L’île de la Réunion, la plage et l’Ehpad - Objectif Soins & Management n° 221 du 01/12/2013 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 221 du 01/12/2013

 

Régine Tardy

Sur le terrain

Emmener la totalité des résidents d’un Ehpad de l’île de la Réunion tremper leurs pieds dans l’océan n’était pas un pari facile. Mais ce n’est pas le genre de choses qui effraie Régine Tardy. La journée du 27 septembre dernier restera longtemps dans les mémoires de tous, résidents comme personnel de l’établissement.

Objectif Soins & Management : Vous avez organisé une sortie à la plage pour les résidents de l’Ehpad Saint-François au sein duquel vous exercez comme cadre de santé à Saint-Denis de la Réunion. D’où cette idée vous est-elle venue ?

Régine Tardy : Ici, la plage a une grande importance dans la vie des habitants. Avec Pierre, l’ergothérapeute, nous organisons souvent des sorties. Un jour, il m’a fait remarquer que certains de nos résidents n’avaient pas vu la mer depuis très longtemps et risquaient de ne plus jamais poser le pied sur une plage. Pourtant, nous ne sommes pas loin de l’océan, juste à quarante kilomètres de la plage de l’Ermitage. Dans la mesure où notre établissement est sur le point de s’agrandir et d’accueillir beaucoup plus de résidents, dont certains sont grabataires, nous nous sommes donc dit que c’était le moment ou jamais de lancer le projet “plage”. Actuellement, les 35 personnes âgées sont capables de se déplacer, ce qui ne sera pas le cas lorsque nous atteindrons le chiffre de 80.

OS&M : L’idée était donc d’emmener tous vos pensionnaires ?

R. T. : Oui. Certains n’étaient pas emballés, de prime abord. Par peur de quitter le cocon que représente l’Ehpad, peut-être ? Du coup, j’ai préparé un gros mensonge : l’établissement devait obligatoirement subir une désinsectisation complète qui contraignait tout le monde à le quitter pour la journée (rires). Cela dit, dès qu’on s’est retrouvé dans le car, les réticences étaient oubliées et l’excitation, générale. Dès notre arrivée, ils sont descendus tout de suite mettre les pieds dans l’eau. C’était extrêmement émouvant à voir. Certains pleuraient même en racontant leurs souvenirs d’enfance. Ce que je garderai toujours de cette journée, c’est le sourire de tous ces “gramouns”. Même pour les ronchons du début, la mauvaise humeur s’était envolée d’un coup. Comme par magie.

OS&M : On imagine que l’intendance a tout de même été compliquée à mettre en place…

R. T. : Cela a mis un mois et demi à voir le jour. Nous avions prévu tout ce qui pouvait arriver. Les problèmes majeurs : l’hydratation et la protection solaire. Tous nos pensionnaires portaient des chapeaux et nous avons pris soin de les installer à l’ombre des “filaos” (pins locaux) où les attendaient des fauteuils. Des enveloppes nominatives contenant leurs prescriptions médicales pour la journée avaient été préparées par l’infirmière, ainsi que les appareils de surveillance médicale classique et un kit d’urgences. En plus du car, nous avions un véhicule annexe, transportant le matériel et tout ce qu’il fallait pour le déjeuner. Un vrai déménagement ! Nous avons mangé du “rougail saucisses”, à table, sur des nappes, avec des vrais verres. Le choix de la plage de l’Ermitage ne s’est pas fait par hasard : pas trop éloignée, elle est équipée de toilettes publiques et bénéficie de l’ombrage de nombreux arbres.

OS&M : Comment le personnel de l’établissement a-t-il réagi au projet ?

R. T. : Un enthousiasme général. Presque tout le monde a accompagné la sortie, même ceux qui n’étaient pas de service ce jour-là. Y compris notre directeur Cyril Arbaud, des bénévoles, des membres des familles, des agents administratifs, des agents de restauration, des étudiants de diverses formations… Il y avait vingt accompagnants pour 35 personnes. Il faut dire que l’équipe est très motivée ! Nous nous sommes tous baignés. Il y en a même qui ont été jetés à l’eau, provoquant une énorme rigolade de toutes les personnes présentes. Certains membres du personnel ne font que se croiser, en général : se trouver ensemble à encadrer une si belle journée a permis d’améliorer encore la dynamique de soins. On a trop tendance à caser les gens dans leur rôle. On n’ouvre plus les portes. Ce jour-là, j’ai vraiment compris ce que le mot interdisciplinaire signifie. Ici, nous ne voulons pas travailler par tâches, mais en équipe.

OS&M : Avez-vous reçu des échos particuliers de votre équipe ?

R. T. : Oui, des tas ! J’ai demandé à quelques-uns de les retranscrire. Françoise, une des infirmières, a témoigné de la réaction des personnes âgées : « Leurs sourires et leurs mercis en disaient long. Tous les maux de la vie quotidienne avaient disparu. Pour certains, la mer évoquait des souvenirs plus ou moins tristes, comme la perte d’un frère en haute mer. Mais l’émotion générale est vite passée à la joie. » Véronique, infirmière elle aussi, raconte : « Les résidents n’étaient plus des patients passifs. Ils semblaient renaître et se surpasser. Aucune plainte. Aucune fatigue, mais des yeux qui ont brillé de joie et de bonne humeur. Je les ai découverts sous un jour encore jamais vu. Depuis huit ans que je travaille en Ehpad, c’était la première fois que je voyais les résidents comme des grands-parents et non comme des patients. » Rose, autre infirmière : « Il y a des moments dans la vie d’une infirmière qui restent gravés dans la mémoire. La journée du 27 septembre 2013 est l’une d’elles. La relation soignant-soigné prend une toute autre dimension et s’en trouve fortement enrichie. »

OS&M : Mais il n’y a pas que les infirmières…

R. T. : Comme je l’ai dit, toutes les catégories de personnels de l’Ehpad Saint-François étaient représentées lors de cette journée mémorable. Stéphanie, l’assistante de direction, a également témoigné : « Cette première sortie pour moi en trois ans a permis des échanges. Il y a maintenant un visage sur le dossier administratif. Quel bonheur de sentir cette effervescence dans le bus ! Arrivés sur place, sous les filaos pour certains, allongés sur le sable pour d’autres, ou les pieds dans l’eau, chacun a trouvé sa place. » Quant à Pierre, l’ergothérapeute, il décrit des « moments de plaisir. Des moments de vie pendant lesquels on oublie la maladie, les douleurs, pour écouter leurs témoignages du siècle dernier et entendre, dans leurs souvenirs, le plaisir qu’elles ont à les évoquer ».

OS&M : Quels sont les souvenirs les plus prégnants ?

R. T. : J’ai vu des gens, qui n’avaient auparavant jamais souri devant moi, rire. À aucun moment de la journée, nous n’avons entendu la moindre plainte ni de témoignage de douleur. Même de la part d’un monsieur qui ne sortait jamais de sa chambre. Les “gramouns” ont raconté des histoires, parlé de leurs souvenirs d’enfance et même chanté. Parmi d’autres, je garde en mémoire une très belle scène : une de nos pensionnaires, qui avait trouvé un gros coquillage percé d’un trou, se l’est passé au doigt avant de clamer en riant : « J’ai le plus beau bijou du monde. Personne ne pourra me le voler ! » Il y a aussi eu l’image de M. P. qui s’allonge sur le sable, les bras sous la tête, l’air détendu. Ou l’émotion d’entendre Mme M. et Mme P. évoquer leurs souvenirs lointains de l’époque où elles allaient encore à la plage. Certains se sont arrosés avec de l’eau de mer pendant que d’autres souriaient simplement. Heureux. Un bonheur simple, mais intense. Le soleil n’a pas trop chauffé et le vent n’a pas soufflé. Même les éléments naturels ont joué le jeu. Les sourires, c’était notre plus beau cadeau. Personne ne l’oubliera. D’ailleurs, un photographe a immortalisé l’événement et une équipe de télévision s’est même déplacée pour faire un reportage, montrer une autre image. Un Ehpad, c’est tout sauf triste !

OS&M : Comment le retour de l’aventure “plage” s’est-il passé ?

R. T. : Ils étaient fatigués, mais Monique, l’aide-soignante de nuit, nous a dit que le lendemain matin, les yeux des résidents pétillaient encore. Je ne leur ai jamais avoué qu’il n’y avait pas eu de désinsectisation (rires). Pour la suite, ce sera impossible de refaire une sortie avec la totalité de nos pensionnaires, mais nous élaborons d’autres types d’échanges avec l’extérieur. Juste à côté de notre établissement, il y a un hôpital pour enfants. Nous partageons le même parc. Avec les petits, nous organisons des échanges réguliers entre les générations. Histoires, gâteaux, repas, musique, c’est un vrai partenariat régulier qui a été mis en place entre les deux institutions. Tout le monde en est ravi. Et pour le personnel, c’est également extrêmement motivant.