soins pratiqués.

Cédric Baron : Il est même possible de couper temporairement les alarmes lors d’un soin amené à faire réagir les personnes ou pour la toilette, par exemple.

OS&M : En 2013, vous aviez procédé à une première enquête confirmant l’efficacité de ces processus.

Guillaume Decormeille : Oui, une enquête réalisée auprès des patients, des familles et des soignants. L’immense majorité d’entre eux avait déjà confirmé la diminution du stress par rapport à celui ressenti dans un service classique. Nous avons renouvelé l’expérience récemment auprès de la population d’infirmiers encore présents et qui avaient répondu à notre premier questionnaire. Sur la quarantaine de soignants, on aboutità une baisse de 50 % du sentiment d’insécurité face à l’isolement phonique en chambre. Lors de cette étude, l’absence d’alarmes sonores a été considéré comme apaisant par 73 % alors que le chiffre d’il y a trois ans était de 4 %. Chez les patients non sédatés, le score lié à la question “L’isolation phonique provoque-t-elle l’insécurité ?” est passé de 72 à 34 %. Et chez les patients sédatés, de 83 à 38 %.

Cédric Baron : Interrogés plus avant, les infirmiers gardant un niveau de stress important faisaient le plus souvent un lien avec l’utilisation de certains appareils comme l’ECMO [pour Extracorporelle Membrane Oxygénation], une machine de suppléance aux fonctions cardiovasculaires. Pour garder un œil sur le positionnement adéquat des canules, ils préfèrent laisser les portes ouvertes. Nous n’avons pas encore trouvé une solution à cela tant que le patient est instable.

Guillaume Decormeille : Les infirmiers arrivés depuis la mise en place de ces procédures de silence ne témoignent pas de sentiment de stress ou d’insécurité accru. Ils ont été habitués à nos procédures depuis le début.

OS&M : Pour les patients, un bénéfice ?

Cédric Baron : Une étude de 2014 a prouvé que de nombreux patients souffraient de choc post-traumatique à la sortie d’un service de réanimation. Jusqu’à un an après. L’omniprésence des alarmes y participe. Il y a de nombreux facteurs, mais le bruit est important. Du coup, avec cette culture du silence, tout le monde est gagnant. Soignants comme soignés. Les familles aussi.

OS&M : Guillaume, vous avez également beaucoup travaillé sur la sédation…

Guillaume Decormeille : Oui. C’est le second sujet que j’avais proposé pour les trophées du Salon Infirmier. Le titre de ma recherche : “De la levée de sédation aux 14 besoins fondamentaux”. À l’heure actuelle, les sociétés savantes et les études internationales préconisent que le niveau de sédation induit par les pousse-seringues électriques soit géré par les infirmiers. En phase de sédation de confort, le rôle de l’infirmier est de trouver le juste équilibre dans l’adaptation des médicaments utilisés, hypnotiques et analgésiques. Il faut que les patients en sédation de confort soient réveillables et répondent à des ordres simples. Pour que les infirmiers puissent exercer cette responsabilité avec clairvoyance, un médecin et moi avons créé un protocole de soins. En parallèle, j’ai pu prouver par une étude pilote exploratoire monocentrique que l’agitation des patients intubés et ventilés induisait un certain niveau d’insécurité et de stress chez les soignants. Une anxiété majorée en présence de la famille.

OS&M : Dans ces cas-là, que faisaient les infirmiers ?

Guillaume Decormeille : Ils étaient obligés d’appeler le médecin pour modifier les dosages. D’où l’idée de créer un livret reprenant la totalité du protocole, donné à chaque infirmier. Du coup, il peut évaluer le patient et adapter la médication sans avoir besoin du médecin. Celui-ci sécurise et harmonise les pratiques. J’ai remodelé le scoring de sédation d’un point de vue très visuel, sous forme d’un arbre décisionnel avec, entre les scores minimaux et maximaux, un jeu de couleurs allant du coma à l’agitation. Ce carnet est utilisé par les infirmiers du service depuis 2011. Mais, pour aller plus loin, j’ai également créé un acronyme pour favoriser la sevrabilité précoce des patients intubés et ventilés, le SAVED CARE qui signifie : sédation, analgésie, ventilation, delirium, curarisation adaptée aux recommandations. Il s’agit de reprendre tous les protocoles de sevrabilité. Il est en cours de réalisation, et sera également donné à tous les infirmiers novices.

OS&M : Pourquoi favoriser la sevrabilité précoce ?

Guillaume Decormeille : Dans un souci de sortir le patient de réanimation le plus rapidement possible. Si on laissait tous les traitements en place, on ne pourrait ni le réveiller ni l’extuber. Cela induirait de nombreux effets à type de neuropathies, delirium, problèmes de nutrition, par exemple, avec l’augmentation du temps d’hospitalisation. Autrefois, on pensait qu’en réanimation, tous les patients devaient dormir. Cela a bien changé.

OS&M : Vous parliez des quatorze besoins fondamentaux…

Guillaume Decormeille : La gestion de l’inconfort est essentielle. Au maximum, on respecte la nuit, on limite les bruits, on favorise la position au fauteuil le jour, on inclut la famille dans les soins, on recadre les personnes dans le temps et dans l’espace en affichant des photos dans leurs chambres et en leur mettant de la musique qu’ils aiment, etc. Le tout pour diminuer le stress post-traumatique !

OS&M : Guillaume, au début de l’interview, vous disiez avoir choisi le métier d’infirmier pour ne pas avoir des responsabilités. Or vous ne cessez de vous former afin d’en acquérir davantage…

Guillaume Decormeille : Je ne prends pas de responsabilités comme on en voit dans la représentation du rôle du médecin. Cela dit, cette réflexion date de mes 9 ans… Je passerai probablement un doctorat, mais dans le domaine des sciences de l’éducation. Les protocoles que nous avons créés, c’est justement pour cadrer la responsabilité infirmière.

3 QUESTIONS À SYLVIE MARMOUGET

→ SYLVIE MARMOUGET IADE CADRE DE SANTÉ, PÔLE ANESTHÉSIE – RÉANIMATION

1 Comment avez-vous accueilli d’idée de cette étude sur le silence en réanimation ?

C’est une décision commune avec Pierre Courgot, notre chef de service, et Marie-Claude Vallejo, ma collègue cadre. Lors de la création du nouveau service, nous nous sommes appuyés sur les recommandations des sociétés savantes. Pour répondre au respect du bien-être du patient, la décision avait été prise d’installer des portes automatiques coulissantes pour toutes les chambres. Ce qui a fait naître une problématique de perception des alarmes des dispositifs de surveillance médicale situés dans les chambres et donc la nécessité d’accompagner ce changement des pratiques. Nous passions d’un service toutes portes ouvertes à des portes fermées.

2 Comment accompagner les équipes dans ces changements de pratiques ?

Après avoir validé la pertinence de l’étude proposée par Cédric Baron et Guillaume Decormeille, et en s’appuyant sur les résultats, nous avons élaboré des formations spécifiques, notamment aux réglages des alarmes afin qu’elles soient pertinentes selon les pathologies des patients. Nous avons également mis en place une sectorisation des centrales des couloirs afin que l’entraide s’organise en proximité.

3 Qu’avez-vous apporté dans l’aboutissement de ces recherches ?

Nous avons présenté les résultats obtenus à l’équipe pluridisciplinaire tout d’abord, puis à d’autres établissements et au congrès de la Société de réanimation de langue française. Le concept s’est déployé dans la région : l’Unité de réanimation médicale Purpan est constituée sur le même schéma, ainsi que l’Oncopole de Toulouse. Nos infirmiers de réanimation ont pu encadrer leurs collègues dans le changement.