L’art de soigner : de la pratique à la réflexion - Objectif Soins & Management n° 231 du 01/12/2014 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 231 du 01/12/2014

 

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Bertrand Chevallier  

La relation soignant-soigné revêt plusieurs aspects. À travers l’analyse d’un cas pratique, une rencontre entre soignant et soigné, nous nous sommes questionnés sur les fonctions et les implications pour le patient et les soignants, mais aussi sur l’organisation d’une journée d’étude interdépartementale sur le thème de “la référence soignante” au Centre hospitalier spécialisé Georges-Mazurelle à la Roche-sur-Yon (Vendée).

Patrick est malade. Et son histoire, comme celle des soignants qui l’ont accompagné et rencontré, s’inscrit dans l’histoire générale des soignants. Nos réflexions et nos échanges nous ont conduits à aborder les thèmes de l’empathie, des émotions et des affects, de la possibilité d’être touché par l’autre sans que cela soit nécessairement un manque de distance professionnelle (nous sommes amenés à évoquer la notion de juste présence), du transfert, de l’attachement, de l’engagement, de l’alliance thérapeutique, de l’équipe, des limites, des dispositifs pour penser le soin… Une journée d’étude interdépartementale sur le thème de “la référence soignante” dans le CHS Georges-Mazurelle à la Roche-sur-Yon (Vendée) a rassemblé plusieurs professionnels de différents établissements (Blain, Saint-Nazaire, Redon, La Rochesur-Yon, Nantes). Son organisation a été portée par le Groupe interdépartemental de psychatrie et de santé mentale (GID). Les ateliers ont permis aux soignants d’échanger sur leurs pratiques autour de la référence soignante, chaque vignette ayant fait écho à d’autres histoires d’autres équipes. Le questionnement a permis de mettre en avant et de nous recentrer sur notre coeur de métier : une clinique de la rencontre, d’une intersubjectivité fondamentale qui fait justement de nous des professionnels. Enfin, pour le cadre, ce porte-parole de soignants qui ont bien voulu se dire ; se dire dans cette histoire avec Patrick et se dire dans leurs histoires. C’est un peu comme un trésor que le cadre a en mains, un trésor qu’il s’appropie humainement et émotionnellement. Les émotions liées à cette fonction de cadre doivent pouvoir exister, se dire et s’écrire. Les soignants et les jeunes professionnels en particulier devraient, doivent autoriser à exprimer leurs émotions. Il faut réintroduire le sensible dans nos prises en charge, dans nos accompagnements.

PATRICK

Enfance

Patrick est né en 1952. Il est le cinquième d’une fratrie de neuf enfants (cinq frères et trois sœurs). À sa naissance, Patrick est placé avec l’une de ses soeurs (il utilise le verbe “adopté” plutôt que “placé”) car ses parents naturels « ne voulaient pas de moi », dit Patrick. Son père naturel s’alcoolisait. À ses 11 ans, ses parents naturels “récupèrent” la garde de Patrick et de sa soeur, pendant trois ans. À 14 ans, il entre en pension pour faire un CAP, qu’il obtient.

Adolescence

Patrick commence alors s’alcooliser. Lorsqu’il a 17 ans, il retourne chez ses parents “adoptifs” et travaille dans une usine jusqu’à ses 20 ans. Ensuite, il fait son service militaire et reprend son travail en usine.

Adulte

Patrick s’est marié à 23 ans. Il a d’abord eu un fils, malade. À cause d’un accident d’anesthésie, il tombe dans le coma et en ressort avec un handicap lourd. Patrick et sa femme ont gardé leur fils durant sept ans à domicile. Il est décédé à l’âge de 21 ans après un parcours institutionnel au CHS Georges-Mazurelle. Cet événement a, selon Patrick, accentué son alcoolisme. Il n’accepte toujours pas cette perte.

Il a eu ensuite trois filles et un garçon. Après onze ans de vie maritale, il divorce. Patrick est alors hospitalisé un an et demi pour alcoolisations et mise en danger. Une mesure de protection sous tutelle est mise en place et il reprend son travail. S’enchaînent les problèmes financiers et la cessation son activité professionnelle. Il vivra sept ans sans domicile fixe (nous n’avons pas d’éléments concernant cette période). Il revient en Vendée et est victime d’un accident qu’il racontera très souvent : il était en train de dormir dans un champ de blé quand une moissonneuse batteuse est passée. Il a alors été hospitalisé à plusieurs reprises au CHS. Il a également fait plusieurs séjours en cure de désintoxication avec échec de celles-ci au bout de deux ou trois mois. Aujourd’hui, il est grand-père (avec petits enfants). Il a conservé des contacts avec ses frères et soeurs. Une polynévrite l’oblige à se déplacer en fauteuil. Ses parents naturels et adoptifs sont décédés. Il occupe toujours la pensée des soignants. Son histoire et sa personne continuent de nous faire parler.

LES SOIGNANTS

Situation

Les premiers contacts avec nos services se font de 1978 à 1987. Il sera alors hospitalisé à dix-neuf reprises pendant cette période. Sa problématique est celle d’une addiction à l’alcool dans un contexte familial douloureux, mais comme nous en rencontrons tous les jours: un divorce, des violences conjugales, un fils handicapé, un homme qui semble n’avoir plus rien à perdre. Si nous avons choisi avec les soignants cette situation comme vignette lors de la journée d’étude sur la référence soignante, c’est que l’histoire de Patrick et des soignants qui l’ont accompagné nous a fait penser à la question de l’alliance thérapeutique qui peut perdurer, même lorsque le patient change de référent. Que se passe-t-il entre les soignants lorsqu’ils passent le relais, que se transmettent-ils ? Dans quelle mesure Patrick agit-il, que met-il en jeu, pourquoi cet attachement des soignants ? La psychiatrie de secteur n’est un mystère pour personne. En fonction de l’adresse où vit un patient, il sera suivi par tel ou tel secteur, pôle devrions-nous dire. Et Patrick n’a pas dérogé à la règle: il a bien été hospitalisé dans son secteur d’origine dès les premiers temps. Comme bien d’autres patients, il a déménagé, mais la référence sectorielle n’a pas fait loi. Même lorsque sa fille a commencé à être suivie par le même secteur ; la question étant quand même qu’ils ne soient pas dans la même unité. La même équipe, le même médecin ont continué à le suivre. Nous pensons que l’histoire personnelle de Patrick n’y est pas étrangère. Le vécu d’abandon qui est le sien, sa manière d’interpeller les soignants lorsqu’il va mal, sa “loyauté“ au sein de l’unité d’hospitalisation (jamais il ne s’est alcoolisé dans le service) ont permis que, d’une manière ou d’une autre, chacun se sente concerné par son histoire. Nous notons que ce patient n’a pas suscité le rejet comme c’est parfois le cas dans les prises en charge des pathologies addictives : lorsqu’il ne donne pas de nouvelles, l’équipe soignante et le référent s’inquiètent et l’appellent. Un peu à la manière d’une mère qui pourrait s’inquiéter pour son enfant.

Questionnements

La question qui se pose à nous peut se formuler ainsi : dans quelle mesure ne nous retrouvons-nous pas dans une figure maternelle, substitutive à ce dont Patrick a manqué ? Ne peut-on pas y voir aussi un problème de positionnement, de distance ? S’agit-il toujours d’empathie où avons-nous franchi une limite ? En retraçant l’histoire de Patrick, notons qu’il a été soumis à une situation d’abandon précoce, réactivée à plusieurs reprises au cours de sa vie (placement en famille d’accueil qu’il quitte car ses parents naturels le reprennent, puis le placent en internat ; à l’âge adulte, la maladie de son fils l’amène à le placer en institution, il décède à l’âge de 21 ans, Patrick divorce…).

Analyse

Dans son article(1) Quand l’enfant abandonnique crée Claude Miollan explique que « l’abandon précoce de l’enfant empêche l’enfant de se créer en lui un objet d’amour suffisamment investi ». S’appuyant sur Mélanie Klein et Winnicott, Claude Miollan définit la création comme une tentative de restaurer un objet maternel stable et sécurisant pour pouvoir ensuite se préparer à surmonter la séparation. Ces deux étapes permettant ainsi au sujet de pouvoir exister seul et de prendre sa place dans la réalité externe. Pour pouvoir accéder à cela, l’enfant abandonnique doit passer par ces deux phases et trouver un partenaire pouvant entrer dans cette fonction maternante.

En reprenant les relations que Patrick entretient avec l’institution et les soignants, on peut se demander s’il n’y a pas justement trouvé un objet maternel stable et sécurisant permettant ce maintien du lien avec le soin et s’il n’a pas fait advenir les soignants à la maternation. Ces soignants qui s’inquiètent quand il est absent et qui l’appellent pour s’assurer qu’il va bien. Ces soignants qui investissent tous ce patient malgré sa pathologie difficile à prendre en charge. Cette relation stable et sécurisante a certainement permis à Patrick de pouvoir enfin accepter cette séparation en consentant d’entrer dans un Ehpad.

On ne pouvait pas l’oublier. De cette alliance thérapeutique découle la référence soignante. La notion de climat de confiance trouve, alors, toute sa place dans ce contexte. Cette confiance va se construire de jour en jour, elle est la pierre angulaire de l’alliance thérapeutique et elle implique une ambiance suffisamment sécurisante pour permettre une évolution du plan de soins. Toute relation thérapeutique instaurant un lien entre le patient et le soignant est constituée par l’interaction psychique entre les deux parties impliquées. Cette interaction, au-delà du soutien psychologique ou de l’accompagnement du patient dans son évolution, est sous-tendue par le concept du transfert et du contre-transfert. Ces termes sont réservés à la cure psychanalytique classique auprès des névrosés, mais ils peuvent, par extension et sous réserve, être étendus à toute relation. La possibilité d’être touché par l’autre, par son histoire, par ce qu’il met en jeu aussi à travers la relation établie, c’est cela que nous pouvons appeler “rencontre”. C’est sur cette rencontre, cet accueil que vont se construire les premiers liens, ce sera déterminant pour la suite de la prise en charge. C’est un risque au sens d’un engagement, dont on ne peut savoir à l’avance ce qu’il produira. Cette rencontre doit s’inscrire dans un travail institutionnel pour conserver son sens.

En 1997, Patrick déménage (dans un logement à cinq cents mètres de l’hôpital) et, de ce fait, un relais sur un autre secteur était possible (secteur 3). Cependant, le suivi est maintenu dans le même secteur (secteur 1) jusqu’en 2003, année où il sera hospitalisé dans un autre secteur (secteur 2), faute de place pour l’accueillir dans l’unité de son secteur géographique (secteur 3). À cette même époque, sa fille est prise en charge en hospitalisation sur le même secteur (du fait son adresse) que celui de son père. Les hospitalisations de Patrick se feront désormais sur le secteur 2 et le suivi en extra-hospitalier sur le secteur 1. À partir de 2007, Patrick est suivi exclusivement en secteur 2.

Il nous semble évident que Patrick a été fortement investi par l’équipe. Cela a permis un portage mais aussi des freins liés à l’attachement et sans tiers suffisamment repéré. Si l’équipe a pu être vécue comme substitut maternel, nous pensons que l’intervention du Réseau d’aide décisionnelle aux réponses sociales (RADARS) en 2007 est ce qui permet la séparation et le passage du suivi d’un secteur à l’autre. En effet, c’est lors d’une réunion demandée par ce réseau que des décisions sont prises pour assurer une meilleure cohérence et la réalisation du projet d’Ehpad.

Juste présence thérapeutique

Qu’est-ce que la distance dite “thérapeutique” ? Estce la distance nécessaire entre le patient et le soignant pour que le soin s’opère ? Quel est son but ? Elle doit protéger à la fois le patient et le soignant. Nous pouvons nous questionner sur le fait de fonder une relation de soin en y introduisant la distance. Cela peut paraître paradoxal. C’est pourquoi il semble préférable de développer la “juste présence thérapeutique“. Alexandre Jollien (philosophe) explique: « Aujourd’hui, alors qu’on a coutume de rappeler que le professionnel de l’éducation doit afficher une distance dite “thérapeutique” et prétendue féconde, il est bon de célébrer les mille bienfaits de l’affection… »(2)

CONCLUSION

Notre histoire, si elle est singulière, n’est pas isolée. Chacun peut s’y voir, s’y reconnaître. Nous voulons dire que c’est bien là le coeur de nos pratiques de soignants. Ces formidables expériences humaines et humanisantes tant pour le soigné que pour le soignant sont très certainement ce que nombre d’entre nous recherchent et trouvent parfois. Mais ces rencontres montrent aussi véritablement leur valeur dans la transmission, l’écriture et le récit.

À nos jeunes collègues, nous voulons préciser que, dans nos pratiques, rien n’est jamais sûr, rien n’est jamais acquis et c’est aussi cela l’art de soigner, de rencontrer l’autre qui nous résiste et c’est tant mieux. Lors de nos échanges au sein du groupe d’écriture, nous nous sommes interrogés, après-coup, sur ce qui a été en jeu dans cet accompagnement. Aurionsnous dû faire autrement, avons-nous manqué de distance ou bien est-ce que cette rencontre, cette histoire témoigne du fait que l’on soigne aussi avec le rêve, la philosophie, la poésie ? Nous avons pris plaisir à penser ensemble, à échanger sans vouloir directement traduire en concepts, en théories. Nous mesurons aussi l’importance d’une capacité à réajuster, à penser nos pratiques, à les partager en équipe.

Nous poursuivons des buts, des objectifs et finalement nous finissons par suivre des personnes, au sens de “faire un bout de chemin” avec elles. Ces personnes nous construisent autant que nous les étayons pour peu que l’on demeure sensible, touché et que l’on puisse en dire et en écrire quelque chose.

NOTE

(1) Claude Miollan. Quand l’enfant abandonnique crée. In Journal des Psychologues (Cairn Info accès en ligne depuis l’ITS), n° 95 (mars 1992).

(2) Alexandre Jollien. Métier d’homme. Éditions Seuil. 2002.