L’alcool tient l’affiche à l’hôpital - Objectif Soins & Management n° 198 du 01/08/2011 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 198 du 01/08/2011

 

Point sur

Nathalie Mercier  

À l’heure où sort le film de Gilles Legrand Tu seras mon fils sur les ambitions d’un vigneron vieillissant, où les vendanges commencent, nous aborderons les conséquences sombres de l’alcool pour les adeptes de Bacchus, nombreux en France. Et plus particulièrement à l’hôpital puisque 20 % des personnes hospitalisées sont à risque de développer une dépendance.

À l’hôpital, les difficultés avec l’alcool peuvent être évidentes : ivresse ou coma éthylique lors de l’intoxication aiguë, sevrage lors de l’arrêt brutal de l’alcool chez un consommateur chronique… Mais elles sont souvent invisibles pour qui ne s’attache pas à les chercher. Dans l’enquête “Les risques d’alcoolisation excessive des patients ayant recours aux soins un jour donné” réalisée par la Dress du ministère de la Santé en 2000, 20 % des patients présents dans un établissement de santé – 50 % si l’on se restreint à la classe des hommes entre 40 et 55 ans – et 18 % des patients vus par les médecins généralistes libéraux en consultation sont à risque d’alcoolisation excessive. En maison de retraite, les chiffres sont de l’ordre de 20 à 25 %. En psychiatrie, le risque est encore plus élevé, puisqu’un tiers des hospitalisés sont concernés. Ces “alcooliques” passent souvent inaperçus pour deux raisons au moins : la consommation d’alcool est tellement culturelle dans notre pays qu’elle paraît normale et le déni de la consommation est important, tant chez les patients que chez les soignants. Les uns minimisent leur consommation et les autres préfèrent ne pas avoir à la considérer…

« TOUT CLASSEMENT EST SUPÉRIEUR AU CHAOS » (Levis Strauss)

En échos à l’aphorisme de Levi-Strauss dans La Pensée sauvage, la caractérisation des conduites d’alcoolisation a donné lieu à de très nombreuses tentatives de classifications, dont beaucoup sont opérantes.

Celle de l’OMS détermine des seuils de risque à partir de l’unité de mesure qui équivaut à un verre standard (10 g d’alcool pur). La Société française d’alcoologie (SFA) établit quant à elle trois types de conduites, “non-usage”, “usage” et “mésusage”, et différencie, dans cette dernière catégorie générique, le consommateur à risque du consommateur à problème et de l’alcoolodépendant. Les classifications internationales que sont le DSM IV (Diagnostic and Stastistical manual of Mental disorders, version IV) et la CIM 10 (Classification internationale des maladies, 10e révision) font la part entre l’abus (utilisation nocive pour la santé) et la dépendance à l’alcool. Des typologies comportementales distinguent l’alcoolisme essentiel de l’alcoolisme réactif. Des approches épidémiologico-cliniques établissent des différences entre alcoolisation primaire et alcoolisation secondaire. Et certaines classifications multidimensionnelles, comme celle de Cloninger ou de Babor, prennent en considération des dimensions de personnalité.

ALCOOLISME OU FOLIE ? L’ŒUF OU LA POULE ?

Les effets psychotropes étant, chez les patients alcooliques, sept à huit fois plus nombreux que les complications organiques (cirrhose, pancréatite, troubles de l’érection, gastrite, hypertension artérielle, cancers…), nous privilégierons dans ce dossier le versant psychique de cette addiction.

À la question de savoir si c’est l’alcool qui rend fou ou les problèmes psy qui conduisent à consommer, la réponse du Dr Wohl (hôpital Louis-Mourier, AP-HP) est schématiquement « un train peut en cacher un autre » : d’un côté, l’alcoolisme peut masquer un trouble psychiatrique et, de l’autre, l’alcool peut avoir des effets sur le système nerveux central en période d’intoxication ou de sevrage.

Les troubles psychiatriques multiplient par trois le risque d’alcoolisme. La comorbidité entraîne davantage d’hospitalisations en psychiatrie, de violence, de risques suicidaires et potentialise la sévérité de chacun des troubles.

Sont alcooliques trois quarts des personnalités antisociales, 45 % des bipolaires, 35 % des schizophrènes et 20 % des anxieux. En ce qui concerne la dépression – affection psychiatrique très fréquente puisque 13 % des Français présentent un épisode dépressif majeur au cours de leur vie – le lien avec l’alcoolisme est avéré. Être dépressif augmente le risque d’être alcoolique et, inversement, l’excès de boisson (alcoolodépendance surtout) augmente le risque dépressif, et ce, même après l’arrêt de l’alcool (les efforts sont bien mal récompensés…).

Globalement, hommes et femmes n’ont pas le même comportement face à l’alcool. Chez ces dernières, l’âge de début de l’alcoolisme est souvent plus tardif que chez l’homme et les alcoolisations plutôt vespérales et solitaires, souvent assorties d’un sentiment de culpabilité. Chez elles, c’est la dépression qui précède le plus souvent l’alcoolisme (66 % des cas), elle est généralement liée à des situations d’abandon, de deuil, d’isolement. Inversement, chez l’homme, l’alcoolisme précède le plus souvent la dépression (78 % des cas).

Différencier l’alcoolisme primaire de la dépression primaire est souvent difficile mais important, car c’est le trouble apparaissant le premier qui fixe les modalités évolutives.

Le mésusage de l’alcool fait partie, avec les troubles de l’humeur, des troubles mentaux les plus fréquemment associés au suicide. Le taux de suicides “accomplis” passe de 1 % en population générale à 7 à 27 % chez les alcooliques.

Les anxieux sont bien plus enclins à boire que ceux qui ne le sont pas : ils recherchent l’effet anxiolytique de l’alcool, qui est hélas transitoire. La prise répétée d’alcool tout comme le sevrage tendent à aggraver secondairement leurs troubles. L’incapacité à affronter la réalité sans avoir recours à l’alcool contribue par ailleurs à nourrir un sentiment de dévalorisation néfaste à leur moral. Phobie sociale et agoraphobie s’accompagnent d’un risque accru d’alcoolisme, comme le rappelle le Dr Wohl, et précèdent le trouble dans 60 % des cas, de un à dix ans en moyenne.

Des similitudes de comportement ont été notées entre boulimie et alcoolisme, deux troubles souvent liés : l’impulsivité et la perte de contrôle face au produit (nourriture, alcool), les compulsions, la consommation souvent secrète et culpabilisée. L’alcoolisme, le plus souvent secondaire au trouble du comportement alimentaire, jouerait un rôle désinhibiteur et favoriserait la boulimie.

Les troubles de la personnalité sont plus fréquents dans l’alcoolisme à début précoce. Il s’agit le plus souvent de personnalités antisociales à la recherche de sensations fortes, se mettant en danger facilement et peu sensibles à la récompense. L’hyperactivité et les troubles déficitaires de l’attention sont quant à eux des facteurs de risque des addictions chez l’adolescent comme chez l’adulte.

DÉPISTAGE

Différents outils de dépistage mis en place peuvent être utilisés par les soignants pour repérer les sujets à risque et proposer une prise en charge.

Le questionnaire DETA (acronyme de Diminuer, entourage, trop, alcool) est un outil simple mais très pertinent, comme le rappelle le Dr Galvao (hôpital Louis-Mourier, AP-HP) pour situer de façon rapide le rapport d’un patient à l’alcool. Il peut être utilisé comme auto-questionnaire ou lors d’un entretien. Il comprend quatre questions, portant sur la vie entière du sujet.

→ 1. Avez-vous déjà ressenti le besoin de Diminuer votre consommation de boissons alcoolisées ?

→ 2. Votre Entourage vous a-t-il déjà fait des remarques au sujet de votre consommation ?

→ 3. Avez-vous déjà eu l’impression que vous buviez Trop ?

→ 4. Avez-vous déjà eu besoin d’Alcool dès le matin pour vous sentir en forme ? Deux réponses positives ou plus sont en faveur d’un mésusage d’alcool, présent ou passé. La réponse positive à la quatrième question rend compte d’une dépendance très probable.

Le questionnaire Audit (Alcoohol-Use Disorders Identification Test) est également intéressant en pratique. Cet auto-questionnaire à remettre au patient comprend dix items et s’intéresse aux douze derniers mois écoulés, donc aux problèmes d’alcool actuels. Il aide à repérer les usages nocifs et les alcoolodépendances.

Le repérage des troubles permet d’organiser un début de prise en charge qui va, selon les cas, de quelques rappels (notion de “verre d’alcool”, explications sur les limites d’une consommation modérée, remise d’un livret d’aide) à l’initiation d’un suivi plus spécifique. Il est souvent utile de prendre le premier rendez-vous en addictologie avec l’accord du patient.

SEVRAGE

L’ivrogne qui arrive et désorganise le service par ses vociférations et ses comportements inadaptés irrite immanquablement, surtout quand il y a plus urgent et plus grave. Et pourtant, il faut opter pour la “zen attitude”. Le Dr Galvao souligne en effet l’importance de garder une attitude empathique et compréhensive en toute circonstance, d’éviter les préjugés, de renoncer à toute attitude de confrontation et de garder à l’esprit l’objectif : établir une relation thérapeutique.

En pratique, il y a lieu également de veiller à la sécurité physique du patient et des soignants (salle protégée, sans objets dangereux, calme) d’opter si besoin pour une contention physique, de prendre les constantes (pouls, tension, température, glycémie capillaire) et, surtout, de laisser de l’eau en quantité à proximité du patient. Les benzodiazépines limitent les signes cliniques de sevrage (tremblements, sueurs anxiété, agitation, troubles tactiles, auditifs ou visuels, céphalées, désorientation) et les vitamines, notamment B1, préviennent l’encéphalopathie de Gayet-Wernicke.

L’alcoolémie ou l’éthylotest permettent, à moyen terme, d’objectiver si nécessaire un mésusage ou d’amorcer un processus de soins.

Une psychothérapie de soutien par le biais d’entretiens infirmiers quotidiens est bienvenue dans l’attente d’une prise en charge à plus long terme, idéalement multidisciplinaire et centralisée par le médecin traitant.

DÉPRESSION ET ALCOOL : SOIGNER PAR L’ABSTINENCE ?

L’alcool est un puissant dépressogène. Preuve en est pour le Dr Demigneux alcoologue au Centre hospitalier Sainte-Anne, service hospitalo-universitaire, le fait que, jusqu’à une période récente – qu’il situe à l’arrivée de la Venlafaxine (Effexor) sur le marché – les antidépresseurs ne suffisaient pas à faire sortir de la dépression un patient déprimé dépendant de l’alcool.

La dépression fait partie de la pratique quotidienne pour ce médecin, et son constat est simple : 80 % des consommateurs d’alcool dépressifs voient leur dépression levée au bout de quelques semaines après l’interruption de la consommation d’alcool. C’est la raison pour laquelle le sevrage devrait toujours précéder la prescription d’un antidépresseur. Au final, seuls 20 % des patients s’alcoolisant en auraient besoin.

Le traitement de la dépendance à l’alcool se déroule en général sur deux ans lorsque l’arrêt de l’alcool est définitif. L’évolution est la suivante : au bout d’une semaine, on note une levée de la dépression, suivie d’une période de récupération rapide de trois semaines. Passé ce moment de grâce au cours duquel le bénéfice de l’arrêt d’alcool est très net, suivent cinq mois difficiles de récupération lente et, de fait, beaucoup moins gratifiante, au cours de laquelle les difficultés qui avaient conduit à consommer perdurent et le risque de rechute reste lancinant. Au sixième mois, le patient franchit une étape majeure, car l’abstinence est devenue naturelle. Elle devient confortable. Il faudra encore un an et demi de réaménagement social et dans les relations avec les proches pour que ces derniers retrouvent une confiance qui permette à tous de passer à autre chose.

En pratique, que faire ?

Repérer les patients qui ont des difficultés avec l’alcool et les amener à se traiter, pour éviter ou dépasser un trouble de l’humeur par exemple.

Comment ?

En créant avec eux une relation de confiance leur permettant de prendre le risque d’évoquer leur inquiétude en ce qui concerne l’alcool. Puis en les incitant à consulter ou à se mettre en relation avec des patients déjà passés par là, ou des associations.

LE PANIER THÉRAPEUTIQUE

Pas de remède miracle mais un panier thérapeutique riche qui permet des choix sur mesure pour chaque patient, comme l’explique le Pr Raynaud (hôpital Paul-Brousse, Villejuif, AP-HP). Les mouvements néphalistes (alcooliques anonymes, vie libre…) valorisent l’entraide via les groupes de parole pour parvenir à l’abstinence totale et définitive. La thérapie motivationnelle a six composantes principales qui sont résumées par le mot “Frames” en anglais : Feed-back sur l’état de santé et la situation personnelle, responsabilisation du buveur quant à sa liberté de choix et d’action (Responsability), avis ou conseil (Advice to change), choix du traitement (Menu of options), empathie (Empathy) et sentiment d’efficacité à renforcer avant le sevrage et surtout à long terme (Self efficacity). Les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) individuelles supposent la recherche des fausses croissances à l’origine de la consommation du produit mais aussi la pratique d’une analyse fonctionnelle permettant de repérer les déterminants du comportement addictif et l’évaluation du comportement à partir d’un carnet. Les TCC en groupe valorisent l’affirmation de soi, la gestion des émotions et la prévention de la rechute. La cure type psychanalytique est peu efficace, mais elle contribue toutefois à comprendre la vulnérabilité aux addictions (impact des expériences infantiles précoces, importance des troubles émotionnels et des conflits interpersonnels comme facteurs précipitant des conduites de craving et des ressources), l’échec des processus d’attachement, la place du produit comme “base de sécurité”. Dans les thérapies familiales, le symptôme (consommation d’alcool) est l’expression d’un processus au cœur du fonctionnement familial et interroge les interactions actuelles ou l’histoire générationnelle.

En ce qui concerne les médicaments, pas de remède miracle pour l’instant… Le liorésal (Baclofène) reste à l’étude ainsi que la stimulation magnétique transcrânienne (TMS) dont l’objectif est de stimuler le cortex préfrontal pour “casser” la boucle de la récompense et diminuer le craving, ce désir compulsif et irrépressible de consommer qui joue un rôle prépondérant dans la dépendance à l’alcool, majore le risque de rechute et reste peu accessible aux traitements médicamenteux.

CONSOMMATION D’ALCOOL

LES JEUNES PLUS TOUCHES, PLUS TÔT

Si la consommation d’alcool est moins importante globalement, elle est plus fréquente et plus précoce chez les jeunes.

→ L’Europe est la région du monde où l’on consomme le plus d’alcool.

→ Les Français sont parmi les premiers consommateurs d’Europe, même si la situation s’améliore : avec environ 11 litres d’alcool pur par habitant et par an actuellement contre 18 litres il y a 40 ans.

→ Chez des adolescents, les consommations régulières s’observent plus fréquemment qu’il y a 40 ans et l’âge du premier verre et de la première ivresse diminue, comme le souligne le Dr Galvao.

→ Actuellement, l’âge moyen au premier verre d’alcool est de 13 ans, celui de la première ivresse de 15 ans. 22,3 % des garçons de 19 ans et 5,5 % des filles de 17 ans consomment de l’alcool plus de 10 jours par mois (étude de l’OFDT de 2000).

→ Ces nouvelles tendances à la consommation ne sont par sans lien avec le développement du “fun packaging” valorisant les emballages colorés et flashy et avec les nouveaux conditionnements incitant à consommer davantage (les maxicanettes de bière de 50 cl de 4° à 8,6° sont celles dont les ventes ont le plus progressé).

ALCOOLISME

DES CHIFFRES A MÉDITER…

→ 4 à 5 millions de personnes en danger avec l’alcool

→ 40 % de l’alcool vendu en France est acheté par 8 % des consommateurs

→ 2 millions d’alcoolodépendants

→ 10 % de la mortalité globale

→ 2e cause de mortalité évitable et 1re cause en nombre d’années de vie perdues

→ 40 000 à 50 000 morts par an

→ > 16 000 cancers

→ > 8 200 affections digestives

→ > 7 600 maladies cardiovasculaires

→ > 7 700 accidents et traumatismes

→ 3e cause de décès

→ L’alcool serait directement responsable de 10 à 20 % des accidents du travail

→ Il est impliqué dans 10 à 16 % des accidents de la route corporels et dans 30 à 37 % des accidents mortels

→ 10 % des consommateurs environ souffrent d’un usage nocif ou d’une dépendance

PRÉVENTION

DE MULTIPLES DIFFICULTÉS *

– La puissance de l’industrie alcoolière

– La publicité et le marketing,

– Le poids des lobbies

– La faiblesse de la prévention

* Selon le Pr Raynaud (hôpital Paul-Brousse, Villejuif, AP-HP)

REPÈRES

5 RÈGLES DE CONDUITE

→ Abstinence totale : femme enceinte, conducteur de travaux, consommateurs de tranquillisants ou d’antidépresseurs

→ Un verre par jour pour les personnes âgées (pas plus de 6 jours par semaine)

→ Deux verres par jour pour les femmes adultes (pas plus de 6 jours par semaine)

→ Trois verres par jour pour les hommes adultes (pas plus de 6 jours par semaine)

→ Quatre verres par jour pour les adultes, pas plus en une soirée

ADDICTION

FABRIQUÉS POUR ÊTRE DÉPENDANTS

L’addiction est définie par l’impossibilité répétée de contrôler un comportement et par la poursuite de ce comportement en dépit de la connaissance de ses conséquences négatives.

→ Le concept est relativement nouveau et a un double l’intérêt, comme l’explique le Pr Raynaud. D’une part, il est suffisamment fédérateur pour permettre de sortir du piège des vocables stigmatisants (“alcoolisme”, “toxicomanie”) et, d’autre part, il autorise le dépassement des conséquences cliniques, sociales et organisationnelles négatives dues aux clivages entre les addictions aux produits (alcool, cannabis, héroïne) et les addictions comportementales (au sexe, à la nourriture, au sport, au jeu…).

→ Le professeur rappelle aussi que nous sommes intrinsèquement fabriqués, pour être dépendants, d’autrui notamment. Dans les addictions aux produits, les drogues viennent se greffer sur les voies “naturelles” du plaisir en constituant de véritables “leurres pharmacologiques” (elles prennent la place des neuromédiateurs naturels) et augmentent la sécrétion de dopamine, un neuromédiateur impliqué dans le plaisir et dans le désir (l’incertitude stimule sa production, bref, comme vous en avez fait l’expérience, le désir augmente le plaisir).