Des professionnels en exercice illégal - Objectif Soins & Management n° 195 du 01/04/2011 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 195 du 01/04/2011

 

Droit

Gilles Devers  

COTISATION → La loi créant l’Ordre national des infirmiers date de décembre 2006. En mars 2011, l’Ordre n’a toujours pas pris son envol, naviguant à vue au milieu des incertitudes. Parmi elles, la question de l’inscription au tableau de l’Ordre. Là, le bilan est clair : c’est une catastrophe juridique.

COTISATION ET INSCRIPTION AU TABLEAU : NE PAS CONFONDRE

C’est la discussion à la mode, « Tu cotises ou tu ne cotises pas », qui se poursuit par un autre débat sur le montant de la cotisation, 75 € ou 30 €, comme cela avait été évoqué ? Il est certain que 75 € quand 500 000 personnes cotisent, c’est un bon rapport, mais comme moins de 10 % cotisent, mieux vaut une cotation plus réduite et payée par un plus grand nombre.

Un communiqué de la présidente de l’Ordre fait part de la sérénité des débats avec la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale. Quelques jours plus tard, on lit une lettre cosignée par 21 des 52 membres du Conseil national contestant la gouvernance de l’Ordre et les options qui ont été retenues. ça tangue…

Le débat porte sur l’argent, car payer une cotisation pour pouvoir travailler n’est pas rien dans une profession qui n’a jamais eu cette habitude. Par ailleurs, circulent des informations inquiétantes sur le déficit fonctionnel, autour d’une dizaine de millions d’euros, et les informations données sont trop partielles pour rassurer. Le débat fait rage, oui, mais pourtant, si l’on veut bien hiérarchiser les problématiques, la priorité n’est pas la cotisation, mais l’inscription au tableau de l’Ordre. La cotisation est obligatoire, certes, mais c’est là une conséquence de l’inscription. La différence est grande entre l’infirmier inscrit au tableau qui ne paie pas la cotisation, et l’infirmier qui n’est pas inscrit. Le premier s’expose à un recours civil pour obtenir l’encaissement de la cotisation, alors que le second s’expose à un recours pénal pour exercice illégal.

On voit l’ampleur du problème réel, dès lors que la quasi-totalité des infirmiers sont en situation d’exercice illégal. Cela concerne d’abord la masse, près de 90 % qui n’ont jamais pris la moindre initiative, mais aussi ceux qui ont adressé une demande succincte et adressé le règlement, recevant en retour, un “numéro de caducée”, démarche qui n’a aucune valeur juridique. Pour comprendre, il faut repartir des bases.

L’INSCRIPTION EST UNE CONDITION D’EXERCICE

Avec la création d’un Ordre professionnel, être titulaire du diplôme ne suffit plus pour exercer la profession. Il faut en plus être inscrit au tableau. L’absence de cette inscription, alors même que l’infirmier dispose du diplôme et d’un employeur, interdit la pratique des actes professionnels.

C’est la situation juridique que connaissent toutes les professions organisées en Ordre, et qui ne souffre aucune discussion. Lorsqu’un avocat a fini ses études, qu’il est titulaire du diplôme d’aptitude à la profession, qu’il a trouvé un cabinet où il va pouvoir commencer à exercer, il doit préalablement obtenir son inscription au tableau de l’Ordre. Sans cet acte, il ne trouverait aucun avocat pour l’engager comme collaborateur, car celui-ci se placerait en infraction en permettant un exercice illégal.

Aussi, dès lors qu’un ordre professionnel a été créé par la loi, que les décrets d’application ont été publiés et que les élections ont eu lieu, il est impossible d’exercer sans être inscrit au tableau de l’Ordre. L’infirmière qui, la veille, exerçait en toute légalité doit, du jour au lendemain et parce que l’Ordre existe, solliciter son inscription et s’abstenir de tout acte tant que l’Ordre n’a pas statué.

CONSEIL NATIONAL ET CONSEIL DÉPARTEMENTAL : NE PAS CONFONDRE

Il faut être précis : cette inscription ne relève d’ailleurs pas de l’Ordre. On voit beaucoup de communications sur le thème “l’Ordre national infirmier”. Mais, juridiquement, l’Ordre n’existe pas en tant que tel. Seuls existent les “conseils”, qui ont tous personnalité morale. Le conseil départemental a une fonction administrative, le conseil régional une fonction disciplinaire et le Conseil national regroupe les conseils départementaux.

Un infirmier a des relations avec le conseil départemental de son lieu d’exercice. Il doit solliciter auprès de lui son inscription. Celui-ci statue par une délibération, et l’infirmier acquiert alors le droit d’exercer. Il reçoit ensuite la demande de paiement de la cotisation, et règle cette somme au conseil départemental. Celui-ci reverse alors une quote-part au Conseil national et au conseil régional.

Ainsi, l’acte initial est l’inscription au tableau. Et qui dit inscription ne dit pas adhésion. On entend parler d’adhésion à l’Ordre, mais c’est une erreur de langage. On adhère à une association ou à un syndicat, mais pas à l’Ordre, structure légale et obligatoire.

LA PROCÉDURE D’INSCRIPTION

Cette inscription n’est pas un droit. Le conseil départemental dispose d’une marge d’appréciation définie par la loi, qu’il doit assumer.

Une infirmière titulaire du diplôme et qui dispose d’une perspective d’emploi doit solliciter son inscription auprès du conseil départemental du lieu d’exercice. Elle doit pour cela remplir un dossier. Ce dossier sera attribué à l’un des conseillers ordinaux chargé de rencontrer l’infirmière et de faire un rapport. En effet, l’inscription est une formalité très importante, car elle garantit vis-à-vis des tiers les capacités techniques et humaines pour exercer la profession. Le conseil départemental, organe administratif autonome, prend des décisions qui l’engagent vis-à-vis des tiers, et notamment des patients.

L’inscription à l’Ordre suppose, outre le respect des aspects formels de titularité du diplôme et de nationalité, des éléments plus subjectifs, liés à la probité et la moralité, comme l’indique la loi. Ici apparaît la question des inscriptions au casier judiciaire ou d’autres éléments liés à la personnalité. Se pose également la question de santé, car le conseil départemental commettrait une faute en admettant au tableau une personne dont l’état de santé rend l’exercice de la profession dangereux. On peut penser à des cas graves d’addiction à l’alcool, de toxicomanie ou à des phases de troubles psychiques aigus.

Cet examen de la personnalité est la mission du conseiller rapporteur. Ce rapport est ensuite présenté à une séance du conseil départemental, suivi d’un vote. Dans l’immense majorité des cas, la décision est positive, mais il peut y avoir des décisions de rejet. La délibération est notifiée à l’intéressé, mais aussi à un certain nombre d’autorités administratives, sanitaires et judiciaires, qui ont la possibilité d’exercer un recours en annulation.

À partir de la date d’inscription au tableau, l’infirmier peut alors pratiquer les actes.

Dans les temps qui suivent, il recevra toute la correspondance de l’Ordre, et notamment l’appel au paiement de la cotisation. Cette cotisation est réclamée par le trésorier du Conseil départemental. Le non-paiement de la cotisation ne vaut pas retrait du tableau. Ce non-paiement de la cotisation crée une créance civile. Si l’infirmier ne répond pas aux appels de cotisation, l’Ordre doit engager une procédure en paiement devant le tribunal d’instance.

Le non-paiement de la cotisation peut également être considéré sous l’angle disciplinaire. Mais il faut alors que le conseil départemental décide de transmettre une plainte disciplinaire au conseil régional. Formellement, tout est simple, mais, en pratique, il est lourd d’envisager une procédure disciplinaire contre un infirmier qui est dans une situation administrative régulière, dès qu’il dispose de son inscription au tableau, pour ce seul motif.

L’ILLÉGALITÉ DU SYSTÈME “GUICHET”

C’est dire que le système de guichet qui avait été mis en place dans un premier temps par le Conseil national était parfaitement illégal. L’infirmière adressait un imprimé accompagné d’un chèque à un organisme idoine, et le lendemain elle recevait un accusé de réception avec un numéro de caducée. Cela constitue tout au plus une sorte de préfinancement de l’Ordre, mais ne peut en aucune manière remplacer la délibération du conseil départemental.

Nombre d’infirmières estiment que, parce qu’elles ont rempli le dossier, joint le chèque et reçu un numéro de caducée, elles sont inscrites à l’Ordre. Ces infirmières sont dans une situation toute aussi irrégulière que celles qui n’ont fait aucune démarche, et elles peuvent demander le remboursement des sommes encaissées sans aucun fondement juridique.

À ce stade, se pose cette question : combien d’infirmiers et d’infirmières en France disposent d’une délibération du conseil départemental de leur lieu d’exercice, régulière en la forme ?

Cela doit constituer une minorité. Depuis quelques temps, le site du Conseil national a modifié la procédure et indique que “l’adhésion” relève du conseil départemental. Mais la grosse vague des cotisations a été perçue dans la première phase, avec le système “guichet” lorsque l’on s’adressait à l’organisme idoine avec le chèque joint.

EXERCICE ILLÉGAL

Les infirmiers et infirmières qui exercent sans disposer d’une délibération du conseil départemental les autorisant à exercer, donc quasiment la totalité, sont en situation d’exercice illégal. Or l’exercice illégal est un délit correctionnel prévu par le Code de la santé publique et qui joue comme un automatisme.

La seule question qui est posée au juge est : y a-t-il une pratique habituelle des actes infirmiers sans inscription au tableau ? Il s’agit de l’exemple même de l’infraction formelle. Le tribunal constate la réalisation des actes sans inscription au tableau et reconnaît la culpabilité. Cela signifie que l’immense majorité des 500 000 infirmiers est en situation d’exercice illégal. C’est seulement parce qu’il y a une infinie bienveillance du Parquet que les plaintes n’ont pas été déposées, mais, sur le plan de la qualification juridique, cela ne fait aucun doute. Face à des professionnels de santé qui, et à juste titre, sont toujours inquiets sur le risque pénal auquel ils s’exposent, cet aveuglement devant l’évidence d’une situation infractionnelle est sidérant.

Cette situation d’exercice illégal emporte d’autres conséquences.

COMPLICITÉ D’EXERCICE ILLÉGAL

Les employeurs, c’est-à-dire les dirigeants des hôpitaux publics et privés, sont en situation pénale, eux aussi, de complicité d’exercice illégal de la profession. La loi s’appliquant à tous, les directeurs des établissements de santé doivent vérifier la régularité des professionnels vis-à-vis de la loi, et donc de l’inscription à l’Ordre. Cela joue pour les embauches, et aussi pour tout le personnel à l’effectif sans aucune dérogation possible. La seule dérogation concerne les professionnels du service de santé des armées. Mais il est bien évident que tous les cadres de santé exercent en fonction d’un diplôme et que, lorsque ce diplôme est celui d’infirmier, ils sont tenus de s’inscrire au tableau.

Ainsi, les directeurs d’établissements savent pertinemment que l’ensemble de leur personnel est dans une situation infractionnelle d’exercice illégal. Ils permettent la commission de l’infraction et relèvent eux aussi du tribunal correctionnel.

PAS D’ASSURANCE POUR L’EXERCICE ILLÉGAL

Mais il faut poursuivre. Selon le Code de la santé publique, les établissements de santé et les professionnels libéraux doivent tous être assurés. Or, si l’assurance prend en compte un certain nombre de risques, les assureurs ne peuvent légalement apporter leurs garanties à des situations qui sont constitutives d’une infraction.

Regardez ce qui se passe pour un médecin qui, dans une situation régulière d’exercice, commet une infraction en blessant un patient par maladresse. Il répond seul de l’aspect pénal, car il n’y a aucune garantie d’assurance pour le pénal. En revanche, les conséquences civiles restent à la charge de l’assureur de l’établissement, ou son propre assureur s’il exerce en libéral.

De telle sorte que les 500 000 infirmiers sont non seulement en situation d’infraction d’exercice illégal, mais ils sont en plus hors couverture des assurances.

CONCLUSION

Il y a eu de toutes parts beaucoup de bienveillance pour permettre la mise en place de la loi créant l’Ordre infirmier : cinq ans ! Aujourd’hui, force est de constater que l’on est dans l’impasse. C’est la faillite du système. La création de l’Ordre est devenue un obstacle à la pratique professionnelle car, d’une part, la profession refuse massivement la structure et, d’autre part, la structure ordinale est incapable de faire face à son premier devoir, gérer les inscriptions au tableau.

Le gouvernement dispose de toutes ces in­formations et il doit désormais trancher. L’urgence est une suspension de la loi car il est inadmissible de laisser des professionnels de bonne volonté dans cette situation d’exercice illégal. Il est impensable que, tous les jours, 500 000 personnes viennent travailler en commettant une infraction et en sachant seulement qu’elles bénéficient d’une sorte de bienveillance car leur travail est excellent et que ni le pro­cureur, ni les assureurs ne veulent faire application de la loi.