Les EBN à l’e-preuve d’Internet - Objectif Soins & Management n° 218 du 01/09/2013 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 218 du 01/09/2013

 

Recherche Formation

La pratique fondée sur les preuves(1) ou Evidence Based Practice (EBP) s’est imposée dans le domaine médical. Plus explicitement, il s’agit de transformer un problème clinique en une question structurée. Cette perspective questionne désormais le secteur infirmier. En effet, l’Evidence Based Nursing (EBN)(2) cristallise le devenir scientifique de la formation infirmière à l’échelle nationale mais aussi internationale.

L’initiation à la recherche proposée durant le cursus universitaire pourrait, devrait permettre d’appréhender la méthode EBN. Or les quelques habiletés documentaires acquises, souvent de manière personnelle, ne semblent pas permettre la mise en place de la démarche méthodique nécessaire à l’élaboration de cette démarche de recherche, fût-elle une initiation. Comment les pratiques documentaires questionnent la pertinence d’un enseignement interdisciplinaire autour de la méthode EBN ?

CADRE CONCEPTUEL

L’émergence d’un nouveau concept

Née au Canada dès le début des années 1980, la médecine basée sur les preuves ou Evidence Based Medecine (EBM) se veut une nouvelle méthode d’apprentissage, plus précisément d’autoapprentissage(3, 4). Centrée sur l’acquisition du raisonnement clinique, elle a aussi permis d’appréhender les problématiques liées aux sources d’information et révélé la nécessité d’une certaine aptitude en recherche bibliographique accompagnée d’une formation critique à l’évaluation de la littérature et des connaissances en statistique et épidémiologie(4). La méthode EBM se décline en quatre étapes :

• la formulation du problème clinique en une question claire, précise et admettant une réponse ;

• une recherche bibliographique pertinente et de qualité en rapport à une question posée (la sélection se faisant sur des critères méthodologiques, faire une lecture critique et définir un objectif) ;

• l’évaluation de la fiabilité et de l’applicabilité des conclusions extraites des articles retenus (pertinence clinique), investiguer et s’assurer de la qualité des articles consultés ;

• l’intégration des conclusions retenues et déduction d’une conduite à tenir, plan de rédaction.

Régulièrement évaluée, cette méthode a fait ses preuves. Il est désormais admis que les étudiants formés à l’EBM disposent, d’une part, d’une connaissance plus précise des recommandations, d’autre part, devenus praticiens, ont une meilleure connaissance des textes médicaux(5). C’est en 1990 que l’EBM prend le pas de la pratique médicale. Deux raisons justifient ce passage : couplée au nouveau médium Internet, la littérature médicale scientifique déjà en forte augmentation devient exponentielle. Désormais sujet polémique, Sackett, dès 1996(1), tout en définissant le concept, en distingue les limites.

Nombreux sont les praticiens qui rationalisent la méthode EBM et privilégient des traductions plus proches de leurs pratiques. Ainsi, Girard(6),à l’appellation « médecine fondée sur les faits », cette dernière entretenant « l’illusion scientiste d’entités objectives forçant l’adhésion », préférera l’expression « médecine fondée sur les preuves », « la preuve [mettant] bien en avant la dimension dynamique et incertaine du processus ». Plus tard, d’autres justifieront l’expression « médecine fondée sur les données probantes »(7) car « le mot probant va au-delà des niveaux de preuves et intègre les questions de transférabilité aux différents contextes et de jugement sur l’ensemble des données ».

Un format et des méthodes constitutifs de la preuve

Une méthodologie : l’EBN

La recherche infirmière est à ce jour majoritairement anglo-saxonne. L’utilisation de la recherche dans sa pratique se fera ou se fait déjà par le prisme de ces données. Si nous nous plaçons du point de vue des formateurs, les EBN devraient être à la croisée des chemins pédagogiques que sont la méthodologie de la recherche clinique et la lecture critique d’articles (analyse des recherches publiées pour en extraire et valider les éléments applicables à la clinique quotidienne), toutes deux participant de l’apprentissage du raisonnement clinique.

Ces deux pratiques sous-tendent par ailleurs la rédaction scientifique. L’ensemble de ce qui constitue la méthodologie EBM et dans son prolongement l’EBN, sa structure, les formes discursives choisies (genre d’article), puis analysées selon les conditions de production, de circulation (fiabilité, pertinence clinique), enfin de réception en font à la fois un outil d’autoformation pour les étudiants et un outil de standardisation des soins.

La méthodologie EBN est donc une méthode de raisonnement s’appuyant sur une recherche bibliographique au service de l’exercice clinique(2). Elle implique l’acquisition de nouvelles compétences, dont les deux segments essentiels sont : la recherche efficace de littérature scientifique et l’évaluation de leurs contenus (pratiques médicales et qualité des soins). L’EBN, tout comme L’EBM avant elle, s’est ainsi dotée d’outils permettant de faciliter cette démarche.

Un modèle : Pico

Le modèle Pico formalisé entre autres par la Collaboration Cochrane(8) permet la formulation claire d’un problème clinique à résoudre pour un patient. Il s’agit en réalité d’une méthode distinguant les différents types de questions cliniques, elles-mêmes déclinées en critères PICO pour Patient ou Problème médical, intervention évaluée, comparateur et outcome (événement mesuré, critère de jugement, résultat clinique). En d’autres termes, le but de cette formulation et donc de l’EBN est d’évaluer la pertinence d’un traitement ou d’une pratique en fonction de plusieurs critères pertinents pour le patient(9). Modèle certes contraignant, il a pourtant une forte valeur ajoutée : il souligne le caractère non hasardeux des questionnements et l’obligation de formuler une question de qualité, gage de succès lors de la recherche documentaire et dans son prolongement de la qualité de la réponse factuelle(10).

Un format bibliographique : IMRaD

La structure IMRaD standardise, voire ritualise l’exercice scientifique dans un cadre formel, obéissant lui-même à des règles définies et précises. Il s’agit d’un modèle littéraire garantissant la rigueur scientifique. Au-delà du cadre rédactionnel proposé le format, IMRaD participe d’autant plus du processus d’évaluation qu’il a aussi valeur de légitimation et certification auprès de la communauté scientifique. L’exercice consiste à partir d’une problématique ou d’un postulat (Introduction) de démontrer (Methods) puis d’élaborer (Résults and Discussion) une preuve. Le format permet de formaliser une ou des procédures à partir d’une méthode identifiée comme “valide” et justifiant l’élaboration d’un raisonnement clinique(11). De sorte, la rhétorique elle-même devra produire l’evidence.

DE NOUVELLES CONTINGENCES DOCUMENTAIRES

De nouvelles stratégies d’enseignement

Les différents formats brièvement décrits s’inscrivent de fait dans une longue tradition de protocolarisation (guides et protocoles)(12, 13, 14) de l’activité médicale dont la masse littéraire en est l’actualisation discursive. Il en découle des contingences documentaires que cristallisent les bases de données bibliographiques. Former de facto les étudiants à l’utilisation des bases de données bibliographiques (Medline, Pubmed, Cochrane Library…) est une gageure, ces dernières nécessitant parfois une interrogation de type Pico. La notion même d’Evidence Based Nursing suggère l’organisation des connaissances documentaires dans un réseau interconnecté de savoirs dont l’acquisition ne peut être que simultanée à l’apprentissage des stratégies de raisonnement(15). Véritable méthodologie, le Problem Based Learning place la recherche de l’information et son évaluation à la charnière de sa dynamique pédagogique. La méthode, certes occasionne des contraintes organisationnelles et pédagogiques, mais, privilégiant l’interactivité, elle favorise l’auto-apprentissage et l’autonomie(16) voulus par le nouveau référentiel(17).

Du raisonnement physiopathologique au raisonnement probabiliste

La réforme des études infirmières et la mise en application du nouveau référentiel selon le modèle licence, master, doctorat a conduit à une profonde refonte des enseignements. Ainsi, la mise en place de disciplines devenues réellement concomitantes souligne l’enjeu actuel des enseignements qui devrait se construire dans la transdisciplinarité. Cette réorganisation n’induit pas essentiellement la notion de transdisciplinarité, elle questionne aussi l’ingénierie pédagogique qui doit l’accompagner(18). Le référentiel place le triptyque suivant au cœur de sa démarche : qualité de soins-recherche-enseignement.

Ce triptyque couvre une part importante de la connaissance et de l’activité paramédicale et souligne la dynamique de l’information. Cette dernière ne pose pas seulement le problème de la sur- ou de la sous-information. Elle intervient de manière active dans le processus de décision. La déclinaison pédagogique de ce triptyque s’énonce de la sorte : observation-raisonnement-action et trouve son pendant en clinique : observation-diagnostic-soin/thérapeutique. Or le référentiel induit un subtil mais ô combien nécessaire repositionnement : il ne s’agit plus uniquement d’envisager le raisonnement médical du point de vue physiopathologique, mais bien d’intégrer plus amplement le raisonnement probabiliste dont découle le raisonnement EBM/EBN comme mécanisme d’interprétation(19,20). Il s’agit en effet de développer une culture du doute et du raisonnement fondés sur les preuves en analysant le rapport bénéfice/risque et non plus essentiellement les mécanismes du dysfonctionnement du corps.

En somme, le nouveau référentiel infirmier formule un nouveau paradigme pédagogique, les EBN. Ce dernier souligne l’imbrication des contenus pédagogiques eux-mêmes assujettis aux contingences documentaires. Cette réalité nécessite une véritable organisation des contenus pédagogiques. La forme classique du cours, linéarisé et chronologique, est une entrave à la transdisciplinarité(21) à la préparation d’un cours en équipe et à l’utilisation d’Internet comme instrument documentaire. L’hypertexte et l’élaboration de scénarios pédagogiques sont une alternative possible et efficace. Ils peuvent permettre d’engager la formation vers plus de concertation, de collaboration entre les enseignants et enfin une structuration non-linéaire des cours permettant des enchaînements transdisciplinaires et favorisant la méthodologie EBN.

NOTES

(1) Sackett D. L., Rosenberg W. L., Gray J. A., Haynes RB, Richardson W. S. Evidence based medecine : what is it and what it isn’t. BMJ 1996;312: 71-2.

(2) Gail L. Ingersoll. Evidence-based nursing: what is it and what it isn’t. Nurs outlook 2000;48:151-2.

(3) Neufeld V. R., Woodward C. A., Macleod S. M. The McMaster M. D. Program : a case study of renewal in medical education. Acad med 1989;64:423-32.

(4) Haynes, Sackett D.L. A new approach to teaching the pratice of medecine. Evidence Based Medecine Working Group. JAMA 1992;268(17):2420-5.

(5) Shin JH, Haynes RB, Johnston ME. Effect of problem-based, self-directed undergraduate education on long-life learning. Can Med Assoc J 1993;148(6):69-76.

(6) Girard M. L’Evidence Based Medecine au chevet du malade. Le Courrier de colo-proctologie. 2002;2 : 39-40.

(7) Beaulieu M-D, Gay B. La médecine basée sur les données probantes ou médecine fondée sur des niveaux de preuve : de la pratique à l’enseignement. Pédagogie médicale [En ligne] 2004;[Consulté le 2 septembre 2012]; (3):[8 pages]. Consultable à l’URL www.pedagogie-medicale.org

(8) Sackett DL. The Cochrane Collaboration. Bristish Medical Journal 1994;309(6967):1514-5.

(9) Introduction à l’Evidence Based Nursing. Centre Cochrane français [En ligne]. [Consulté le 12 août 2012]. Consultable à l’URL http://tutoriel.fr.cochrane.org/fr/

(10) Deppeler M. Aide-toi et la recherche t’aidera. PrimaryCare 2009;9:92-94.

(11) Denis J, Pontille D. “L’écriture comme dispositif d’articulation entre terrain et recherche”. Alinéa, Revue de Sciences Sociales et Humaines 2002 ; 12:93-106.

(12) Cook D.J., Sackett D.L., Spitzer WO. Methodologic guidelines for systematic reviews of randomized control trials in health care from the Potsdam consultation on meta-analysis. J Clin Epidemiol 1995;48:167-71.

(13) Guyatt G.H., Sackett D.L., Sinclair J.C., Hayward R., Cook D.J., Cook R.J. Users’ guide to the medical literature. IX. A method for grading health care recommandation. JAMA 1995;274:1800-4.

(14) Krahn M., Naglie G. The next step in guideline development : incorporating patient preferences. JAMA 2008;300(4):436-8.

(15) Nendaz M., Charlin B., Leblanc V., Bordage G. Le raisonnement clinique : données issues de la recherche et implications pour l’enseignement. Pédagogie médicale [En ligne]. 2005; [Consulté le 2 septembre 2012]. (4):[19 pages]. Consultable sur www.pedagogie-medicale.org

(16) Chalon P., Delvenne C., Pasleau F. Le problem-based learning, description d’une pédagogie conduisant à la médecine factuelle. RMLG 2000;55(4) : 233-238.

(17) Arrêté du 31 juillet 2009 relatif au diplôme d’État d’infirmier.

(18) Coudray M.A., Gay C. Le défi des compétences. Paris, Masson, 2009.

(19) Azria E. Connaissance, incertitude et décision dans la pratique du soin : de la nécessité de décider. In: Hirsch E, dir. Traité de bioéthique I. Toulouse, Erès, 2010. p.707-717.

(20) Advenier R. “Le raisonnement pratique : entre casuistique et statistique ?” Annales Médicopsychologiques 2010 ; 168:152-155.

(21) Simonian, S. Hypertexte et processus cognitifs, quels enjeux pour l’apprentissage ? Paris, Hermès Science-Lavoisier, 2010.