Le développement de la recherche en sciences infirmières en question | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 229 du 01/10/2014

 

Recherche Formation

Laurent Soyer*   Nicole Tanda**  

En France, le processus d’universitarisation de la formation initiale infirmière amène à réfléchir au développement de la recherche en soins infirmiers au sein d’une discipline dont l’existence, au niveau international, est établi depuis une cinquantaine d’années. Notre propos est d’aborder le débat sur la question de la discipline des sciences infirmières sous l’angle de la recherche. Nous définirons la recherche en sciences infirmières, puis de s’appuyer sur l’antériorité de la recherche outre-Atlantique pour mieux anticiper les enjeux de la formation à la recherche, de la diffusion et de l’utilisation des résultats de recherche.

En prérequis, il convient d’appréhender la signification du terme “sciences infirmières”. Vocable composé en premier lieu du mot “science (s)”, celui-ci renvoie à la notion de connaissance. La connaissance scientifique est donc une structuration de la pensée visant la production de savoirs théoriques. On ne peut donc pas parler de recherche scientifique sans introduire la notion de théorie dans le débat. Une théorie est une « généralisation abstraite qui présente une explication systématique des relations entre des phénomènes »(1). « La théorie comprend des concepts définis et des propositions qui lient ces concepts entre eux »(2). Pour Fawcett(3), la théorie a pour objectif l’explication des phénomènes. Mais revenons aux sciences infirmières. Si la discipline des soins infirmiers tire son origine du soin et de la pratique clinique, il s’est opéré une émancipation partielle de l’emprise du paradigme biomédical, articulée autour du concept de santé. Ce dernier a été défini dès 1946 par l’OMS comme « un état de bien-être total physique, social et mental de la personne ». Avec le développement des sciences sociales, de la psychologie comportementale puis cognitive, des sciences humaines en générale, une osmose s’est mise en œuvre et la profession infirmière s’est reconnue dans une vision interdisciplinaire convoquant une pluralité et une interdépendance de champs scientifiques au sein des sciences infirmières. « Déclinée au pluriel, “les sciences” indiquent l’option de considérer différentes manières de produire des connaissances. »(4) De fait, si la santé est bien l’axe central du champ disciplinaire infirmier, elle n’en a pas pour autant le monopole et se construit grâce à une perméabilité aux autres disciplines. « Une discipline scientifique ne retient de la réalité que ce que l’ensemble de ses moyens théoriques et pratiques permet d’investiguer. Elle opère de cette manière ce qu’on a appelé une réduction méthodologique de la réalité. Elle est comme un point de vue particulier sur la réalité, et c’est pourquoi un même objet peut être étudié par des sciences différentes. »(5) Avec l’emploi du pluriel dans “sciences”, le “s” vient définitivement soustraire l’infirmière d’un centrage sur le corps objet, pour lui donner une double focale indissociable, centrée sur l’Homme en tant que sujet, lui-même inaliénable de la dimension collective. « Le corps présenté au soignant est un corps-sujet, un corps-habité, un corps façonné par une culture, par une histoire singulière, un corps qui porte un nom, une identité. »(6) Le champ disciplinaire des sciences infirmières est interdépendant de son objet d’étude, à savoir l’Homme. Il existe un maillage entre les disciplines et l’objet scientifique propre au domaine infirmier.

RECHERCHE EN SCIENCES INFIRMIÈRES, DE QUOI PARLE-T-ON ?

Considérant les sciences infirmières comme une discipline à part entière, au même titre que toute discipline scientifique inscrite dans une dimension universitaire, la recherche en sciences infirmières répond à une définition universelle. Ce qui distingue la recherche entre les disciplines, c’est la variété d’approche des problèmes. D’une manière générale, une recherche scientifique pose toujours la même question : « Pourquoi les gens font ce qu’ils font et pas autre chose dans tel ou tel contexte ou situation. »(7) Néanmoins, les sciences infirmières ont la spécificité d’être une discipline professionnelle, ce qui oriente la recherche vers la pratique, vers la recherche appliquée. Par ailleurs, les soins infirmiers sont aussi ce que l’infirmier (ière) pourrait ou devrait faire(8). Outre-Atlantique, notamment au Québec, « le métaparadigme infirmier qui concerne la relation entre la personne, le soin, la santé et l’environnement est encore aujourd’hui la toile de fond du champ d’intérêt de la discipline infirmière. Par conséquent, les recherches entreprises par les infirmières sont fondées sur cette perspective générale »(9).

DÉVELOPPEMENT DE LA RECHERCHE EN SCIENCES INFIRMIÈRES

Le sujet de la recherche, de son développement et de son utilisation dans la pratique constitue aujourd’hui une question vive. Déjà dans les années quatre-vingt, dans les pays anglo-saxons, des auteurs pointaient que la grande majorité des actes infirmiers n’étaient pas fondés dans la recherche infirmière(10). Thibaudeau(2) confirme que cette tendance est toujours vraie « lorsqu’on analyse les actes techniques qu’un grand nombre d’infirmières font tous les jours, des actes issus de la tradition, de croyances personnelles, de l’intuition, etc. »(2). Il est évident également qu’une part des actes s’appuie sur des connaissances appartenant à des disciplines proches comme la physiologie, la biologie, la pharmacologie, etc. Cependant, la recherche infirmière s’intéresse à la contextualisation de la pratique infirmière. Les infirmières ont-elles l’habitude de s’interroger sur le contexte de leur pratique de soins ? Qui réfléchit vraiment et décide des multiples protocoles qui régissent la pratique quotidienne infirmière, que ce soit en milieu hospitalier ou encore en secteur médico-social ? Le fait de procéder aux soins d’hygiène et de confort (“toilette” notamment) de tous les patients entre 7 h et 10 h, de coucher à heure fixe les résidents d’un Ehpad(11), de distribuer des repas sans tenir compte des habitudes de vie des personnes constituent autant de “rituels” qui ne s’appuient résolument pas sur des découvertes qui proviendraient de recherches en sciences infirmières. « Qui plus est, ces rituels sont décidés par d’autres personnes que les infirmières soignantes et pour des fins autres que le bien-être et la qualité de vie des patients. »(2) Si l’on observe les projets de recherche proposés au PHRIP(12) ou bien les travaux de fin d’études en formation initiale infirmière, les sujets s’appuient généralement sur une problématique clinique. Ces situations cliniques d’appels sont celles qui interpellent l’infirmière au cœur de sa pratique, celles où, concrètement, les patients ou leurs proches expriment une demande, une détresse, une insatisfaction. Elles sont également fondées sur l’observation directe des infirmières ou des étudiants infirmiers, qui questionnent leurs propres pratiques, ou celles de leurs pairs. Des recherches anglo-saxonnes ont bien montré le bénéfice pour les patients de cette dynamique de recherche visant à comprendre les phénomènes. Dans les années soixante, une étude(13) a permis de prouver que si les infirmières s’intéressaient à la compréhension du stress des patients, ces derniers, plus détendus, collaboraient davantage à leur traitement.

DE LA THÉORIE À LA PRATIQUE ET DE LA PRATIQUE À LA THÉORIE

Avec l’approche par compétences, la pratique n’est plus seulement considérée comme un champ d’application des connaissances, mais surtout comme le lieu d’activation du processus de développement de la connaissance. Cette affirmation n’est du reste pas une nouveauté si l’on considère que Peplau(8) énonçait déjà en 1952 que les infirmières praticiennes ne s’appuient pas seulement sur les théories, mais créent des contextes propices au développement de la connaissance en sciences infirmières. Ce développement passe nécessairement par la recherche. Outre-Atlantique, la recherche infirmière a connu et connait, notamment avec le développement des centres communautaires, un accroissement significatif. La pratique influe donc sur la recherche qui elle-même influe sur la pratique. Ce mouvement récursif complexe(14) inclut une démarche scientifique qui permet de valider la rigueur des études de recherches et de légitimer l’avancée des sciences infirmières, non seulement à l’intérieur de la discipline, mais aussi et surtout en regard des nombreuses autres disciplines contributives à l’efficience des soins. Dans un contexte de soins complexes où de nombreux acteurs professionnels de corporations de plus en plus variées et spécialisées collaborent ou coopèrent dans la réponse aux demandes de santé, il est important de situer les recherches en sciences infirmières dans une dynamique de valeur ajoutée et d’intégration aux découvertes des autres disciplines. Il y a du pragmatisme dans le soin, car le plus important est de considérer le résultat, c’est-à-dire l’effet positif des recherches sur la santé des personnes ou des populations. À partir de ce postulat, les recherches infirmières se justifient pleinement en jouant un rôle dans un système où « la plupart du temps, les découvertes dans plusieurs disciplines s’ajoutent les unes aux autres, se superposent, s’intègrent, de sorte qu’on arrive plus à déterminer quelle discipline a le plus contribué à élaborer telle théorie »(2).

FORMATION INITIALE ET RECHERCHE INFIRMIÈRE

Avec le processus d’universitarisation enclenché en France depuis 2009, plusieurs étapes vont contribuer à la reconnaissance progressive de la discipline des sciences infirmières et de sa contribution au système de santé. En premier lieu, la formation initiale infirmière va prendre une envergure internationale et, grâce à l’initiation à la recherche, peu à peu développer une posture de chercheur chez les nouvelles générations de diplômés. En effet, une étude de Butler(14) menée en 1995 en Nouvelle-Écosse (Canada) a montré que les infirmières bachelières (équivalent de la licence chez les anglo-saxons), donc formées à la recherche, utilisaient deux fois plus de résultats de recherches que celles qui n’avaient pas de baccalauréat(15). Cependant, pour les générations actuelles d’étudiants, la recherche ne constitue pas une priorité à l’entrée en formation. Selon la sociologue Florence Douguet(16), « lorsqu’on les questionne sur leurs motivations, les étudiants d’Ifsi avancent d’abord des arguments fondés sur l’altruisme […] les valeurs humanistes, l’aide aux autres, l’humanitaire… ». Une enquête menée en 2013(17) en région Paca a montré que les étudiants infirmiers étaient favorables à la recherche. Dans cette étude régionale, le pourcentage minoritaire d’étudiants défavorables à la recherche pense que la recherche est éloignée du métier d’infirmier : « Nous ne sommes pas des chercheurs mais des professionnels de la santé qui agissons auprès des patients lors des soins. » Une seconde cohorte, également minoritaire d’étudiants, renvoie l’utilité de la recherche à une poursuite de cursus de second cycle, ou, le cas échéant, à une alternative optionnelle : « Je pense qu’il faudrait la réserver au master. » Une troisième part des répondants se focalise sur un intérêt de l’initiation à la recherche axée sur le travail de fin d’études (TFE). Le discours est alors partagé. Des étudiants sont axés sur la validation à court terme des crédits universitaires européens (ECTS) et donc focalisé sur le TFE. Mais une grande part des répondants perçoit l’initiation à la recherche dans une dynamique professionnalisante. La recherche est donc bien perçue, mais souffre peut-être d’une inclusion dans un programme très, voire trop chargé en termes de contenus. Avec d’autres collègues universitaires, nous avons remarqué que les étudiants sont de plus en plus occupés, à réviser pour leurs évaluations durant nos interventions. Cette dynamique de formation axée sur la certification de crédits européens, de compétences, via des échéances d’évaluation situées dans le paradigme du contrôle(18), nous semble être en désaccord avec une réelle approche par compétences. Pour l’initiation à la recherche, cela risque de contribuer à un désinvestissement des intervenants et des étudiants, au moment où le développement de la discipline des sciences infirmières mérite la plus grande attention.

L’initiation à la recherche en formation initiale, une proposition à revoir ?

La recherche est souvent perçue comme éloignée de la pratique, confinée à l’environnement des laboratoires et réservée à une élite intellectuelle dont le jargon scientifique élaboré et hermétique échappe aux non-initiés. Cet énoncé est en grande partie exact. De fait, l’un des défis actuels des intervenants universitaires, dont le temps recommandé d’enseignement est de 75 à 100 % pour les UE d’initiation à la recherche, consiste à rendre la recherche attrayante et accessible, et cela de manière progressive. Demander à des étudiants de niveau licence de réaliser un travail de recherche complet nous semble trop difficile. Deux risques sont à prendre en considération. Le premier est la production d’un travail de fin d’études ne respectant pas complètement la rigueur scientifique d’un projet de recherche dynamique pouvant pérenniser chez le futur professionnel des compétences fragmentaires et générer de mauvaises habiletés. Le second risque est sans nul doute, à l’inverse de la nécessité actuelle, de contribuer à écœurer les étudiants et pérenniser une aversion pour la recherche. L’enquête menée en 2013(17) en région Paca semble mettre en exergue plusieurs questionnements : quels sont les prérequis pour faire de la recherche ? Peut-on faire de la recherche en formation initiale ? Peut-on faire de la recherche avant le master ? De fait, il semble souhaitable de démystifier et clarifier ce qui s’entend sous le vocable “initiation à la recherche” ? Étymologiquement, chercher, c’est “parcourir en tous sens” puis “essayer de découvrir quelque chose, quelqu’un”(19). Selon Eymard(20), « le suffixe “re” dans “recherche”, ne signifie pas que l’on recommence quelque chose », que l’on cherche encore une fois, mais renforce l’intensité du verbe “chercher”. Cette manière de chercher, de faire le tour d’une question, d’une problématique, a « pour objectif l’élaboration et le développement d’un corps de connaissances scientifiques validées selon une méthode clairement identifiée, et reconnue, au service d’une pratique »(20). L’initiation à la recherche comme le travail de fin d’études ne signifient pas faire de la recherche. Pour prétendre faire de la recherche il faut, selon les normes académiques, avoir concrétisé une thèse et faire partie d’un laboratoire de recherche. L’intérêt majeur, éthique, des unités d’enseignements consacrées à l’initiation à la recherche n’est pas isolée de l’objectif de former des praticiens réflexifs. L’initiation à la recherche devrait porter principalement sur l’accès aux données scientifiques infirmières pour qu’in fine, les infirmiers (ières) puissent les transférer dans leur pratique. Les travaux dirigés devraient donc être axés sur l’apprentissage des méthodes de recherche et sur la lecture critique d’articles de recherche. Les étudiants devraient apprendre à réaliser des recherches documentaires pour justement accéder aux articles de recherche, et plus avant, à l’ensemble de la littérature professionnelle. À ce titre, nous voyons tout l’intérêt de l’accès à la littérature dite “grise” (rapports d’études, communications et actes de congrès ou de colloques, thèses et mémoires, etc.). Ces documents sont souvent d’un niveau d’écriture plus accessible tout en présentant l’intérêt que « les informations qu’ils contiennent sont généralement originales. C’est cette rareté qui en fait le prix. Lorsque l’information paraît sur la place publique dans un article par exemple, il est souvent déjà trop tard pour l’exploiter de manière performante »(21). La focale du dispositif pédagogique partenariale entre Ifsi et université doit donc porter sur les environnements numériques de travail.

L’initiation à la recherche dépendante de l’accompagnement pédagogique

Cette évolution vers un praticien réflexif, allant d’une posture de soignant à une posture de soignant-chercheur, va fortement dépendre du corps professoral qui accompagnera les futurs professionnels infirmiers. Au Canada ou aux États-Unis, la discipline infirmière possède ses propres facultés au sein d’universités indépendantes. Chaque faculté de sciences infirmières peut opter pour un modèle infirmier et définir son propre programme de formation initiale. L’enseignement est dirigé principalement par des PhD(22) en sciences infirmières. L’enseignement est axé sur des situations de soins et encadré par différents intervenants dont des professionnels de terrain possédant un master. La recherche est bien implantée et il existe de nombreuses publications scientifiques infirmières.

En France, un rapport(23) de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), de novembre 2010, intitulé “Quelles formations pour les cadres hospitaliers”, dévoile que 20 % des 25 000 cadres de santé exercent des fonctions pédagogiques, le plus souvent sur une durée très longue. Le rapport souligne que cette situation ne peut perdurer. Les conclusions de ce document recommandent un revisitage des modes d’exercice en alternant périodes d’enseignement et fonctions opérationnelles. Le positionnement des formateurs par rapport à la recherche, voire simplement l’actualisation de leurs connaissances et de leurs compétences en regard des évolutions cliniques constituent donc une question vive. « Pour être formateur, il est nécessaire de régulièrement renouveler ses connaissances théoriques et pratiques : être formateur, c’est être confronté au changement perpétuel. »(24) De même, la mise en place de la filière LMD en France, qui conduit à terme à un doctorat en sciences infirmières, ne doit pas mener à former des enseignants-chercheurs où « la transformation du praticien en enseignant-chercheur finit par faire disparaître son activité pratique au profit des deux autres »(25).

Nous estimons en effet que l’ancrage disciplinaire peut conduire à un enfermement de la recherche dans une sphère théorique, au détriment d’une plus-value apportée à la pratique infirmière. Pour prévenir cette éventualité, il sera sans doute nécessaire de revoir tout le système de formation initiale, car, pour l’heure, ce processus d’universitarisation tient de l’exception française. « L’universitarisation des études d’infirmier a été engagée sur la base d’un compromis, puisqu’elle maintient le diplôme professionnel tout en attribuant un grade de licence. »(26) Même si nous sommes actuellement dans un processus intermédiaire, il est réaliste de penser que, d’ici quelques années, l’ensemble du cursus infirmier sera incorporé au sein universitaire.

En France, nous assistons à une nette progression du niveau universitaire chez les cadres de santé formateurs en Ifsi. En effet, si une enquête publiée en 2006(27) pointe que seulement 3 % des formateurs sont alors en possession d’un master deuxième année, l’Igas constate en 2010 que les cadres formateurs se sont investis dans la formation universitaire depuis le démarrage de l’universitarisation du premier cycle de formation infirmier. L’Igas explique cet intérêt : « Si cette “course au master” relève en partie des craintes des formateurs d’un hypothétique manque de légitimité par rapport aux enseignants universitaires, elle vient surtout de la volonté des cadres de rester des acteurs majeurs de la formation pour garantir l’apprentissage du cœur de métier. »(28) Une enquête nationale en 2012(29) corrobore cette évolution en dénombrant 23 % de formateurs en Ifsi titulaires d’un master deuxième année parmi les répondants.

L’INCONTOURNABLE DIFFUSION DES TRAVAUX DE RECHERCHE

L’un des points les plus déterminants dans la pérennisation des sciences infirmières au sein du paysage des acteurs et des disciplines de santé, sera la capacité de la profession à diffuser les résultats des études de recherches. Plusieurs programmes ont été construits en Amérique du Nord pour répondre à cette nécessité.

Le programme de recherche Wichen(30), en 1978, comprenait cinq phases axées sur trois concepts : la diffusion, l’innovation et le changement planifié. Plus proche, en 1983, le programme CURN(31) visait la mise en œuvre d’activités et protocoles cliniques pour transférer les connaissances issues des études de recherche. Le processus de diffusion des résultats de recherche est pourtant bien encadré et systématisé. Le chercheur réalise son étude puis rédige un article qu’il soumettra au comité de rédaction d’une revue professionnelle ou au comité scientifique d’une revue scientifique.

Après d’éventuels ajustements de contenus, l’article est accepté puis publié. Plusieurs écueils peuvent faire obstacle à la lecture de l’article et donc à la diffusion des résultats de recherche. De prime abord, Barnard(32) identifie trois obstacles.

Le premier obstacle est lié aux limites du devis de recherche qui, souvent, peut n’étudier qu’un nombre restreint de variables. C’est un problème de généralisation ou/et de transférabilité des résultats de recherche qui doit systématiquement être pris en compte par les chercheurs. On n’écrit pas pour soi mais pour être lu, compris et pour susciter le changement. Une des solutions préconisables, en regard de ce risque de restriction du champ d’application des travaux de recherche, est l’extension des résultats via de nouvelles études sur d’autres terrains pratiques infirmières, avec d’autres populations étudiées ou en variant les contextes. Ce processus de reproduction est constitutif du développement scientifique.

Second obstacle à une bonne diffusion des résultats de recherche et à l’intérêt suscité auprès des professionnels : la période longue entre la fin d’une recherche et la publication des résultats. L’ère du numérique permettra sans doute de faciliter la diffusion et l’accessibilité aux travaux de recherches. Cet horizon de l’utilisation de l’outil numérique comme médiateur des résultats de recherches sera sans nul doute catalysé par les jeunes générations de diplômés car, aujourd’hui, les « étudiants sont ceux de la génération Y, l’une de leurs caractéristiques est d’avoir grandi avec Internet et, pour la plupart d’entre eux, de s’être retrouvé avec un ordinateur dans les mains »(33). Cette dynamique est intéressante car elle contribue à générer chez l’étudiant une forme de démarche de recherche systématique. Néanmoins, à l’heure actuelle, plusieurs écueils font front aux apprentis chercheurs. D’une part, la procédure d’utilisation des plateformes de recherche n’est pas uniformisée et demande un apprentissage. D’autre part, les publications scientifiques de recherches francophones sont encore faiblement représentées, ce qui nécessite une bonne maîtrise de l’anglais pour obtenir un rendement intéressant dans la recension des écrits. Enfin, l’accès aux bases de données n’est pas toujours gratuit. En l’occurrence, celle qui est la plus reconnue en sciences infirmières (Cinahl) est payante, ce qui peut constituer un frein pour nombre d’étudiants.

Troisième obstacle : la difficulté à utiliser des résultats de recherches pour modifier les pratiques. Il s’agit de lier dans un continuum, grâce la recherche, la pratique infirmière à l’innovation et à la dynamique de changement. L’innovation se caractérise sémantiquement comme ce qui est novateur par rapport à une situation existante(34). Faire de la recherche en sciences infirmières, garder un lien étroit avec la pratique infirmière en soins, en gestion ou en formation est incontournable aujourd’hui. Il est probable que le temps soit un médiateur efficace pour pérenniser cette mutation d’une infirmière “clinicienne” à une infirmière “clinicienne-scientifique”, au sens qu’elle sera formée au sein d’un champ disciplinaire universitaire où elle aura bénéficié d’une solide initiation à la recherche, théorique et pratique. Néanmoins, nos pairs outre-Atlantique, qui semblent avoir suivi des étapes similaires à notre processus d’universitarisation actuel, ont pointé l’utilité de s’intéresser aux facteurs qui jouent sur l’utilisation des résultats de recherche. Parmi les facteurs mis en exergue, il en est qui relève intimement de la posture du cadre de santé, qu’il soit formateur ou gestionnaire. Ces études ne font que corroborer l’importance du cadre de santé dans la dynamisation des projets innovants et dans la dynamique de changement, disposition qui était déjà formulée à l’époque où les cadres de santé étaient encore dénommés “surveillants” : « Le surveillant repère les axes de recherche nécessaires à l’amélioration de la prise en charge des personnes soignées et coordonne leur réalisation […], participe ou suscite des réunions de travail, rencontres ou échanges susceptibles d’apporter des améliorations à différents niveaux. »(35) Mais nous sommes en 2014 et l’universitarisation n’est plus un projet mais une réalité que l’ensemble de la profession doit soutenir pour adosser la reconnaissance des sciences infirmières à des recherches qui donneront lieu à des réalisations concrètes. Cette mise en œuvre ne s’improvise pas. Elle demande de créer un espace de conduite de projet pour que les acteurs puissent transférer les résultats de recherche dans la pratique. Le premier élément est l’octroi de temps, car, comme l’ont montré Pettengill, Gillies & Chambers Clark aux États-Unis(36), c’est bien le défaut de temps pouvant être consacré à la transférabilité des résultats de recherche qui tend à décourager les soignants. En second lieu, et c’est certainement là une nouvelle fois l’un des rôles majeurs du cadre de santé, il est incontournable de mettre à disposition les résultats de recherche par différents moyens facilement accessibles aux lecteurs potentiels, comme par exemple l’accès intra-service à des environnements numériques de travail muni de procédures de recherche de publications et de données de recherches. Cette disposition s’inscrit à la fois dans une formation initiale en alternance via une collaboration étroite entre instituts de formation, universités et terrains de stages, et également dans la perspective d’une formation continue permettant une actualisation avec les technologies numériques qui évoluent très rapidement.

CONCLUSION

Pour l’heure en France, il est assez difficile de préciser les contours du développement de la recherche en sciences infirmières dans un contexte d’universitarisation partielle de la formation initiale infirmière. Un mouvement est lancé, avec ses incertitudes, ses opportunités et ses craintes. Parmi ces dernières, ressort à long terme celui d’une prégnance disciplinaire au détriment du cœur de métier infirmier centré sur la pratique. « L’un des risques de toute universitarisation, c’est une disciplinarisation trop radicale, qui amène des enseignements finalisés non sur la compréhension des pratiques et des terrains réels d’exercice, mais sur la recherche et la logique disciplinaire. »(25) La pérennisation des sciences infirmières et de la recherche en soins infirmiers tient probablement de la conciliation entre trois dynamiques : la pratique soignante, la recherche et l’enseignement. Elle dépend de notre motivation et de notre engagement à chacun de nous, infirmiers, cadres de santé, universitaires et probablement plus encore aux étudiants en soins infirmiers, professionnels, enseignants et chercheurs de demain.

NOTES

(1) Fortin, M. F. (2010). Fondements et étapes du processus de recherche. Méthodes quantitatives et qualitatives. (2ème édition). Montréal (Québec-Canada) : Chenelière Education.

(2) Thibaudeau, M. F. (1999). La pratique infirmière et la recherche. Dans O. Goulet & C. Dallaire, Soins infirmiers et société (p.257-270). Montréal (Québec-Canada) : Gaëtan Morin.

(3) Fawcett, J. (1980). A declaration of nursing independance : The relation of theory and research to nursing practice. Journal of Nursing Administration, 10(6), 36-39.

(4) Eymard, C. (2010). L’interdisciplinarité dans les sciences infirmières. Aix-Marseille Université – UMR ADEF. Colloque international de l’université catholique d’Afrique centrale. Première rencontre scientifique des sciences de la santé. Yaoundé : Cameroun.

(5) Franck R. (1999). La pluralité des disciplines, l’unité du savoir et les connaissances ordinaires. Sociologie et sociétés, XXXI/1/Primavera.

(6) Lecorps, Ph. (2004). Éducation du patient : penser le patient comme “sujet” éducable ? Levallois-Perret : EDP Sciences. Pédagogie médicale, 5(2).82-86.

(7) Gatto F., Ravenstein J. (2008). Le mémoire. Penser, écrire, soutenir, réussir. Montpellier : Sauramps médical.

(8 ) Peplau, H. E. (1952). International Relations in Nursing. New York (États-Unis) : G. P. Putnam’s Sons.

(9) Ducharme F. (2002). Les soins infirmiers et la recherche : perspectives au seuil du troisième millénaire. Dans O. Goulet & C. Dallaire, Les soins infirmiers. Vers de nouvelles perspectives (p.383-402). Boucherville (Québec-Canada) : Gaëtan Morin.

(10) Bruns N. and Grove SK. (1987) The practice of research, conduct critique and utilization. Saunders.

(11) Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.

(12) Programme hospitalier de recherche infirmière et paramédicale

(13) Orlando, I. J. (1961). The Dynamic Nurse-Patient Relationship. New York (États-Unis) : G. P. Putnam’s Sons.

(14) Butler, L. (1995). Valuing research in clinical practice : A basis for developing a strategic plan for nursing research. The Canadian Journal of Nursing Research, 27(4),33-49.

(15) Équivalent de la licence

(16) Douguet F. (2007). Dossier : Je veux aider les autres. L’avis de l’expert. Repéré à www.letudiant.fr/etudes/orientation/c-est-ma-vie/je-veux-aider-les-autres/l-avis-de-l-expert_1.html

(17) Soyer L., & Eymard C. (2013, août). Universitarisation de la formation initiale en soins infirmiers : genèse d’un glissement paradigmatique. Communication de recherche au congrès de l’AREF (Actualité de la recherche en éducation et dormation), Universités 2 et 3, Montpellier (France).

(18) Vial M. (2012). Se repérer dans les modèles de l’évaluation. Méthodes dispositifs outils. Bruxelles : De Boeck.

(19) Rey A. (2011). Dictionnaire historique de la langue française. Paris : Les Dictionnaires Le Robert-Sejer.

(20) Eymard C. (2003). Initiation à la recherche en soins et santé. Rueil Malmaison, éditions Lamarre.

(21) Comberousse M. (1993). La littérature grise. Bulletin de la bibliothèque de France, tome 38, 5. 60-62.

(22) Philosophiæ doctor.

(23) Rapport consultable à l’adresse suivante : www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/114000037/0000.pdf

(24) Boudier C. (2012). Les formateurs en soins infirmiers. Des cadres mis au défi. Paris : Seli Arslan.

(25) Bourdoncle R. (2007). Universitarisation. Lyon : institut français de l’éducation. Recherche et formation, 54. 135-149.

(26) Viez M. C. (2010). La formation des infirmiers diplômés d’État dans les Instituts de formation en soins infirmiers. Synthèse documentaire. Paris : FHP, Direction des ressources documentaires.

(27) Eymard et Thuilier (2006). Les savoirs : quelle utilisation dans le travail de fin d’études des étudiants infirmiers ? In: Recherche en soins infirmiers 2008/4 (n°95). Éditeur ARSI.

(28) Yahel M., Mounier C. (2010). “Quelles formations pour les cadres hospitaliers”. Rapport de l’Inspection générale des affaires sociales. Paris (France).

(29) Tanda-Soyer N., Eymard C., & Alderson M. (2014). “État des lieux de l’initiation à la recherche en formation initiale en soins infirmiers : recherche et professionnalisation”. Recherche en soins infirmiers, 116, 70-80.

(30) Westen Interstate Commission on Higher Education in Nursing.

(31) Conduct and Utilization of Research in Nursing.

(32) Barnard, K. E. (1980). Knowledge for practice : Directions for the future. Nursing Research, 29 (4), 7-18.

(33) Allin-Pfister, A. C. (2011). Le guide du formateur : une approche par compétences. Fonction cadre de santé. Rueil-Malmaison (France) : Lamarre.

(34) Hannan, A., English, S., et Silver, H. (1999). Why innovate? Some preliminary findings from a research project on ’innovations in teaching and learning in higher education’. Studies in Higher Education, 24 (3),279-289.

(35) Direction des hôpitaux. (1990). Lettre circulaire DH/8A/PK/CT/000030 du 20 février 1990 relative aux missions et fonctions principales des surveillants. Paris : Direction des hôpitaux.

(36) Pettengill M., Gillies D. A., & Chambers Clark, C. (1994). Factors encouraging and discouraging the use of nursing research findings. Image : Journal of Nursing Scholarship, 26 (3),191-200.

Un rôle de reconnaissance et de soutien des institutions

La recherche, partout dans le monde, ne se pérennise pas sans financements. Dans cette optique, le PHRIP représente une première forme de soutien démontrant une volonté politique de développer la recherche infirmière. Cependant, l’avenir des sciences infirmières dépasse le cadre hospitalier, comme l’atteste le développement important des soins de santé communautaire outre-Atlantique. Il sera donc intéressant d’investir toutes les voies potentielles de déploiement de la richesse et de la variété des soins infirmiers et des possibilités de recherches afférentes. L’universitarisation, avec – il faut l’espérer à terme – le déroulé d’un cursus complet jusqu’au doctorat et au-delà vers les habilitations à diriger des recherches, va donner aux universités et aux départements de sciences infirmières un rôle majeur dans le repérage précoce des jeunes étudiants présentant un intérêt et des prédispositions pour la recherche. Ce repérage impliquera un accompagnement progressif des étudiants et l’intégration dans des équipes de recherche pour « poursuivre leur but de faire avancer la science infirmière et de démontrer l’efficacité de la pratique infirmière »(1).

Note : Thibaudeau, M. F. (1999). La pratique infirmière et la recherche. Dans O. Goulet & C. Dallaire, Soins infirmiers et société (p.257-270). Montréal (Québec-Canada) : Gaëtan Morin.

Un engagement partagé entre cadre de santé et universitaires

L’engagement du cadre de santé est primordial. Cependant, la responsabilité de l’adhésion à la recherche, puis, à terme, à la pérennisation d’une volonté des équipes soignantes à mettre en œuvre des stratégies de soins innovantes liées aux découvertes des chercheurs, revient tout autant aux chercheurs. Nous évoquons là un futur très proche où la France comptera, au sein de la profession infirmière, des docteurs en sciences infirmières. Pour preuve, la création d’un département universitaire en soins infirmiers en septembre 2012 à Aix-Marseille Université, avecla mise en place de partenariats internationaux de formations et de recherches, notamment avec la faculté des sciences infirmières de l’université de Montréal (Québec-Canada) et la faculté des sciences infirmières de l’université Saint-Joseph de Beyrouth (Liban). Dès lors, ces enseignants-chercheurs devront avoir à cœur, s’ils souhaitent être reconnus comme utiles et contributifs au développement des sciences infirmières, de se rendre disponibles auprès des futurs professionnels et soignants en activité à tous les niveaux d’apprentissage et de pratiques. Cet apport sera évaluable dans la progression théorique de la discipline, dans la spécificité de l’enseignement initiale des soins infirmiers et, d’une manière très visible, dans l’optimisation de la qualité des soins infirmiers mis en œuvre. La présence d’une infirmière experte en recherche est un facteur favorisant une attitude positive envers l’utilisation des résultats de recherche, comme l’a montré une étude menée auprès d’infirmières au sein d’un hôpital américain en 1989 (Champion & leach).

Note : Champion V., & Leach A. (1989). Variables related to research utilization in nursing : An empirical investigation. Journal of Advanced Nursing, 14. 705-710.

Les défis de la profession

L’un des défis majeurs de la profession infirmière actuellement, grâce à l’opportunité d’être inscrite dans un cadre universitaire, est d’être en mesure, via la recherche, d’acquérir et de développer de nouvelles connaissances. Celles-ci seront mises en évidence et validées dans la pratique infirmière par des interventions reposant sur des théories formulées scientifiquement et dont les effets seront évaluables, quece soit dans les soins eux-mêmes, avec des effets sur la santé, dans la gestion des soins ou dans l’optimisation de la formation initiale ou continue. Il est primordial d’éviter l’erreur d’ancrer les recherches infirmières en dehors du champ de la pratique. Nous incluons également les dimensions de la formation et de la gestion, inhérentes aux fonctions d’encadrement et qui s’inscrivent tout autant légitimes dans une visée pragmatique.