Quand les infirmières entrent en politique - Objectif Soins & Management n° 187 du 01/06/2010 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 187 du 01/06/2010

 

Ressources humaines

Mathieu Hautemulle  

ENQUÊTE → Écoute, empathie, proximité, humanité… Infirmières et cadres de santé poursuivent, dans leur pratique professionnelle, des idéaux utiles en politique. Leur regard expert peut également profiter aux politiques de santé. Pourtant, ces praticiennes sont relativement peu présentes dans l’arène publique. Une sous-représentation dommageable pour la société.

Plusieurs dispositifs visent à faciliter l’entrée des travailleurs en politique. Fonctionnaires hospitaliers et salariés peuvent ainsi s’absenter pendant dix ou vingt jours selon les campagnes électorales, par imputation sur les droits à congés annuels ou par report des heures de travail(1). Certains prennent des jours de RTT. S’ils sont élus, ils sont autorisés à se rendre aux réunions de leur conseil municipal, général ou régional. Des crédits d’heures (non rémunérées) peuvent aussi être accordés en général. Pour se consacrer totalement à certaines fonctions, les salariés peuvent demander une suspension de leur contrat de travail, et les fonctionnaires une disponibilité ou, comme Laurent Cathala lors de sa première élection à l’Assemblée nationale, un détachement(2) – cet ancien infirmier (et durant “quelques mois” cadre supérieur), aujourd’hui député-maire PS de Créteil, a aussi été secrétaire d’État(3).

Mais ces dispositifs ne suffisent pas pour favoriser l’engagement des soignants en politique. L’Assemblée nationale compte deux infirmières (soit 0,35 % des députés), le Sénat un seul. Une autre est vice-présidente du Parlement européen. Une sous-représentation en comparaison du nombre d’infirmières dans la population et des effectifs d’autres professionnels de santé parmi les élus : l’Assemblée comptabilise une cinquantaine de médecins, chirurgiens ou dentistes… ou encore 113 cadres et ingénieurs – dans les statistiques de l’Assemblée, Laurent Cathala est, lui, classé parmi les fonctionnaires.

« PAYS INVISIBLE »

Isabelle Durant, infirmière, membre du parti belge écolo et vice-présidente du Parlement européen, remarque que « d’autres catégories socio-professionnelles » partagent ce déficit. Les chercheurs Olivier Costa et Éric Kerrouche le confirment. Ils décrivent un « pays invisible » à l’Assemblée. « Les carrières parlementaires, expliquent-ils, sont favorisées par les emplois qui combinent flexibilité dans le temps, périodes de vacances importantes, possibilités d’interruptions, indépendance professionnelle, sécurité financière, réseaux publics, statut social… »(4) Pour une infirmière ou une cadre, le temps manque pour s’engager en politique ; quitter pour cela son travail et ses collègues, surtout en cas de non-remplacement, n’est pas aisé…

Autre constat : les femmes, plus souvent confrontées à des charges familiales, sont moins nombreuses en politique. Or le métier d’infirmière est justement très féminisé… Et celles qui l’exercent ont longtemps pâti d’une image d’exécutantes. Ce manque de reconnaissance comme la formation trop axée sur la technique, dénoncée par certains, n’inciterait pas à prendre la parole dans la vie publique.

D’ailleurs, certaines infirmières qui se lancent dans l’arène publique ne sont pas (ou plus) des praticiennes comme les autres. Lors de sa première campagne législative, Claude Greff, députée UMP, formait de futures aides-soignantes et étudiantes infirmières, après avoir été infirmière en milieux hospitalier puis scolaire.

Autre députée UMP et ancienne infirmière, Isabelle Vasseur. En 1999, elle attend une mutation. En vain. Elle décide alors de prendre une année sabbatique. Devenue « complètement disponible », elle multipliera ensuite les mandats. Élue PS dans la Manche, Christine Le Coz, elle, dit avoir « la chance » d’être cadre supérieur de santé, avec un planning assez flexible : « Si j’étais infirmière, je ne suis pas sûre que je pourrais assumer la même chose » au niveau politique. Son engagement constitue par ailleurs « une décision prise en famille. Mes enfants sont grands et mon mari m’a toujours soutenue ».

L’entrée en politique constitue fréquemment la continuité d’autres engagements, en particulier au sein d’un parti, d’un syndicat ou d’une association. Investissements associatif et politique répondent d’une même logique : « donner du temps pour les autres », selon Isabelle Vasseur, ancienne présidente d’une organisation humanitaire à laquelle adhérait également… un de ses médecins chefs de service. Des infirmières ont également fait leurs premières armes à l’hôpital, en Commission technique d’établissement ou à l’Amicale…

TRAVAIL EN ÉQUIPE

Les infirmières doivent, dans leur métier, faire preuve de qualités utiles en politique : l’écoute, l’empathie, la proximité, l’humanité, la disponibilité… « Saisir la complexité de l’homme (…) m’aide à comprendre des situations politiques compliquées », dit la socialiste Paulette Guinchard-Kunstler, alors secrétaire d’État, ancienne infirmière en psychiatrie(5). Une infirmière est aussi susceptible de vivre d’éprouvantes expériences ou de participer à des négociations. Ce qui peut s’avérer utile dans le monde parfois cruel de la politique.

De même, le rythme de travail hospitalier peut préparer à affronter le planning d’un élu. Et la gestion d’une équipe par une cadre de santé pourrait s’apparenter, par certains aspects, au travail politique, qui s’appuie sur un staff de campagne, un parti, des collaborateurs… Toutefois, un candidat, à la différence d’une cadre, ne doit justement pas “tout faire”, ni “gérer”, estime une soignante. Et il n’appartient pas réellement à l’élu de “gérer” – une tâche dévolue aux services administratifs – mais de « fixer des objectifs politiques et de travailler avec les services », précise Marie-Odile Sasso, élue locale socialiste à Saint-Étienne, ancienne technicienne de laboratoire et cadre de santé (sans avoir exercé), qui défilait en 1988 pour la CFDT aux côtés d’infirmières.

Dernier avantage dont jouissent les soignantes investies en politique : se présenter comme infirmières peut leur permettre de faire appel à cette catégorie professionnelle et de se distinguer des “pros de la politique”, soupçonnés d’être éloignés du terrain.

Le terrain, Christine Le Coz y reste connectée : conseillère municipale et générale, elle continue d’exercer en service d’hospitalisation à domicile, à Saint-Lô. Elle se félicite de pouvoir faire part des difficultés sociales au conseil général, justement compétent dans ce domaine. Les élues de formation infirmière sont aussi susceptibles d’apporter une expertise ou un regard sur tout le domaine sanitaire et médical, ses contraintes, ses problématiques, ses modes d’organisation. Et sur leur propre métier. Une présence à l’Assemblée leur permet donc, entre autres, de se tenir informées des réflexions touchant aux pratiques paramédicales et d’accroître leur influence – même si un élu n’est pas censé défendre sa corporation mais l’intérêt général… Pour autant, les soignantes élues ne planchent pas que sur la santé : les sujets sont variés et incluent une bonne dose de juridique ou de technique. « Il ne faut pas se demander si on est capable de le faire au niveau des compétences, conseille Isabelle Vasseur. Mais voir si on en a envie ou pas. »

« ADRÉNALINE »

Avec cette “envie”, la “passion”, “l’adrénaline”, tout devient possible. Bien que l’activité politique ne dispose pas de véritable statut, la loi ouvre des possibilités de formation aux élus locaux (dix-huit heures par mandat). Les compétences s’acquièrent aussi par les rencontres, les déplacements sur le terrain, le recours à l’administration… Ce qui peut être utile par exemple pour savoir “à quelle porte frapper” pour un problème rencontré par un patient. Les infirmières apprennent aussi à s’adresser aux médias et, selon les situations et les interlocuteurs, à “changer de casquette” (politique, syndicale, professionnelle…) et de discours. Ne pas mélanger les genres est ardu mais capital : une cadre, dans son exercice, applique une politique… même si elle peut la critiquer en tant que militante.

Mais convictions politiques et pratique professionnelle peuvent se rejoindre. L’infirmière est « là pour porter la parole du patient, y compris vis-à-vis du médecin. Être dans le soin, c’est déjà un engagement politique », confie Laurence de Bouard, cadre de santé à l’hôpital de Carhaix, candidate du Nouveau parti anticapitaliste aux dernières élections régionale et européenne. Plusieurs soignantes lient le corps des patients et le corps social : entrer en politique consiste à prendre soin de l’humanité et de l’intérêt général d’une autre façon. Pour certaines, c’est aussi un moyen de « changer » ou de « faire avancer les choses », de voir si leurs idées « marchent sur le terrain » et améliorent la situation. Un motif invoqué par quelques-unes pour justifier leur souhait d’entrer en politique… comme de devenir cadres de santé. Bref, d’exercer une fonction qui influence le réel.

NOTES

(1) Les fonctionnaires en vertu de la circulaire 98-152 du 6 mars 1998 et les salariés grâce à l’article L. 3142-56 du Code du travail.

(2) Sur les campagnes électorales ou les fonctions électives (et, entre autres, le détachement ou l’autorisation d’absences), consulter le Statut de l’élu local sur www.amf.asso.fr et le site www.fonction-publique.gouv.fr.

(3) Laurent Cathala a été élu pour la première fois (comme conseiller général) huit jours après son entrée à l’école des cadres hospitaliers…

(4) Qui sont les députés français ? Enquête sur des élites inconnues, Presses de Sciences Po, 2007.

(5) L’infirmière magazine, décembre 2004.