Management des soins
La place de l’interculturalité dans le soin est questionnée au niveau européen. En France, émerge peu à peu la nécessité de reconnaître cette dimension culturelle dans le monde soignant et de se former à celle-ci. Expérience à l’Ifsi Le Vinatier, avec un projet sur la dimension culturelle et le soin, menée auprès des étudiants infirmiers.
Le soin implique une vision globale de la personne prenant en compte différentes dimensions, dont celles liées à son histoire de vie, à son environnement, à sa culture. Pour permettre aux étudiants infirmiers de développer cette dimension culturelle, il est nécessaire d’enclencher une réflexion dès le début de la formation. Chacun va cheminer en prenant conscience de l’importance de la dimension culturelle et de la nécessité de prendre en compte celle-ci pour réaliser des soins adaptés à la personne soignée. Ce processus devrait amener les étudiants à développer une compétence spécifique que certains auteurs nomment “compétence culturelle”.
La compétence culturelle se définit comme le « développement d’une prise de conscience de notre propre existence, de nos sensations, de nos pensées et de notre environnement sans influence indue sur les personnes d’une autre origine tout en démontrant la connaissance et la compréhension de leur culture, en acceptant et en respectant leurs différences culturelles et en adoptant des soins congruents avec leur culture ».
Des flux migratoires et une mobilité internationale très importante existent. On note à la fois une mobilité des populations mais aussi des professionnels compte tenu du contexte économique. Au niveau européen, une volonté de favoriser la mobilité existe et l’on voit de plus en plus des équipes soignantes et des patients d’origines multiculturelles. Les besoins des patients et les prises en soins évoluent. Les pathologies chroniques augmentent avec des prises en charge longues qui nécessitent de connaître la personne. Le développement des soins à domicile, les difficultés économiques et financières concernant l’accès aux soins constituent des éléments à prendre également en compte. L’aspect réglementaire en lien avec l’exercice de la profession précise que : « L’infirmier ou l’infirmière doit dispenser ses soins à toute personne avec la même conscience quels que soient les sentiments qu’il peut éprouver à son égard et quelle que soit l’origine de cette personne, son sexe, son âge, son appartenance ou non-appartenance à une ethnie, à une nation ou à une religion déterminée, ses mœurs, sa situation de famille, sa maladie ou son handicap et sa réputation. »
Depuis la Seconde Guerre mondiale, on note une évolution de la réflexion. La déclaration universelle des droits de l’homme stipule : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns avec les autres dans un esprit de fraternité. »
La conscience culturelle est le degré de conscience que nous avons au sujet de notre propre origine et identité culturelle. Ceci nous aide à comprendre l’importance de notre patrimoine culturel et, de plus, nous incite à appréhender les dangers de “l’ethnocentricité”. La conscience culturelle est la première étape pour développer la compétence culturelle et doit donc être complétée par la connaissance culturelle.
Elle demande à chaque individu d’acquérir des informations sur :
• les croyances en matière de santé,
• les comportements des populations de différentes cultures,
• de la même façon, une compréhension réelle des inégalités de santé résultant de multiples raisons.
Le développement des compétences de communication amène à percevoir les différences culturelles de l’autre comme des richesses potentielles. Nous sommes capables de percevoir les différences culturelles comme pouvant être une richesse ou un défi. Ainsi, nous sommes conscients des besoins et émotions de notre propre culture et comprenons la façon dont nos besoins et émotions influencent notre approche avec les personnes d’une autre culture.
Les patients doivent être considérés en tant qu’associés véritables. Ce partenariat implique la confiance, l’acceptation et le respect aussi bien que la facilitation et la négociation. La sensitivité nécessite l’utilisation des sens pour une approche sensible de “l’autre”.
L’acquisition de cette quatrième étape exige la synthèse et la mise en œuvre des trois étapes décrites ci-dessus. La compétence culturelle est la capacité de fournir des soins efficaces en prenant en considération les croyances culturelles, les comportements et les besoins des personnes. Un composant important de cette étape est la capacité d’identifier, de prévenir et d’agir contre toutes formes de discrimination et de pratiques oppressives.
Notre approche pédagogique s’est appuyée sur ce modèle pour développer les différentes étapes de la compétence culturelle. Bien qu’il existe des paliers dans l’acquisition de la compétence, les différentes dimensions sont abordées dès le début de la formation.
En première année, lors de l’enseignement de l’unité “Législation, éthique, déontologie” du semestre 1, nous avons travaillé la notion de secret professionnel lors de la mise en œuvre d’un travail dirigé. Dans un premier temps en sous-groupes, les étudiants ont élaboré une définition de cette notion à travers leurs propres représentations. Dans un second temps, les étudiants ont réfléchi à cette notion à partir de deux situations mettant en jeu des contextes culturels différents. Dans chacune de ces situations, le patient informé de son diagnostic ne souhaitait pas annoncer celui-ci à sa famille.
La réaction des étudiants fut une réaction d’incompréhension face à l’attitude des patients. Quelques étudiants ont osé affirmer qu’ils n’étaient pas d’accord avec le reste du groupe. Pour eux, il était inenvisageable que ce qu’ils considéraient comme la vérité ne soit pas dite. La notion de vérité est ici interprétée comme « une connaissance conforme au réel »
La lecture des textes a donné lieu à un débat autour du concept de culture avec pour les étudiants une association étroite de ce concept à la religion.
Une réflexion s’est ensuite amorcée autour des représentations des différentes dimensions culturelles à prendre en compte dans le soin avec l’impact culturel de l’institution, des soignants, du patient et de son environnement. Cette confrontation à leurs propres représentations, mais aussi stéréotypes, est une première étape dans la formation des étudiants pour réfléchir au sens de se regarder soi-même et développer une attitude de compréhension vis-à-vis des patients.
Selon Charles Gardou, « il s’agit d’apprendre à communiquer, à se mouvoir et à vivre dans une société plurielle marquée par la multiplicité et l’hétérogénéité des références, la rapidité des mutations, la contingence de valeurs différentes et parfois contradictoires ».
L’étudiant est interpellé par cette mise en perspective des différentes dimensions du secret et de la vérité. Pour Madeleine Leininger, « il faut voir le monde à partir de la perspective de l’autre, comprendre le sens du monde de l’autre ».
Le travail pédagogique autour de la dimension culturelle doit permettre « l’enchevêtrement de plusieurs univers qui gardent néanmoins leur identité et leur origine »
La confrontation amenée par le dispositif pédagogique peut être à la source de nombreux questionnements. Elle permet aux étudiants de s’interroger sur les valeurs soignantes liées au secret professionnel et les différentes dimensions que peut prendre la notion de vérité. En tant que formateurs en Ifsi, nous devons accompagner l’étudiant dans cette découverte d’un entre-deux qui respecte l’autre dans ses croyances et sa culture, tout en l’aidant à devenir acteur de sa prise en charge.
Dans la continuité de l’enseignement de l’éthique, nous proposons aux étudiants de 2e année de réaliser une démarche éthique en lien avec une situation de soin complexe, en intégrant la dimension culturelle. Après la découverte d’une réalité culturelle multiple en 1re année, il s’agit de structurer l’approche avec une méthodologie plus précise. Nous nous retrouvons dans les propos de Brigitte Tison, qui écrit que l’approche interculturelle « implique de repousser en permanence les certitudes pour admettre le probable comme modalité de la connaissance ».
Ici, nous allons à la fois travailler la compréhension anthropologique, sociologique et psychologique et la compétence de diagnostic en lien avec le modèle PTT. En effet, « la formation à l’approche des cultures n’est ni la simple énumération de traits culturels et de leurs significations, ni la généralisation sur ces cultures… Elle doit amener l’apprenant à pouvoir comprendre l’autre, à s’adapter, à s’intégrer à un milieu culturellement différent du sien et à prendre de la distance par rapport à ses propres codes culturels. La question que nous posons est celle de savoir comment aboutir à une certaine transformation des individus pour qu’ils puissent vivre ensemble, travailler ensemble… ».
La sous-partie page 22, qui porte sur une situation travaillée par un groupe de 2e année, illustre l’approche de la dimension culturelle d’un groupe d’étudiants dans le cadre de ce travail, en accord avec les propos de Brigitte Tison : « Mieux vaut apprendre à travailler non pas sur des unités abstraites mais sur des faits, des phénomènes ancrés dans le quotidien et des contextes diversifiés. Mieux vaut chercher à appréhender des situations à problème en s’appuyant sur la diversité et l’hétérogénéité plutôt que s’imaginer une situation normée, censée représenter la moyenne, et qui, en fait, n’est qu’une manifestation édulcorée, banalisée, voire mystifiée, de ses propres représentations stéréotypées. »
Certains étudiants souhaitent approfondir la dimension culturelle dans le cadre du travail de fin d’études (en 3e année). Ce travail contribue au processus de professionnalisation avec l’approfondissement de la réflexion autour d’un thème (cf. sous-partie page 23). Ce choix de la part des étudiants n’est pas isolé car ils se retrouvent régulièrement confrontés, comme nous l’avons vu à travers les situations de soins qui illustrent nos propos, à des difficultés pour prendre en compte la culture de l’autre lors des stages. Effectivement, en France, dans les hôpitaux, même si les interprètes sont présents, il est peu courant encore de rencontrer des médiateurs culturels, qui vont permettre un éclairage face à une situation de soin qui interpelle. En ce qui concerne la formation du personnel, même si une prise de conscience de la né?cessité d’intégrer cette dimension culturelle existe, elle est peu développée encore.
Dagmar Soleymani, spécialiste en management et communication interculturels, questionne : « Comment, dans ce contexte, pérenniser un savoir-faire dont la reconnaissance est fluctuante, non monnayable et professionnellement fragile ? Et ce, alors que ce savoir-faire serait de nature à redynamiser les équipes soignantes, et à bénéficier directement à la patientèle ? »
C’est bien de cela dont il s’agit. La personne soignée est au cœur du dispositif de soin, il n’est pas possible d’escamoter sa culture, qui fait partie intrinsèque d’elle en ayant pour explication la charge des soins, le manque de personnel. Nous mettons en exergue le souci de l’autre, la sollicitude, le respect dans le cadre de la formation des étudiants infirmiers, cela passe en premier lieu par connaître et prendre en compte ce qui est propre à chaque individu.
Les témoignages des étudiants montrent combien il est important de travailler la dimension culturelle au moment de leur formation.
Une approche transversale, au cours de chaque année, permet aux étudiants d’acquérir peu à peu une compétence culturelle, qui va s’étendre au cours de la vie professionnelle. « Le caractère culturellement adapté d’un soin infirmier est, selon Madeleine Leininger, le gage de sa qualité. »
Les stages à l’étranger réalisés par les étudiants au cours de leur formation leur permettent là encore de passer d’une culture connaissance à une culture expérience, force de transformation chez eux. Ces stages donnent la possibilité aux étudiants de découvrir au sein d’un pays une population, une culture et une organisation de santé spécifique, auxquelles ils doivent s’adapter. Ils s’essaient également à une façon autre de communiquer quand la langue ne leur est pas familière. La confrontation au quotidien des personnes culturellement différentes constitue le meilleur apprentissage. Par leur analyse réflexive des situations rencontrées, l’ethnocentrisme des étudiants diminue, alors que leur compréhension culturelle s’accroît. « La formation initiale invite donc à réfléchir sur soi en tant qu’être et permet, ainsi, d’initier ce cheminement pour devenir un être soignant, professionnel de l’attention portée à l’autre en tant qu’infirmière ou infirmier. »
Cette capacité à se décentrer est nécessaire et doit être accompagnée. Elle repose sur ce que Michel Dupuis dénomme « une confrontation à l’expérientiel » avec l’utilisation de ressources culturelles diversifiées et une place pour la créativité. Il s’agit pour le formateur d’ouvrir la voie à d’autres chemins qui permettront aux étudiants de développer une compréhension de soi et de l’autre indispensable à la prise en compte de la dimension culturelle dans les soins.
(1) Margot Phaneuf, “L’approche interculturelle, une nécessité actuelle, 1re partie : Regard sur la situation des immigrants au Québec et sur leurs difficultés”, via ce lien raccourci : http://petitlien.fr/81p8
(2) Article R 4312-25 du Code de la santé publique, partie réglementaire, professions de santé, Titre 1er : Profession d’infirmier ou d’infirmière, Devoirs envers les patients p 189.
(3) Déclaration universelle des droits de l’homme, article 1er, 10 décembre 1948.
(4) Organisation mondiale de la santé, Bureau régional pour l’Europe Copenhague, “Éducation thérapeutique du patient”, Programmes de formation continue pour professionnels de soins dans le domaine de la prévention des maladies chroniques, 1998, via ce lien raccourci : petitlien.fr/81pc
(5) Collectif IENE France. Pour un développement de la compétence culturelle. IN : Objectif soins et management n° 211.
(7) Dictionnaire Petit Robert, édition 1983, p. 2078.
(8) Charles Gardou, “Anthropologie culturelle et éducation interculturelle”, cours Sciences de l’éducation, Lyon 2.
(9) Madeleine Leninger, dans “Soin transculturel, un impératif pour l’infirmière du 21e siècle¨, Marie Abemyl.
(10) Milton Bennett, Vers un modèle de développement de la sensibilité interculturelle, dans RM Paige, L’éducation pour l’expérience interculturelle, Yarmouth, Me : Intercultural Press, 1993.
(11) Brigitte Tison, “Soins et cultures, Formation des soignants à l’approche interculturelle”, Masson, mars 2007, 244 pages, p. 2.
(12) Dagmar Soleymani, “L’interculturalité en soins et son management”, Réflexions hospitalières, n° 547, juillet-août 2012, p. 54.
(13) Soins n° 773, “Ethnonursing, articuler culture, santé et soins”, mars 2013, p. 55.
(14) Serge Bouzniah, Catherine Lewertowski, Quand les esprits viennent aux médecins, 7 récits pour soigner, Editions In Presse, Paris, 2013, 160 pages.
(15) Walter Hesbeen, Prendre soin à l’hôpital, Masson, Paris, 1997, p. 118.
Les auteurs remercient Marie-France Huguet, directrice de l’Ifsi Le Vinatier pour le soutien et la confiance qu’elle leur a accordés.