Encadrer des professionnels d’une autre filière que la sienne - Objectif Soins & Management n° 208 du 01/09/2012 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 208 du 01/09/2012

 

Management des soins

Mathieu Hautemulle  

Devant le développement du management de personnels relevant d’une autre profession et même d’une autre filière que celles dont est issu le cadre de santé, d’éventuelles difficultés peuvent apparaître, au niveau pratique comme philosophique. Mais le cadre a les moyens de les surmonter. Venir d’un autre “univers” peut même enrichir son management. Éléments de réponse avec plusieurs cadres.

À l’hôpital, un centre de tri des examens est fréquemment managé par un cadre de santé qui a auparavant exercé comme technicien de laboratoire. Mais rien n’empêche un cadre de santé de filière infirmière de le faire. Pareillement, celui-ci peut encadrer une équipe de kinésithérapeutes, ergothérapeutes, orthophonistes… De même, un cadre préalablement préparateur en pharmacie peut encadrer un service d’urgences, un ancien manipulateur en radiologie une unité d’ORL, etc. « Aucune disposition particulière ne règle explicitement la question de l’encadrement hors filière », note la sociologue Sophie Reinhardt dans sa thèse sur les cadres de santé (1). De plus en plus de mémoires, en IFCS (2), portent sur ce thème. Comme un reflet de la réalité, puisque de plus en plus de cadres managent d’autres professions que celle qu’ils ont auparavant exercée. Sophie Reinhardt rapproche cette problématique de « toutes les organisations qui ont remplacé d’anciens agents de maîtrise ou contremaîtres “sortis du rang ouvrier” par de jeunes diplômés ».

LIENS AUX “AUTRES” PROFESSIONS

Sous la responsabilité du cadre peuvent figurer des professions des filières infirmière, de rééducation (kinésithérapeutes…), médico-technique (techniciens de laboratoire…).

Mais également des brancardiers, des secrétaires, des animateurs, des aides-logisticiens, des archivistes… Et un cadre de filière infirmière peut encadrer des infirmières expertes ou exerçant dans des domaines où il n’a pas travaillé.

Interagir

Le terme de management peut aussi qualifier une interaction. Par exemple avec des psychologues. Ils peuvent participer à l’équipe : « Ces professionnels très indépendants ont une fonction spécifique et leur propre mode de fonctionnement », indique Marie-Emmanuelle Izaute, cadre de santé (de filière infirmière) en Ehpad (3). Sa relation avec les psychologues, qui relèvent de la direction, est fonctionnelle et non hiérarchique.

Les experts de la coordination des projets

Cette problématique du management hors filière n’épargne pas le directeur des soins, les cadres paramédicaux de pôle et les cadres supérieurs de santé (CSS), mais à un degré moindre. En effet, ces responsables se situent sur le registre de la coordination de projets plutôt qu’en expertise de terrain. Pour autant, ils peuvent mener des missions transversales impactant plusieurs professions. Et interagir avec des cadres de différentes filières. « Derrière les cadres, il y a des équipes, et donc des projets. On touche à tous les corps de métier », confie François Aimé, CSS (après avoir exercé comme kinésithérapeute). En fait, comme le note Catherine Destrez, CSS de filière infirmière formatrice à l’IFCS de l’AP-HP (4), « la gestion d’une équipe pluriprofessionnelle fait partie du cœur du métier de cadre », qu’il soit de proximité ou de pôle. Mais cela est plus compliqué hors filière, dans certaines situations…

DES SITUATIONS DÉLICATES

Il n’est pas utile d’être de la même filière pour se rendre compte de la maltraitance d’un patient ou de marques d’irrespect envers des collègues. Mais, en général, l’animation d’une équipe passe par une certaine connaissance du rôle et de la place de chacun de ses membres. Des missions d’encadrement s’avèrent donc plus délicates si le cadre méconnaît les professions managées, les conditions de leur exercice, leur organisation. Dès le recrutement, il est nécessaire de savoir ce qu’on propose aux candidats, ce qu’on attend d’eux. Même problématique pour reconduire un contrat. De même, il paraît ardu d’évaluer la charge de travail, d’estimer les effectifs adéquats ou encore de bâtir le planning si on ignore tout des professions placées sous sa férule. Dans ce cas, la fixation d’objectifs, une évaluation du travail de l’employé et de ses compétences (pour adapter les formations), l’encadrement de stagiaires, les travaux nécessaires à une certification etc., apparaissent aussi comme des gageures. « Sans être pour autant l’expert technique référent du métier, le cadre de santé de proximité doit suffisamment maîtriser les pratiques du métier de base pour pouvoir les évaluer, les organiser, les superviser… », lit-on dans l’Étude prospective des métiers sensibles de la fonction publique hospitalière (FPH) publiée en 2007 (5). Enfin, devant la direction, le niveau de crédibilité du cadre est en partie indexé sur sa connaissance du service et des professionnels. Au final, le management par un cadre hors filière est encore souvent mal perçu, le sujet sensible et source d’inquiétudes. « Faire encadrer des infirmières par un cadre manipulateur en radiologie, un kinésithérapeute… C’est faire perdre le sens du métier à celui qui l’exerce, banaliser le métier infirmier. C’est aussi dé­va­loriser le cadre de radiologie, de kinésithérapie, car pourquoi ne pas affecter un cadre administratif », s’insurgeait Monique Montagnon en 2005.

DES DIVERGENCES ENTRE FILIÈRES

À quoi tient la difficulté pour un cadre à manager d’autres professions que celle dont il est issu ? D’abord à sa méconnaissance des pratiques. « Quoi qu’on en dise, les équipes aiment bien s’appuyer sur un référent-soin, en cas de petit problème technique », remarque Marie-Claire Chauvancy, cadre paramédicale de pôle de filière médico-technique au centre hospitalier sud-francilien. De surcroît, certaines pratiques divergent selon les métiers. Ainsi, le dossier de soins est plus consulté dans un service de soins qu’en radiologie. Autre différence : la large autonomie généralement laissée aux professionnels en rééducation. « La prescription médicale est très générale et nous sommes libres de notre méthode après l’évaluation du patient », explique Dominique Tiquet, ancien ergothérapeute aujourd’hui CSS formateur à l’IFCS de l’AP-HP. D’une profession à l’autre, les habitudes horaires aussi sont contrastées, et le travail plus ou moins physique.

Une identité, plusieurs philosophies ?

Plus profondément, il existe une variété de conceptions, de modèles, voire de philosophies. Pour une ancienne infirmière, il est banal d’encadrer des infirmières, des aides-soignantes ou des agents de service hospitalier avec lesquels elle a partagé son quotidien et une même culture du soin : une prise en charge globale du patient, autrement dit la priorité à l’organisation plus qu’au seul organe. Le médico-technique se caractérise par un processus de fabrication, avec un acte et un produit, dans une approche similaire à la chirurgie, tandis qu’on prête aux professions infirmières une pratique plus intense du relationnel, un ressenti plus poussé, une méthode consistant à “tâter le terrain”… En outre, l’infirmière coordonne, alors qu’un kinésithérapeute vient ponctuellement remplir sa mission.

Ces comparaisons nous ont été livrées par des cadres, et il faut se garder de toute généralisation. Mais ces distinctions expriment bien l’idée d’une complexité. Patrick Lucas, “manip’ radio” devenu cadre, dépeint des « modèles assez antagonistes ». Même constat pour des soignants de l’Océan indien qui ont mis en place un groupe de réflexion éthique : « Les membres du groupe ne donnaient pas un même sens aux mots. Comment parler de soins infirmiers à des manipulateurs en radiologie alors qu’ils n’étudient pas, ou si peu, le concept du soin ? Parlons-nous du même soin en psychiatrie et en maternité ? »

Cadre, une fonction ambiguë ?

Comme l’a écrit le CSS Philippe Svandra dans nos colonnes, « à l’hôpital, les identités professionnelles sont fortes, les valeurs attachées au métier sont primordiales, elles structurent l’organisation ». Et, en conséquence, les relations entre l’équipe et son cadre. C’est toute l’ambiguïté de sa fonction : cadre, il n’en est pas moins issu d’une profession, mentionnée sur son diplôme. Le personnel peut lui faire sentir sa différence, de manière plus ou moins voilée. Exemple : des infirmières faisant comprendre à un cadre, ancien ergothérapeute, qu’il ne serait pas soignant. « Dans mon unité, certaines ne comprennent pas pourquoi un cadre rééducateur effectue un rem­placement ailleurs que sur le plateau technique, confie Mireille Dalla-Tore, cadre de santé au centre hospitalier de Dieppe. On me dit : “Peut-être que vous ne saurez pas nous dire”, mais on me pose quand même la question ! Pour un cadre autre qu’infirmière, surtout dans un hôpital général, il faut faire ses preuves en management. » La difficulté peut aussi être liée au genre du cadre (être un homme pourrait parfois jouer favorablement…) et aux professions encadrées. « Dans les hôpitaux, la pénurie de masseurs-kinésithérapeutes est pire encore que celle des infirmières », constate Charline Rochard, cadre de filière infirmière amenée à manager à Saint-Lô un service de rééducation (en plus du sien) à la suite de l’arrêt d’un collègue de cette filière.

LES MÉTHODES

L’obligation d’avoir exercé comme professionnel paramédical pendant au moins quatre années permet à tout cadre de mieux saisir les enjeux de prise en charge et l’esprit du soin, quelles que soient ses filières d’origine et d’exercice. Pour manager d’autres professions, son expérience compte, mais n’est pas toujours suffisante, de même que son passage à l’IFCS. Les pistes qui suivent doivent limiter la part de subjectivité. Elles demandent souvent du temps à court terme – mais en font gagner à plus longue échéance.

Assurer les premiers pas

Tout cadre arrivant dans un service doit en appréhender la culture, savoir qui fait quoi, repérer les zones de friction (« là où se chevauchent les champs de compétence au quotidien », selon Dominique Tiquet), évaluer le matériel. Dans un service très spécifique et très nouveau pour lui, son intégration n’est pas impossible a priori, mais elle sera plus longue et plus dure. Il faut de la curiosité, mais aussi « une volonté, une envie », atteste Catherine Destrez. En général, si le cadre s’adapte, l’équipe l’adopte. D’où l’impression, pour quelques-uns, d’avoir dû faire leurs preuves. Les professionnels « aiment bien vous tester, vous façonner. Il faut faire les efforts pour qu’ils puissent se projeter dans ce que vous faites », avance Marie-Claire Chauvancy. Faire des efforts, cela peut signifier, pendant un certain laps de temps, aider à la réalisation de soins, devenir un quasi-stagiaire en acceptant la proposition d’une infirmière de la suivre au quotidien, accompagner les médecins aux visites. Les circonstances peuvent jouer favorablement. Patrick Lucas, par exemple, est satisfait de l’accueil reçu en prenant son poste de cadre hors de sa filière. « Dans ce service où des faisants fonction tournaient depuis quatre ans, l’équipe a d’abord vu en moi un cadre titulaire ! » Le cadre peut aussi assurer les premiers pas… du personnel, lors de son arrivée, ou même avant.

Communiquer régulièrement

Observer régulièrement l’activité du personnel (par exemple en venant dire bonjour à un patient ou en participant aux transmissions) et discuter avec lui est fondamental pour mieux le comprendre, entendre ses besoins, instaurer des liens et une confiance. L’informel joue un rôle-clé. Ainsi, l’évaluation d’un professionnel de santé n’est pas forcément focalisée sur ses seuls actes, mais sur la qualité de ses relations avec les patients, la façon dont il coordonne son travail avec ses collègues, les éventuels retours du personnel (à prendre avec prudence), sa façon de réaliser un projet… De petites choses peuvent être observées tout au long de l’année. Échanges et communication exigent du temps, et parfois du doigté. « Une remarque un peu incisive de la part d’un cadre de filière infirmière peut entraîner assez facilement, chez un psychomotrien ou un psychologue, un sentiment de “rébellion”, ou du moins d’amertume, de frustration, que n’éprou­verait pas une infirmière ou une aide-soignante, qui reconnaissent plus aisément l’autorité d’un cadre ayant autrefois exercé comme infirmière », glisse un professionnel.

S’appuyer sur des outils concrets

Un cadre qui prend la tête d’une unité dont il ne connaît pas toutes les professions peut consulter le répertoire des métiers de la FPH, les fiches métiers et de poste. Des documents utiles entre autres pour savoir si l’agent a rempli ses missions. Certes, ces fiches théoriques peuvent s’avérer insuffisantes, une même profession pouvant varier selon les lieux d’exercice. Mais, en l’absence d’un tel répertoire, il faudrait passer du temps auprès des professionnels pour coucher sur papier la nature de leur activité. Réglementation, ratios personnel-patients, recommandations et protocoles servent aussi de balises pour les cadres, de même que les tableaux de bord mensuels d’absentéisme ou encore de congés. Pour juger de la technique pure d’un professionnel et de la qualité de sa prise en charge, il est aussi possible de le sonder par autoévaluation, ou d’examiner les questionnaires de satisfaction des patients. Sa tenue du dossier de soins et son respect des prescriptions constituent d’autres éléments “matériels”.

S’y ajoutent des indicateurs spécifiques, comme les délais d’envoi des comptes-rendus d’hospitalisation pour une secrétaire médicale.

Reconnaître et être reconnu

Donner à chaque professionnel des moyens matériels et un espace identifié, être attentif à son expression, aplanir les obstacles quand il lance une initiative, le mettre en valeur ; pour résumer, le reconnaître comme professionnel à part entière.

C’est ainsi, notamment, que Marie-Emmanuelle Izaute dépeint le rôle de cadre. Il ne faut pas forcément une révolution, mais parfois des “bricoles mineures”. Cela peut aussi se manifester par une clarification des rôles des uns et des autres, ou leur présentation. Par exemple, en vul­garisant le travail de l’ergothérapeute auprès des aides-soignantes, ou en reconnaissant la formation spécifique des aides médico-psychologiques. Pour reconnaître, il faut d’abord connaître… Et tendre la main, en invitant un psychologue à un staff hebdomadaire, en lui proposant de faire un cours dans le service, etc. L’objectif ? « Que chacun se sente bien dans sa peau professionnelle », selon Marie-Emmanuelle Izaute. « Qu’il grandisse dans son rôle », confirme Charline Rochard.

Un professionnel méconnu et non reconnu risque d’être frustré de ne pas accomplir tout ce qu’il a appris. À l’inverse, aidé à trouver sa place, il peut, en retour, mieux conforter le cadre dans sa légitimité. Mais cette légitimité émane aussi de la direction. Surtout si le cadre exerce hors de sa filière ou s’il remplit une mission lui faisant croiser la route de nombreuses professions. « J’ai eu la chance d’avoir un cadre de pôle qui me positionne comme une autre cadre de santé, au même titre qu’une cadre de filière infirmière », se félicite ainsi Mireille Dalla-Torre.

Faire preuve d’humilité

À en croire plusieurs cadres interrogés, un management de professionnels extérieurs à sa filière doit faire montre « d’humilité ». Encore plus qu’habituellement, il est hasardeux de débarquer en proclamant sa toute-puissance managériale, en affichant sa soif de tout régenter et en faisant mine de tout connaître. Une telle attitude ne convaincra pas les professionnels que le cadre travaille avec eux et pour eux. Admettre qu’il ne sait pas et qu’il peut se tromper, reconnaître les limites de ses compétences, n’est pas honteux. Au contraire : les remarques de l’équipe doivent être considérées comme « un apprentissage, conseille Patrick Lucas, même si elles ne sont pas faciles à prendre sur le moment. L’équipe m’a ainsi interpellé en me suggérant de surveiller peut-être un point. » « Je travaille avec une soixantaine de personnes autour de moi, je ne peux pas connaître toutes les professions », corrobore Charline Rochard.

Selon Yves Secardin, ancien laborantin et CSS formateur à l’IFCS de l’AP-HP, il ne faut pas changer de ligne à certains moments, mais aussi être capable de faire machine arrière, en se basant sur l’expérience des agents du service. « Il faut leur prouver qu’une expérimentation marche, précise-t-il. Mais si, à l’inverse, eux nous prouvent que ça ne fonctionne pas, il ne faut pas s’y enferrer. » Classiquement, une attitude trop conquérante peut aussi être le fait d’un cadre manquant d’assurance.

Recevoir de l’aide

Un cadre n’est jamais seul. Il peut demander l’appui d’un supérieur ou des directions. Et solliciter des ingénieurs en organisation, par exemple pour concevoir un guide d’entretien visant à décortiquer une activité.

Pendant sa période d’intégration, le cadre peut être tutoré par un collègue de son secteur d’exercice ou débuter en binôme. Dans la liste de ses éventuelles personnes-ressources figurent son homologue ou le médecin d’un service proche ou similaire, dans sa structure ou non. Le cadre cerne ainsi de plus près l’organisation, la logistique, la nature des activités.

Pour évaluer le travail de tel kinésithérapeute, il demandera son avis à un médecin rééducateur ; pour se rendre compte du niveau des fonds d’œil exécutés par tel orthoptiste, il fera appel au référent d’un réseau orthoptie-diabète. Ce travail est évident si le cadre est co-responsable, avec un collègue d’un autre service, de tel ou tel agent. Enfin, il ne lui est pas interdit de demander de l’assistance au personnel, qui peut ainsi initier un cadre anciennement manipulateur radio à la gestion des médicaments.

Une autre possibilité : nommer, parmi les professionnels du service, un référent technique, dans le but de se démarquer soi-même de ce rôle.

Mettre en commun

Les professions managées ont des points communs, à l’image d’une certaine connaissance du corps. Surtout, elles partagent un même but : la prise en charge du patient. En rappelant cet objectif ultime, particulièrement à travers un dossier patient commun, le cadre fait travailler les professionnels les uns avec les autres et non les uns contre les autres.

Par exemple, en insistant sur la complémentarité des orthophonistes, ergothérapeutes et kinésithérapeutes dans la prise en charge d’un handicap lourd. Le cadre est un interprète.

Philippe Svandra souligne que « la réussite d’un projet ou d’une innovation n’est possible que lorsque les logiques et les rationalités des acteurs ou des différents groupes sont “traduites” dans un langage compréhensible par tous, lorsqu’elles sont rassemblées par une question commune. Dans des organisations comme l’hôpital, les différentes logiques professionnelles imposent que soient menées ces opérations de traduction ».

François Aimé fait état de l’émergence, dans les pratiques, de termes plus communs et compréhensibles de tous, facilitant le travail pluriprofessionnel. Et quand l’équipe est soudée, équilibrée, cela facilite les relations et le management.

LES AVANTAGES À VENIR D’AILLEURS

Sondés par Christine Oubry sur les conséquences pour le personnel de l’encadrement hors filière, des employés se sont félicités de l’autonomie, du rôle d’expertise et de l’enrichissement du vécu personnel.

D’une certaine façon, l’expertise est effectivement laissée aux ex­perts. Le cadre, lui, apporte souvent un regard neuf, libéré des pratiques antérieures. Ainsi, un ancien ergothérapeute peut apporter une vision supplémentaire sur l’analyse globale du patient et l’anticipation de son retour à domicile ; un ancien kiné­sithérapeute conseiller des ambulanciers contre la rachialgie. De même, venir d’une autre filière, surtout minoritaire, requiert un surcroît d’empathie vis-à-vis des agents, et de compréhension de l’altérité.

Patrick Lucas défend un « management participatif. Il faut s’appuyer sur l’équipe, induire une décision de l’équipe, puisque, le plus souvent, il s’agit de prises en charge qu’ils maîtrisent, eux, les professionnels ». Et au cadre, enfin, qu’apporte un changement de filière ?

Aux nouveaux diplômés, une intégration facilitée dans leur nouveau métier par un « changement de décor », écrit Sophie Reinhardt. Et, à tous, la possibilité de découvrir de nouvelles choses, voire de vivre une vie nouvelle. Le dernier mot à Dominique Tiquet : « Plus on multiplie les intervenants, plus c’est compliqué… et intéressant. »

NOTES

(1) La thèse de Sophie Reinhardt en 2011 sur les “processus de construction des compétences” des cadres de santé, et notamment les pages 344 à 352 (bit.ly/NHU8ox).

(2) Institut de formation des cadres de santé (IFCS).

(3) Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).

(4) Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP).

(5) bit.ly/NKNi1w.

LES CAUSES DU “TOURNANT”

L’augmentation de l’encadrement hors filière, qualifiée par une cadre de « tournant », s’explique d’abord par le faible nombre de postes de cadres dans certains domaines.

Ainsi, des cadres anciennement ergothérapeutes se dirigent vers un autre secteur. Par ailleurs, plusieurs managers nous ont dit avoir encadré dans une autre filière à l’occasion d’une réorganisation, d’un rapprochement ou d’une séparation de services, ou encore de la gestion par pôles. Le facteur politique joue donc.

UN MANAGER PUR

Plus généralement, le cadre s’éloigne de son ancien rôle de supertechnicien, nommé à l’ancienneté. L’essor des techniques et spécialités creuse d’ailleurs le fossé, en termes de pratique de terrain, entre l’équipe et son cadre. Ce dernier devient un manager pur, un pilote susceptible d’encadrer n’importe quel service, quelle que soit la filière. De lui, on attend des compétences en communication, en gestion, en régulation, afin de veiller à la cohérence de son équipe et à la qualité des soins.

LA RÉFORME DE 1995

Cette métamorphose s’inscrit dans la réforme de 1995 mettant fin à la dénomination de “cadre infirmier” et instituant l’appelation générique de “cadre de santé”. D’après l’un de ses artisans, l’ancien kinésithérapeute Yves Cottret, « le cadre n’est pas celui qui fait à la place des autres. Le cadre n’est pas celui qui fait faire. Le cadre est celui qui organise les conditions pour que puisse se faire ». Cela peut impliquer de manager de la pluridisciplinarité, ou plutôt de l’interdisciplinarité (qui est plus qu’une juxtaposition de professions), et globalise réellement la prise en charge du patient.

Un autre effet (voulu ?) du management hors filière est de briser la possible solidarité liant des employés et un cadre venant de leur profession. Et ainsi, dans un contexte de rationalisation, de faciliter la mise en œuvre des réformes – souvent impopulaires.

Un plus sur son CV

Faire jouer ensemble, tel un chef d’orchestre, plusieurs professions (qu’on a ou non soi-même exercées), est valorisable. Sur leur curriculum vitae, des cadres glissent donc la formule “management d’équipes pluriprofessionnelles”, suivie éventuellement de la filière.

À lire

→ “Éthique au cœur des soins dans l’Océan indien”, Antoinette Brousse, Nicole Cogghe, Nicole Bozza et Eddy Constantin, Objectif Soins (OS) n° 182, 1/2010. L’intervention d’Yves Cottret à l’IFCS de Grenoble en 2010 (bit.ly/PRrEap).

→ “Les carrières des infirmières, plus horizontales que verticales”, Sophie Divay, Cereq, 2012. Y est évoquée la “managérialisation” des cadres (bit.ly/QwpBgK).

→ “Pour une légitimité d’une direction des soins”, Monique Montagnon, OS n° 140, 11/2005.

→ “Cadre de santé. Quid des filières ?”, mémoire de Christine Oubry à l’IFCS de Montpellier, 2004 (bit.ly/MKzjtF).

→ “Processus de construction des compétences” des cadres de santé, et notamment les pages 344 à 352, thèse de Sophie Reinhardt en 2011 (bit.ly/NHU8ox)

→ “Entre référent et médiateur : la légitimité du cadre soignant”, Philippe Svandra, OS n° 114, 3/2003.