Liberté d’expression et devoir de réserve - Objectif Soins & Management n° 197 du 01/06/2011 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 197 du 01/06/2011

 

Droit

Gilles Devers  

PRINCIPES → Les fonctionnaires doivent respecter une réserve nécessaire à la protection de l’administration, ce qui les amène à s’exprimer de manière prudente et mesurée dès qu’est en cause le service.

Cette obligation limite la liberté d’expression des fonctionnaires. Pendant longtemps, le fonctionnaire, représentant de l’État, devait respecter le principe, aujourd’hui réservé à l’armée, de la “Grande Muette”. Dans le bouleversement législatif de la Libération, la liberté d’expression des fonctionnaires a été reconnue, et elle est désormais définie dans le statut général (article6 de la loi du 13 juillet 1983).

UN PRINCIPE NE VAUT QUE PAR LA QUALITÉ DE SES LIMITES…

Aucune distinction ne peut être faite entre les agents en raison de leurs opinions politiques, syndicales, philosophiques ou religieuses, les dossiers et les documents administratifs ne peuvent faire état de telles opinions ou des activités qu’elles entraînent. Si le statut de la fonction publique ne suffisait pas, le Code pénal le compléterait par la lutte contre les discriminations (article 225.1). C’est dire que cette liberté est d’abord une protection des agents publics.

Toute la question est de limiter l’exercice de cette liberté par les principes qui fondent l’action de l’administration. La liberté d’expression des fonctionnaires ne doit pas compromettre le bon fonctionnement du service, c’est-à-dire le respect de l’autorité hiérarchique, la confiance du public, la qualité du service rendu et la défense du renom de l’administration. C’est le domaine du devoir de réserve qui concerne tous les agents publics. La Cour européenne des droits de l’homme a validé sans problème cette limitation à la liberté d’expression (CEDH, Vogt 26 septembre 1995). Le statut de 1983 ne mentionne pas l’obligation de réserve, son régime est donc uniquement jurisprudentiel. Pour définir l’étendue de ce devoir, les juges tiennent compte des fonctions exercées, des responsabilités, du rang de l’agent et des circonstances de l’affaire. La seule référence de texte est le décret du 18 mars 1986 sur la déontologie de la police, affirmant que « la liberté d’expression s’exerce dans les limites de l’obligation de réserve ». On n’est pas plus avancé…

MODALITÉS DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION

Un agent public est libre d’exprimer son opinion hors du service, notamment en collaborant à des journaux. Si l’auteur signe de son propre nom ou mentionne sa fonction dans l’établissement de santé, il doit aviser l’autorité hiérarchique. C’est une question de correction, mais l’autorité peut contester une publication qui identifierait ou critiquerait des faits survenus dans le service. Le but de la réserve attendue du fonctionnaire est la protection de l’établissement public. Il est ainsi demandé une modération dans l’expression (Conseil d’État, Salignac, 31 mars 1950), mais cette modération ne veut pas dire que le seul registre sera le conformisme de la pensée.

Le débat d’idées peut aller loin, et sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme, la jurisprudence estime que les critiques sont salutaires et qu’il est toujours très dangereux d’empêcher l’expression d’une critique, car elle risque de se développer de manière souterraine et de ressortir un jour avec une force et des effets démesurés. Ainsi, ce n’est pas l’idée qui est en cause, mais les modalités de son expression. Tout dépend de la tonalité du texte, des mots choisis, de la capacité à poser la problématique avant d’affirmer une opinion. Le juge protège l’expression de l’idée, mais moins des aspérités inutiles ou des raccourcis dangereux qui alimentent l’incompréhension.

En particulier, le fonctionnaire doit anticiper sur ce que peut être la réaction de l’usager qui, non instruit de toutes les difficultés du service, peut avoir une vision très dévalorisée du fonctionnement de l’établissement. Plus l’idée est difficile et critique, plus le fonctionnaire doit faire preuve d’intelligence dans l’expression, car heurter le public et amener le discrédit sur l’administration serait un élément permettant de dire qu’il y a eu atteinte à l’obligation de réserve. La jurisprudence tient également compte du rang de l’agent dans la hiérarchie. Un poste de direction ou de cadre supérieur suppose une prudence particulière dans l’expression, car cette parole aura plus de portée.

Il est d’ailleurs plus prudent, mais un peu plus compliqué, de publier un livre permettant de donner tous les éléments qui structurent une opinion, plutôt que des textes courts. Un texte court et incisif pourrait être admis s’il s’adresse à un public avisé, comme les membres d’une société savante ou d’un corps professionnel, et être critiqué s’il s’adresse à un public non avisé.

LIBERTÉ DE CRITIQUER

La critique est salutaire, car elle est un élément de la qualité. Mais un agent aurait beaucoup de mal à expliquer que, pour l’intérêt du service et la défense de la mission qui lui a été confiée en tant qu’agent du service public, il est obligé de faire des déclarations publiques décrivant les malheurs et les difficultés que connaît son service. Il faudrait être sûr que tout a été mis en œuvre pour se faire entendre par les structures internes avant de justifier la nécessité absolue de cette extériorisation. C’est là le domaine précis où l’obligation de réserve marque sa limite.

Une dérogation a toujours été reconnue pour l’exercice des fonctions représentatives, et en particulier de la fonction syndicale. Les responsables syndicaux peuvent publiquement prendre position et de manière très critique contre l’administration. Cette atteinte est légitimée, car elle est une condition d’exercice du droit syndical, un droit fondamental, mais elle n’est pas absolue. La sanction vient des attaques personnelles ou des critiques qui deviennent du discrédit.

OBLIGATION DE DISCRÉTION

Dans le langage courant, l’obligation de discrétion est souvent confondue avec l’obligation de réserve. Alors que l’obligation de réserve concerne des propos de type conceptuel ou général, on retient plutôt que l’obligation de discrétion vise des faits identifiés. L’obligation de réserve concernerait en quelque sorte l’expression des idées et l’obligation de discrétion celle des réalités.

Le registre est du même ordre : le fonctionnaire commet un manquement à l’obligation de discrétion lorsqu’il rend public des faits non contestables liés au fonctionnement général de l’hôpital ou lorsque, par son propos, il accrédite ce qui n’était jusque-là qu’une rumeur. L’exemple le plus net est celui de l’hospitalisation d’une personnalité. Il s’agit moins un manquement à l’obligation de “réserve” qu’un manquement à l’obligation de “discrétion”, mais la faute disciplinaire est établie dans les mêmes conditions.

LE SECRET PROFESSIONNEL

Le domaine renforcé vient avec le secret professionnel, car ici la limite est absolue. Le respect du secret s’inscrit dans le registre des confidences à partir de ce triptyque : il n’existe pas de soins sans confidence, il n’y a pas de confidence sans confiance, il n’y a pas de confiance sans secret. Les fonctionnaires sont soumis au secret professionnel, comme le rappelle explicitement le statut, mais ils le sont d’abord au regard du Code pénal et de l’article 226-14. Il s’agit-là de la seule règle professionnelle directement définie par le Code pénal, ce qui souligne son importance. Et, selon la jurisprudence, le secret couvre les secrets confiés, mais également tout ce que le soignant a vu, lu, entendu ou compris.

Le secret partagé au sein de l’équipe est limité à ce qui est strictement nécessaire à la prise en charge. Cela ne joue que pour l’équipe qui assure la prise en charge du patient et que pour les informations qui ont un intérêt réel dans cette prise en charge. La transgression d’une information relevant du secret professionnel est donc une faute disciplinaire, mais aussi une faute pénale. S’il y a transgression, la sanction doit être ferme, car il ne s’agit pas d’obligation de réserve, mais de trahison du secret.

Le secret n’est pas opposable au patient, qui, lui, peut faire état de toutes les informations concernant sa propre santé. Les professionnels, quant à eux, commettent une faute grave par la violation du secret lorsqu’ils accréditent l’information.

CONCLUSION

Le régime, au total, est parfaitement équilibré. En effet, toute idée peut s’exprimer, et aucune idée n’est interdite du fait de l’obligation de réserve. Mais tout fonctionnaire ne peut exprimer toute idée, et pas de n’importe quelle manière. Certains attendent de quitter l’administration pour publier leurs mémoires. Mais la parole de celui qui attend de quitter le service pour s’exprimer est souvent sujette à caution, car elle paraît un peu mesquine. C’est au contraire la grandeur du droit de la fonction publique que de parvenir à combiner, dès lors que l’on utilise tous les procédés légaux et son intelligence, la capacité de tout dire mais pas n’importe comment. On pourrait presque parler de l’obligation de réserve comme d’un bouquet de fleurs : le plus délicieux des cadeaux s’il est offert ou une injure s’il est jeté au visage.