Mobilisation collective : le sens du rôle soignant - Objectif Soins & Management n° 240 du 01/11/2015 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 240 du 01/11/2015

 

Management des soins

Jean-Charles Erny  

Comment maintenir la continuité des soins après une catastrophe naturelle ? Quel rôle pour l’encadrement ? Que reste-t-il, cinq ans après, en termes de management, de notion d’équipe, d’enrichissement personnel et collectif ?

Dans la nuit du samedi au dimanche 28 février 2010, la tempête Xynthia déferle sur les côtes charentaises et vendéennes. L’établissement Richelieu, centre de rééducation (soins de suite et de réadaptation spécialisé, établissements de santé privés d’intérêt collectif de la Croix-Rouge française) situé en bord de mer, est comme de nombreux foyers, partiellement sinistré, submergé par des vagues pouvant atteindre jusqu’à sept mètres. La directrice de l’établissement parle de désastre, mais heureusement aucune perte humaine n’est à déplorer. Côté matériel, c’est une autre histoire : le parking souterrain et les vestiaires sont totalement inondés, les ascenseurs ne fonctionnent plus, la chaufferie est hors d’usage, la cuisine est sous les eaux et la piscine n’a pas résisté.

L’URGENCE IMMÉDIATE

Dès le dimanche, le personnel de l’établissement s’engage dans une course incroyable pour assurer la continuité de soins de qualité auprès des patients présents. La direction est surprise par le nombre de bénévoles, de salariés en repos qui viennent spontanément prêter main forte.

Chacun s’affaire à sa tâche avec l’objectif commun de s’occuper des patients. La notion de collectif est forte : « Tous les professionnels savaient ce qu’ils avaient à faire, nos compétences se complétaient, il n’y avait plus besoin de parler, on avançait dans la même direction… », indique une infirmière (elle-même sinistrée et pourtant à son poste ce jour-là).

La sécurité n’est plus, il faut la retrouver. Les professionnels vont à l’essentiel, ils ont pleinement conscience des enjeux du “sauvetage”.

Les semaines suivantes, les équipes ont à gérer des changements considérables dans leur organisation de travail. Ces changements sont acceptés par tous. Les professionnels font preuve d’initiative. Leurs propositions sont souvent ingénieuses. Pour exemple, les kinésithérapeutes, auparavant isolés sur le plateau technique (au rez-de-chaussée), s’installent à l’étage au sein des unités pour s’occuper des patients. Les échanges pluriprofessionnels deviennent alors plus nombreux. Cette richesse dans la prise en charge des patients est appréciée de tous. Cinq ans après la tempête, les professionnels évoquent cette situation avec émotion mais aussi avec la fierté du travail “bien fait”.

Une tempête fédératrice

Face à toute cette désorganisation, dans cette situation de crise, les équipes ont été opérationnelles, efficaces et ont maintenu l’activité de l’établissement. Xynthia a marqué les esprits. Le sujet suscite l’expression des souvenirs de chacun, libère les conversations, le thème est commun à tous. On apprécie clairement d’en parler ensemble, c’est un sujet qui, visiblement, fédère.

Cette situation d’exception avait donné lieu à une certaine efficience collective.

Pour autant, par la suite, on ne retrouve pas trace d’un travail de bilan ni de réflexion collective, alors même qu’aujourd’hui encore les soignants manifestent le besoin d’en parler. Pourtant, « suite aux grandes catastrophes industrielles des années 1980, telles que Three Miles Island, Challenger ou Tchernobyl, les organisations publiques et privées ont pris conscience des enjeux majeurs associés au retour d’expérience »(1).

Questionnements

De cette expérience de mobilisation collective, est-il possible de tirer des enseignements pour l’avenir ? Qu’est-ce qui pousse l’individu a passer en “mode collectif” ? Comment une coopération spontanée émerge-t-elle au sein d’une organisation ? Telles sont les questions qui s’imposent aujourd’hui, après cinq années passées “au Richelieu” en tant que cadre de santé, et près de deux en tant que directeur des soins. En somme, en quoi interroger l’histoire de cet établissement de soins peut-il éclairer la pratique de manager ?

LA COOPÉRATION DANS L’ORGANISATION DES SOINS

En janvier 2014, Jean-Charles Erny passe du management d’équipe au poste de directeur des soins. Son rôle consiste principalement à coordonner les unités de l’établissement entre elles afin d’assurer une cohérence dans les soins. Le souhait institutionnel de nommer un directeur des soins et non un directeur adjoint revient à placer la communication et la coordination au centre des organisations de soins. L’objectif est d’instaurer, dans l’organisation institutionnelle, un climat organisationnel mobilisateur.

Sa vision, désormais décentrée de l’unité dont il avait la charge en tant que cadre de santé, lui fait davantage encore percevoir l’intérêt d’une coopération soignante inter unités. Il est important de préciser que le centre ne souffre pas d’une situation de sous-effectif au niveau du personnel soignant. La coopération inter unité est un moyen de faire face, dans des conditions satisfaisantes pour tous, aux impondérables qui imposent tantôt à une équipe, tantôt à une autre, d’augmenter significativement, bien que brièvement, sa charge de travail. Les bénéfices secondaires non négligeables seraient l’entraide intersectorielle et les bienfaits du collectif de travail.

Coopérations

L’enquête exploratoire menée dans un autre SSR ayant le même profil, auprès de soignants et de deux cadres, a permis de montrer que la coopération entre deux unités favorise une meilleure répartition de la charge de travail lorsque l’activité augmente. Si les soignants y trouvent un intérêt, ils ne l’appliquent que rarement.

L’importance de l’action managériale

Pour les deux corps de métiers, la coopération doit être préparée et institutionnalisée.

L’action managériale a un impact dans la coopération. Le manager est un acteur indispensable à la réussite dans la coopération. Mais comment peut-il la faire vivre durablement ? Et avec quels leviers ? En quoi le cadre de santé peut faire évoluer sa pratique managériale pour favoriser la coopération intersectorielle dès lors qu’elle s’avère incontournable au sein des organisations de santé ?

LE CLIMAT COLLECTIF

Au-delà du comportemental, la démarche de mobilisation est influencée par son environnement. L’importance du climat organisationnel est propice à développer une mobilisation collective. Cette mobilisation n’est possible que par l’interaction entre l’organisation, l’employeur et l’employé.

Pour une mobilisation réussie, l’établissement et le manager doivent maintenir un climat collectif constitué de cinq états psychologiques : la confiance, le soutien, la justice, le pouvoir d’agir et la reconnaissance. Michel Tremblay nomme cela « la contribution de l’employeur »(2).

La confiance

La confiance est définie selon l’auteur Michel Tremblay comme « un sentiment que l’on peut se fier, que l’autre est de bonne foi »(3). Elle s’installe par la démonstration d’intérêt altruiste, en développant la démarche de délégation, en ayant un discours, des actes clairs et intègres.

Le soutien

Le soutien, « un sentiment d’engagement d’autrui à son égard et une perception de prise en charge quand le besoin se présente »(4), se manifeste par la manière dont le manager apporte par exemple une posture empathique et considère les besoins des personnels.

La justice

La justice, « le sentiment d’être traité correctement par l’organisation et ses représentants »(5), est marquée par la sincérité et l’honnêteté dans les justifications, la tendance pour toutes les situations vers l’équité, l’encadrement est fait de façon à favoriser l’interrogation éthique.

Le pouvoir d’agir

Le pouvoir d’agir est « le sentiment d’influence, d’habilitation et de responsabilisation à l’égard de son travail et du devenir organisationnel »(6). C’est habiliter et responsabiliser le travail de son collaborateur en le laissant avoir la possibilité de proposer des solutions afin de régler les problèmes. Il faut donner du sens au travail, appuyer les initiatives et valoriser les échanges.

La reconnaissance

Enfin, la reconnaissance est « le sentiment qu’une organisation et les acteurs qui y évoluent témoignent de l’appréciation pour les efforts et les réalisations »(7). Elle est essentiellement perceptuelle : c’est à travers le sentiment d’appréciation, de valorisation et de contribution/rétribution, qu’elle est évaluée. En retour, l’employé, afin d’amener un équilibre pour assurer une mobilisation réussie, s’engagera et fera preuve de motivation : « Quand toutes les conditions essentielles sont présentes, un effet d’entraînement s’opère, un fort vent de coopération souffle. »(8)

L’ENQUÊTE

Avec un échantillon de huit cadres de santé venant de deux établissements charentais, nous avons testé deux hypothèses :

• l’instauration, par le manager, d’un climat collectif est un réel levier à la coopération intersectorielle ;

• l’évaluation annuelle des soignants tient compte de leur engagement dans la coopération intersectorielle, lorsque les cadres la valorisent.

Analyse

L’analyse a consisté à comparer les discours des cadres de santé, c’est-à-dire relever points communs et différences entre deux groupes (le groupe 1 “inexistence de coopération intersectorielle des soignants”, et le groupe 2, “existence d’une démarche coopérative”).

Résultats

D’après les résultats de l’enquête, il est possible de faire le constat qu’il existe, dans le discours des cadres de santé interviewés, une approche qui favorise un climat collectif. Chez le groupe 2 (là où il existe une coopération), elle semble plus présente que chez le groupe 1.

Toutes les caractéristiques décrites par Michel Tremblay et Gilles Simard (confiance, reconnaissance, pouvoir d’agir, justice) sont présentes dans le discours du groupe 2. Ceci favorise le développement d’un climat collectif, un climat de mobilisation vers la coopération. La présence de ces thèmes dans le discours des cadres semble être un indice d’une démarche coopérative valorisée.

À l’inverse, l’absence de ces thèmes dans le discours des cadres semble indiquer une faible mobilisation dans cette démarche. Par ailleurs, l’entretien d’évaluation est utilisé uniquement pour évaluer les performances individuelles dans le groupe 1 alors qu’il existe, pour le groupe 2, une sensibilisation de l’individu au collectif.

L’instauration d’un climat collectif semble bien la condition sine qua non du développement d’une coopération intersectorielle des soignants. Les deux hypothèses sont validées.

DES AXES DE TRAVAIL

Afin de mener une coopération réussie, il est nécessaire de mettre en place un management approprié. Cette étape permet de conjoindre des logiques de connaissances partagées et de référentiels communs. Ce travail demande cohérence, coordination et concertation : « La coopération entre eux prend tout son sens pour donner de la cohérence au tout. »(9) Comme indiqué dans l’approche conceptuelle du climat collectif puis exploré sur le terrain, trois variables d’influence interdépendantes(10) existent pour que les équipes coopèrent entre elles : l’attention, le développement de spécificités organisationnelles et la communication interne.

Un manager attentif

Le manager doit être attentif pour amener et privilégier une culture organisationnelle. Il veille au maintien des valeurs communes, au développement d’une culture du donnant-donnant, au respect de la solidarité et de la confiance, à la valorisation des spécificités et leurs complémentarités.

Un manager organisé

Le manager doit développer des spécificités organisationnelles. Il amène une souplesse, une stabilité, valorise les initiatives, répartit équitablement les tâches, définit clairement l’organigramme hiérarchique et institue un processus d’intégration.

Un manager communiquant

Le manager déploie une communication interne. Il institue une organisation apprenante, formalise les analyses de pratiques et les échanges, impulse une politique transparente. Pour cela, les modes de communication doivent être adaptés et intégrés dans l’organisation.

CONCLUSION

La Croix-Rouge française appuie son action sur sept principes de mission (humanité), de comportement (impartialité, neutralité, indépendance) et d’organisation (volontariat, unité, universalité). Ces principes sont fondés sur des valeurs telles que le respect, la paix, la solidarité, la non-discrimination, l’ouverture d’esprit, le non-jugement, l’intégrité, le désintéressement, le pluralisme, le respect de la diversité et la coopération.

Cette approche conceptuelle a amené une reflexion sur un thème essentiel à l’éthique de l’institution. Ainsi, l’approche de Michel Tremblay et Gilles Simard permet de mieux comprendre comment instaurer un climat collectif, lorsque l’on a cet objectif. Prendre conscience des différentes variables qui influent sur l’engagement des individus dans une situation de coopération et quels peuvent être les freins à cet engagement, semble incontournable.

La coopération intersectorielle

L’instauration d’un climat collectif semble bien la condition sine qua non du développement d’une coopération intersectorielle des soignants. L’entretien professionnel, quoique relativement peu utilisé dans ce sens, pourrait devenir un outil intéressant pour la valoriser aux yeux des équipes. La notion de responsabilité paraît importante à questionner afin qu’elle ne constitue pas un frein à la coopération. Étant entendu que la coopération intersectorielle ne doit en aucun cas mettre les soignants, et bien évidemment les patients, en difficulté, et doit rester avant tout un moyen de créer du lien au sein d’un établissement. Enfin, la coopération des soignants sur les différents secteurs d’une institution ne doit jamais avoir pour objet de pallier un dysfonctionnement durable.

Une direction des soins impliquée

« Coopérer suppose une forme de croyance dans le collectif » : le rôle du directeur des soins n’est pas simplement d’en convaincre ses cadres et leurs équipes. Il est avant tout celui qui donne les moyens de répondre aux impératifs de la coopération intersectorielle en toute sécurité. La responsabilité du directeur des soins n’est-elle pas alors de définir les croyances vers lesquelles le projet de soins doit tendre ?

NOTES

(1) Gode, C. (2012). Compétences collectiveset retour d’expérience “à chaud”. Le cas de l’équipe de voltige de l’armée de l’air. In: Revue française de gestion, 223, p. 169.

(2) Tremblay, M. et Simard, G.(2005). La mobilisation dupersonnel : l’art d’établir unclimat d’échanges favorablebasé sur la réciprocité. Gestion, 30, p. 62.

(3) Ibid, p. 64.

(4) Ibid, p. 64.

(5) Ibid, p. 64.

(6) Ibid, p. 64.

(7) Ibid, p. 64.

(8) Ibid, p. 68.

(9) Rouet, J. (2006). Le management des processus : une méthode de gestion des dysfonctionnements aux interfaces. (Mémoire de l’École nationale de santé publique).

(10) Chague, V. (2008). Comment améliorer la coopération au sein de l’équipe soignante ? In: Soins cadres de santé.

(11) Gheorghiu, M D. et Moatty, F. (2006). Réorganisation des entreprises et caractéristiques du travail collectif dans l’industrie. In: Revue économique.

Les bénéfices du management par la mobilisation collective

Manager par la mobilisation collective consiste à valoriser la ressource que constitue le collectif de travail pour résoudre des problématiques organisationnelles.

Cette démarche suppose que le manager, pour permettre l’implication des équipes, s’attache à développer leur autonomie tout en veillant à encadrer leur responsabilité.

→ RÉSOUDRE LES PROBLÈMES EN ÉQUIPE

Le dialogue du manager avec ses équipes, l’analyse de leur activité réelle et sa valorisation à travers une formalisation des compétences, suivie évidemment par des actions de formation pertinentes, favorisent le consensus entre soignants et encadrants, chacun étant soucieux d’accroître la qualité des soins prodigués. Face à une situation-problème, le manager, en pleine connaissance des compétences disponibles, peut alors en toute confiance interroger son équipe, et non imposer un point de vue qui pourrait relever de l’autoritarisme. Le problème n’est plus celui d’un professionnel mais devient celui de l’équipe, centrée alors sur un objectif commun, dont l’atteinte ne sera plus imputée au travail d’un seul individu.

→ HARMONISER ET DÉCLOISONNER LES PRATIQUES

La mobilisation collective doit répondre à une démarche qualité en impulsant une harmonisation des pratiques professionnelles, facteur de cohérence et de qualité des soins. Loin d’être cantonnée à une unité et portée par un seul cadre de santé, la mobilisation collective peut être une politique institutionnelle soutenue par le directeur des soins.

Menée sur plusieurs secteurs, elle peut s’avérer être un levier favorisant le décloisonnement par le développement des interrelations personnelles et professionnelles. À terme, après avoir été amenées à réfléchir ensembleà des problématiques communes, les équipes des différentes unités seraient plus favorables à l’entraide concrète entre services (surcharge ponctuelle de travail…). Pour cela, il est nécessaire de fixer les limites de l’autonomie de chacun, les zones d’incertitude doivent être évitées, afin que les soignants identifient clairement leur champ d’action.

→ SUSCITER LA CRÉATIVITÉ

Le management par la mobilisation collective est une démarche qui vise à amener chaque professionnel à se décentrer pour adopter une vision plus globale de son environnement de travail.

Du côté du manager, s’impliquer dans l’impulsion d’une telle démarche visant le développement de l’esprit d’équipe, de la coopération et de la mobilisation collective, stimule sa propre créativité, ce qui, pour tous, peut être source d’un mieux-être individuel. Mais cela ne peut se faire qu’au prix d’une analyse lucide des sources de dysfonctionnements des organisations.