Islam, laïcité… quelles possibilités ? - Objectif Soins & Management n° 196 du 01/05/2011 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 196 du 01/05/2011

 

Droit

Gilles Devers  

POLÉMIQUE → Depuis quelques temps, l’islam et les pratiques religieuses des musulmans monopolisent les gros titres en France. Une mise au point s’impose.

Il est important en premier lieu de savoir ce qu’est la liberté de religion et de connaître son rapport à la société. Depuis le Moyen Âge, l’Histoire de France est jalonnée d’histoires de religions : les conflits avec le Pape, la guerre de religions, la bataille législative enclenchée au début de la IIIe République en 1870 qui ne finit jamais, et, dans les années 1980, les grandes manifestations à propos de l’école privée. Et rien n’accrédite l’idée d’une question parfaitement réglée au début du siècle. Le débat est permanent et ce n’est qu’un nouvel épisode, avec une minorité musulmane en France (entre 4 à 5 millions) qui entend vivre sa foi dans la sérénité.

LIBERTÉ DE RELIGION

Le débat est souvent biaisé car on confond liberté de religion et laïcité. Or la seconde n’est qu’une manière de gérer la première, qui répond à un véritable universalisme. Pour définir la liberté de religion, la meilleure référence est l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme :

→ « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. »

→ « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. » Ce texte est très intéressant car il est complet, équilibré et qu’il fait consensus au sein des 47 pays du Conseil de l’Europe. Régulièrement, la Cour européenne des droits de l’homme est amenée à préciser le sens de ce texte, en tenant compte des spécificités, parfois très fortes, de tel ou tel pays. Le droit européen n’a jamais été un nivellement.

UNE RÉFÉRENCE EUROPÉENNE

La liberté de religion, c’est croire – ou ne pas croire – en ce que l’on veut. Elle s’inscrit dans le régime général de la liberté de pensée, à ceci près que, lorsqu’il s’agit d’une opinion, la personne est en mesure de justifier d’un raisonnement, alors qu’avec la religion, les points essentiels relèvent de la croyance. Ce qui amène à ce constat décisif : nul n’a le droit de qualifier les croyances d’autrui, qui relèvent de la conviction intime.

Mais cette liberté intime n’existe que parce qu’elle peut s’extérioriser, c’est-à-dire se manifester par des rites ou des pratiques publiques. Il n’y aurait aucune liberté réelle si l’expression des opinions ou des croyances était sanctionnée. Voilà qui remet en cause sans nul doute cette formule, maintes fois entendue, qui oppose la sphère privée et la sphère publique. La religion, du registre de la pensée privée, n’est respectée que si elle peut se manifester librement, et les limites résultent des nécessités du respect de l’ordre public. Cette définition européenne de la liberté de religion est en concordance avec ce qu’a toujours jugé le Conseil d’État, notamment quand des associations demandent à bénéficier du statut de la loi de 1905. La foi est une croyance partagée qui inclut une réflexion sur la transcendance, et cette réflexion, par le simple fait qu’elle existe, doit être protégée par la loi.

LA LAÏCITÉ

La laïcité est le mode adopté par plusieurs pays – au premier rang desquels la France et la Turquie – pour gérer cette liberté de religion. D’autres modèles existent en Europe, avec les religions d’État, les cultes reconnus, les systèmes fonctionnarisés, chaque État trouvant les adaptations nécessaires pour respecter le socle qu’est la liberté de religion. En Grande-Bretagne, la Reine est le chef de l’église anglicane, mais la liberté de religion est parfaitement respectée. Dans les pays scandinaves, les ecclésiastiques sont des fonctionnaires, mais aucun groupe religieux ne se plaint pour autant d’immixtions de l’État. La laïcité est donc un régime parmi les autres.

La laïcité est identifiée à la loi de 1905, ce qui est réducteur. Les principes de séparation apparaissent dès 1880 par nombre de lois qui ont dissocié le temporel du spirituel. De plus, la loi de 1905 est une grande étape mais elle a été modifiée une quinzaine de fois, et le texte actuel est bien différent du texte d’origine.

On évoque souvent l’article 2 de la loi : « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte ». Or l’essentiel est l’article1 qui définit la laïcité : « La République assure la liberté de conscience, elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public. » De fait, la séparation est très relative. Par exemple, les églises catholiques sont généralement restées des bâtiments publics à la charge des mairies.

Selon l’analyse générale faite par le Conseil d’État dans son rapport public pour l’année 2004, la laïcité se décline en trois principes : la neutralité de l’État, la liberté religieuse et le respect du pluralisme : « La laïcité en droit public français est inséparable de la liberté de conscience et de religion et de la liberté pour toute personne d’exprimer sa religion ou ses convictions. » Ainsi, la laïcité n’est ni l’ignorance des religions, ni la simple tolérance. L’État doit garantir le libre exercice des cultes et en particulier pour les minorités.

L’ISLAM ET LA LOI DE 1905

C’est ici le plus grand des paradoxes. Il existe en France une représentation de l’islam avec le Conseil français du culte musulman, de grandes institutions religieuses et des associations puissantes. Mais aucune n’a jamais demandé une modification de la loi de 1905, car cette loi, interprétée par le droit européen, convient très bien aux musulmans. Or en permanence un procès inversé est intenté sur le thème « nous résisterons et, foi de républicain, nous ne modifierons pas la loi de 1905 malgré les nombreuses demandes ». Du grand n’importe quoi… Les musulmans ne demandent pas la modification de la loi, mais son application sans discrimination. Toute la loi et rien que la loi.

Confrontés aux différends de la vie quotidienne – construire une mosquée, faire respecter leurs droits au travail ou à l’école – des musulmans sont parfois amenés à agir en justice, mais ils n’invoquent pas la loi divine ! Leurs actions sont fondées sur tout ce qui fait le droit de la liberté de religion, loi et jurisprudence. Cette donnée se retrouve pour la pratique des soins à l’hôpital, en distinguant le personnel et les usagers.

LES AGENTS PUBLICS ET LA NEUTRALITÉ

Les agents publics sont tenus à un strict devoir de neutralité, conséquence de la conception française de la laïcité. De tradition, il existait une certaine tolérance, fruit de l’histoire des hôpitaux, très liée aux religions. Nombre d’établissements ont un nom d’origine religieuse et disposent d’un patrimoine religieux, parfois remarquable. Les sœurs catholiques ont été très présentes dans les services de soins des établissements publics, et la République n’était pas en péril…

Ceci étant, le Conseil d’État adopte, depuis son avis Marteaux rendu le 3 mai 2000 (n° 217017), une conception désormais très stricte de la neutralité, qui doit être générale et absolue. Toute marque religieuse dans la tenue ou le comportement est une faute disciplinaire. Doivent disparaître les croix discrètes, les kippas qui étaient si bien tolérées, et les sapins de Noël… et ce, même si l’hôpital s’appelle l’Hôtel-Dieu !

Dans les établissements privés, la situation est différente car on n’y joue pas le principe de neutralité. L’employeur est en mesure de fixer des limites, mais elles ne peuvent être aussi générales que dans le service public. Il faut prendre en compte les contraintes qui relèvent de l’hygiène, et on peut par ailleurs parfaitement admettre des règles spécifiques pour tenir compte d’une grande fonction d’accueil. Mais la référence est l’approche proportionnée de l’article L. 1121-1 du Code du travail : « L’employeur peut apporter des restrictions aux droits et libertés individuelles d’un salarié à condition que ces restrictions soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché ».

USAGERS ET “ACCOMMODEMENTS RAISONNABLES”

Les usagers, eux, ne sont pas tenus par le devoir de neutralité. Le principe est le respect de leurs croyances et les limites sont posées au cas par cas, proportionnées aux contraintes de services, dans le cadre de ce que nos amis québécois appellent “les accommodements raisonnables”. Fixer des limites à l’exercice des libertés n’a jamais été un problème. La vie en société place les libertés en conflits, et le droit cherche à régler ces conflits de manière équilibrée. Au sein d’un établissement, la diabolisation des religions, et de l’islam en particulier, est parfaitement idiote. Force est de constater les excès anti-religions, sont souvent le fait de grands prêtres autoproclamés de la laïcité qui souffrent surtout d’inculture… Non, la religion fait partie de notre environnement, et il n’est pas anormal qu’elle soit dérangeante car elle impose le respect de la pensée intime. Il s’agit juste de trouver l’équilibre entre les libertés individuelles et les nécessités de service, en tenant compte du but thérapeutique et des contraintes de la vie en groupe.

À L’HÔPITAL

La loi de 1905 a d’ailleurs prévu la présence des religions dans les hôpitaux sous la forme des aumôneries, sur budget public. La religion musulmane en France est essentiellement sunnite et ne connaît donc pas de clergé. Aussi, des contacts doivent être pris avec les gestionnaires des mosquées ou du Conseil régional du culte musulman pour permettre aux patients musulmans de bénéficier des services d’un aumônier.

S’agissant de la pratique de la foi, elle doit être respectée, à égalité pour toutes les religions. L’hôpital ne peut certes renoncer à sa vocation thérapeutique, ni se créer des règles de fonctionnement invalidantes, mais il doit faire un effort réel pour accueillir cette diversité religieuse. Pour référence, on peut citer tout ce qui est fait à propos des témoins de Jéhovah qui refusent les transfusions. Les volontés du malade s’imposent et compliquent la prise en charge. Le médecin ne peut intervenir que si la vie est en péril et en l’absence de toute alternative thérapeutique (Conseil d’État, 16 août 2002).

Ainsi, une attitude prévenante doit permettre aux fidèles de pratiquer la prière et, dans la mesure du possible, doit exister une salle réservée à cet effet, dont l’usage peut être partagé entre diverses religions. Il en est de même de la prise en compte des règles alimentaires à respecter. Quand le patient est en fin de vie, un travail doit être effectué pour respecter au mieux, dans cette phase cruciale, ce que peuvent être ses convictions. L’hôpital fera les mêmes efforts que la collectivité fait pour les rites funéraires, qu’il s’agisse de la toilette mortuaire ou du positionnement des tombes. Là encore, ce sont ces fameux “accommodements raisonnables” qui permettent d’aller le plus loin possible dans le respect, sans remettre en cause les règles sociales.

LE CHOIX DU MÉDECIN

Ce serait donc la grande interrogation : la volonté de femmes de n’être soignées que par des femmes, ou plutôt la volonté d’hommes imposant que leurs femmes ne soient pas soignées par un homme ? Pourquoi invoquer ici la religion ? Toutes les instances musulmanes confirment qu’il n’y a là rien de religieux. Il s’agit d’un usage social, ou d’une forme de réserve, mais on ne peut pas placer toute demande sous la protection de la liberté de religion. Selon les critères évoqués, il faut qu’il existe un lien suffisamment fort entre ces croyances et la transcendance. Aussi, il faut gérer la question avec tact, mais ne mêlons pas la religion à tout !

Le Code de la santé publique comme le Code de déontologie médicale prescrivent le libre choix par le malade de son thérapeute. Ce principe fait l’objet d’aménagements mais il reste fondateur de l’exercice des professions de santé. De tout temps, il est arrivé aux urgences qu’une femme demande à être soignée par une femme ou un homme par un homme, et de tout temps cette demande a été gérée au mieux. En pratique, la personne attend qu’un médecin puisse se libérer et tout se passe tranquillement. En revanche, lorsqu’il y a urgence, on ne peut pas demander l’arrêt des soins en cours ou la déstructuration de l’équipe pour libérer un médecin femme ou homme selon les choix. Le service public répond au mieux mais ne peut pas inverser son mode de fonctionnement.

Quant à l’existence de pressions ou de menaces, la réponse relève de la discipline. Le directeur d’hôpital est à même de prononcer la sortie disciplinaire d’un patient ou des accompagnants, dès lors qu’il y a des actes agressifs vis-à-vis du personnel, et ces mesures d’ordre doivent être prises suffisamment en avant pour que le personnel n’ait pas le sentiment de gérer la pression des événements. Et s’il faut porter plainte, ne vous privez pas !

La Cour administrative de Lyon a eu à connaître des séquelles graves dont a été victime un enfant car le père s’était opposé à l’intervention de médecins hommes qui devaient pratiquer des soins urgents au moment de l’accouchement. Le procès a eu lieu et le père a été reconnu responsable.

CONCLUSION

Aussi, il existe de temps à autres des situations difficiles, et les équipes acceptent mal de gérer des questions qui relèvent peu de la médecine. Certes, mais les droits des patients passent par le respect des croyances religieuses. En revanche, il est certain que le droit donne tous les moyens d’agir sans avoir besoin de modifier la loi ou de se faire peur en inventant une grande crise de société…