L'infirmière n° 056 du 01/05/2025

 

PHARMACOLOGIE

ACCIDENTS IATROGÈNES

Maïtena Teknetzian  

docteure en pharmacie, diplômée en gérontologie et pharmacie clinique, enseignante en institut de formation en soins infirmiers

Certaines altérations pharmacocinétiques et pharmacodynamiques liées à l’âge modifient la réponse aux médicaments chez le sujet âgé et expliquent sa prédisposition aux accidents iatrogènes. Ceux-ci sont en partie évitables, car résultant d’un mésusage des médicaments. Explications.

Quelles sont les modifications pharmacocinétiques liées à l’âge ?

Le vieillissement peut avoir des répercussions sur les paramètres pharmacocinétiques des médicaments, avec un risque accru de surdosage et de toxicité.

ABSORPTION

La vitesse de vidange gastrique et la motilité intestinale diminuent avec l’âge, ce qui retarde l’absorption des médicaments. Le ph gastrique augmente, ce qui peut entraîner une libération plus précoce des principes actifs contenus dans les formes galéniques gastrorésistantes et majorer la toxicité digestive de certains médicaments, comme celle des anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS), notamment.

DISTRIBUTION

Hypoalbuminémie

Chez le sujet âgé, le taux d’albumine plasmatique est diminué par rapport à celui de l’adulte jeune. Les médicaments à forte affinité pour l’albumine - tels que les antivitamines K (AVK), les sulfamides hypoglycémiants, les hormones thyroïdiennes, les AINS par exemple - circulent davantage dans le sang sous forme libre (non liée à l’albumine), avec un risque accru de surdosage (la forme libre étant la forme active, car diffusable et donc susceptible de quitter le sang pour gagner l’organe visé par la thérapeutique).

Modification des volumes de distribution

Les volumes de distribution des médicaments sont modifiés avec le vieillissement. En effet, chez une personne âgée, il y a une diminution de la masse maigre (musculaire) au profit de la masse grasse. Le volume de distribution des médicaments liposolubles (comme les benzodiazépines ou les AVK entre autres) se trouve ainsi augmenté et leur demi-vie s’allonge (la demi-vie étant proportionnelle au volume de distribution).

Le volume de distribution des médicaments hydrosolubles est en revanche diminué du fait d’une baisse d’environ 15 % du volume d’eau corporelle consécutive aux troubles d’hydratation fréquemment rencontrés chez le sujet âgé. Ceci modifie les concentrations plasmatiques des médicaments avec une potentielle majoration de leur toxicité.

MÉTABOLISME

Du fait d’une diminution de la perfusion hépatique et de l’activité des cytochromes P450 (enzymes catalysant les réactions d’oxydation, qui constituent la première étape du métabolisme des médicaments), la capacité à métaboliser les médicaments et la clairance hépatique diminuent chez la personne âgée. Cela augmente la biodisponibilité des médicaments fortement soumis à effet de premier passage hépatique et les concentrations plasmatiques des médicaments métabolisés par le foie (comme les AVK).

ÉLIMINATION

Le vieillissement s’accompagne d’une diminution de la perfusion rénale ainsi que d’une réduction du nombre de néphrons fonctionnels, ce qui provoque une diminution du débit de filtration glomérulaire.

La diminution de la clairance rénale a pour conséquence un allongement de la demi-vie des médicaments (car la demi-vie est inversement proportionnelle à la clairance) avec un risque d’accumulation des médicaments, en particulier de ceux à élimination rénale majoritaire (comme le paracétamol, la morphine, les antagonistes des récepteurs à l’angiotensine II ou ARA II, le dabigatran, la digoxine, les héparines de bas poids moléculaire, les inhibiteurs de l’enzyme de conversion ou IEC, le lithium, la metformine, le méthotrexate, etc.).

Et les modifications pharmacodynamiques ?

Chez la personne âgée, les altérations des systèmes de régulation et les fragilités tissulaires modifient la réponse à certains médicaments et augmentent le risque d’effets indésirables.

ALTÉRATION DE LA BARRIÈRE HÉMATOENCÉPHALIQUE

La barrière hématoencéphalique est plus perméable chez la personne âgée, ce qui majore le risque d’effets indésirables centraux des médicaments psychotropes (en particulier benzodiazépines et neuroleptiques), mais aussi de ceux visant une cible périphérique comme les anticholinergiques urinaires utilisés dans l’incontinence (toltérodine ou oxybutynine par exemple) ou à visée antirhume (phéniramine, chlorphéniramine), les antiémétiques antagonistes dopaminergiques (métoclopramide, métopimazine) ou les β-bloquants.

ALTÉRATION DU SYSTÈME DE THERMORÉGULATION

L’altération du système de régulation de la température corporelle rend la personne âgée plus vulnérable au syndrome d’épuisement déshydratation, en particulier en cas de traitement par diurétiques, IEC, ARA II ou AINS. Ceci est renforcé par les troubles de l’hydratation fréquents dans la population gériatrique du fait de la diminution de la sensation de soif.

ALTÉRATION DES BARORÉCEPTEURS

Les barorécepteurs (capteurs aortiques et carotidiens détectant les variations de pression lors des changements brutaux de position et provoquant une stimulation sympathique qui permet de rééquilibrer les pressions par vasoconstriction) sont altérés. Cela prédispose la personne âgée à l’hypotension orthostatique, notamment lorsqu’elle est traitée par antiparkinsoniens, médicaments adrénolytiques (à l’instar des antidépresseurs tricycliques et des neuroleptiques), alpha-bloquants urinaires (comme l’alfuzosine et la tamsulosine utilisées dans le traitement de l’adénome de la prostate), dérivés nitrés, mais surtout par médicaments antihypertenseurs. Ces derniers représentent la première cause iatrogène d’hypotension orthostatique dans la population âgée.

ALTÉRATION DES SYSTÈMES DE RÉGULATION GLYCÉMIQUE

Du fait du vieillissement du système nerveux autonome, on observe une diminution de la sensibilité des récepteurs aux catécholamines (avec une réduction des réponses sympathiques permettant de corriger une hypoglycémie) et une diminution de sécrétion de glucagon. Les personnes âgées sont donc particulièrement sensibles aux épisodes d’hypoglycémie.

Par ailleurs, les manifestations cliniques annonciatrices d’hypoglycémie sont atypiques chez le sujet âgé, ce qui peut retarder le diagnostic, sa prise en charge et en aggraver les conséquences. En effet, si chez l’adulte jeune, une hypoglycémie se manifeste classiquement par des sueurs, une pâleur, une nervosité, des tremblements, de la tachycardie, une fringale, une sensation de malaise et des troubles visuels, chez le sujet âgé, elle peut se traduire par une asthénie, des nausées, des troubles de l’humeur, une dégradation psychomotrice, voire une confusion. Aussi faut-il faire particulièrement attention, chez la personne âgée, au risque d’hypoglycémie en cas de traitement par insuline ou antidiabétiques oraux insulinosécréteurs (répaglinide et sulfamides hypoglycémiants, en particulier ceux à demi-vie longue comme Ozidia, glipizide à libération prolongée qui est de ce fait contre-indiqué après 65 ans) et en cas de traitement par β-bloquants qui s’opposent à la réponse aux catécholamines endogènes permettant de corriger l’hypoglycémie. Il convient donc d’éduquer les personnes âgées à renforcer les contrôles de glycémie capillaire, notamment en cas d’association des β-bloquants aux médicaments précités.

FRAGILITÉ OSSEUSE

L’incidence d’ostéoporose augmente avec l’âge et aggrave les conséquences d’une chute iatrogène (chute par hypotension orthostatique ou, en cas de traitement par benzodiazépine, par faiblesse musculaire).

Quels sont les facteurs de risque de iatrogénie ?

POLYPATHOLOGIE

Une personne sur cinq âgée de plus de 75 ans souffre de trois pathologies chroniques. La polypathologie est un facteur de risque iatrogène car les comorbidités qui en résultent ont des répercussions sur la tolérance aux médicaments ou peuvent décompenser sous l’effet des médicaments, mais aussi parce qu’elle est à l’origine d’une polymédication.

Comorbidités

La moitié des événements indésirables médicamenteux chez le patient âgé sont consécutifs à un épisode intercurrent. En effet, tout événement aigu (infection, fièvre, diarrhée, déshydratation, etc.) est susceptible de décompenser une maladie sous-jacente, de déséquilibrer un traitement antidiabétique ou anticoagulant, d’altérer la fonction rénale et la tolérance aux médicaments.

Inversement, les pathologies peuvent s’aggraver sous l’effet de certains médicaments : les anticholinergiques peuvent provoquer une rétention urinaire aiguë et un globe vésical chez les patients souffrant d’adénome de prostate ou aggraver une démence, les AINS peuvent provoquer une décompensation d’insuffisance cardiaque, les vasoconstricteurs exposent au risque de poussée hypertensive en cas d’hypertension artérielle sous-jacente. En 1984, le gériatre français Jean-Pierre Bouchon a proposé un schéma modélisant la décompensation fonctionnelle en gériatrie. Ce raisonnement, appelé le modèle « 1+2+3 de Bouchon » (voir graphique ci-contre), analyse les performances organiques chez le sujet âgé sous l’influence du seul vieillissement (courbe 1), d’une pathologie chronique de l’organe (courbe 2), et d’un événement intercurrent aigu (courbes 3). Le vieillissement d’organe en lui-même n’aboutit pas à la décompensation fonctionnelle. Mais un organe « vieilli » et a fortiori malade peut décompenser sous l’influence d’une affection intercurrente.

Polymédication

Près de la moitié des plus de 65 ans prennent au moins 5 molécules/jour. La polymédication est un facteur de risque iatrogène car elle majore la probabilité de survenue d’effets indésirables et d’interactions médicamenteuses et parce qu’elle diminue la qualité de l’observance thérapeutique. En effet, avec la polymédication, les plans de prise se complexifient et rendent plus difficile l’adhésion thérapeutique.

Elle augmente en outre le risque d’anorexie du fait de certains effets indésirables inhérents aux traitements, (voir encadré ci-contre) et de dénutrition, qui aggrave l’hypoalbuminémie.

DÉFAUTS D’OBSERVANCE

21 % des accidents iatrogènes survenant chez le sujet âgé seraient liés à des défauts d’observance.

En plus des défauts d’observance intentionnelle par crainte d’effets indésirables ou liés au fait que le patient ne perçoit pas toujours l’intérêt de ses médicaments et/ou méconnaisse sa pathologie, une personne âgée peut être confrontée à différents obstacles entravant l’adhésion thérapeutique.

Les troubles cognitifs peuvent être à l’origine de sous-dosage (par oubli de prise médicamenteuse) ou au contraire de surdosage (lié à une surconsommation médicamenteuse pour rattraper un « faux » oubli).

Les troubles auditifs perturbent la bonne compréhension des informations concernant les médicaments et leurs modalités d’administration prodiguées par les professionnels de santé.

Les déficits visuels peuvent provoquer des confusions entre médicaments, des difficultés à compter des gouttes ou à lire les notices.

Les problèmes de tremblements et d’arthrose constituent une entrave à l’ouverture des blisters, à l’instillation de collyre, à la manipulation des comprimés, tandis que les troubles de coordination main-bouche empêchent l’utilisation correcte des aérosols.

Les éventuels troubles de déglutition rendent plus difficiles l’administration orale de certains médicaments. Par ailleurs, ils sont susceptibles d’entraîner des « fausses routes », qui peuvent être à l’origine d’accidents iatrogènes (pneumopathies lipoïdes en cas d’inhalation bronchique de laxatifs lubrifiants par exemple).

L’isolement social (qui concerne en France 1 personne âgée sur 3), la dépendance et la précarité influencent aussi l’observance.

Enfin, les bouleversements dans la vie quotidienne d’une personne âgée (déménagement, deuil, hospitalisation) sont reconnus comme facteurs de risque iatrogène, car ils peuvent entraîner une rupture de la continuité des traitements.

AUTOMÉDICATION

Selon l’étude Iatrostat, conduite en 2018 par le Réseau français des centres régionaux de pharmacovigilance, l’automédication serait à l’origine de 11,6 % des accidents iatrogènes.

Elle majore les risques d’effets indésirables, d’interactions, de mésusage de médicaments et de retard de diagnostic.

Quelles en sont les conséquences ?

La iatrogénie médicamenteuse est plus fréquente chez une personne âgée que chez un adulte jeune : différentes études ont montré que les effets indésirables médicamenteux sont deux fois plus fréquents après l’âge de 65 ans.

Mais le diagnostic d’accident iatrogène médicamenteux est souvent retardé chez le patient âgé d’une part parce que les signes cliniques évocateurs peuvent être atypiques (comme ceux de l’hypoglycémie) et d’autre part, parce que ces symptômes sont mêlés à de nombreuses autres plaintes somatiques et sont souvent banals : type fatigue, confusion ou dyspnée.

Les conséquences sont de ce fait plus graves dans la population âgée. Selon l’étude Iatrostat, l’incidence des hospitalisations imputables aux effets indésirables des médicaments augmente avec l’âge, passant de 6,6 % chez les adultes jeunes à 10,9 % chez les plus de 65 ans. Le taux de mortalité à 1 mois est de 1,3 %, soit environ 2 760 décès annuels en France (survenant dans la population gériatrique).

Les effets iatrogènes sont responsables en premier lieu d’accidents hémorragiques, mais aussi d’atteintes hématologiques, d’insuffisances rénales aiguës, de troubles hydroélectrolytiques et de chutes.

Comment éviter la iatrogénie ?

Selon l’étude Iatrostat, 16 % des effets indésirables liés aux médicaments entraînant une hospitalisation pourraient être évités car ils résultent d’un mésusage des médicaments. Ce chiffre ne prend en compte que les événements indésirables à l’origine des hospitalisations et sous-estime de ce fait vraisemblablement le nombre d’accidents évitables.

Les infirmiers, acteurs de l’éducation thérapeutique et de la surveillance des patients et de leur traitement peuvent concourir à la prévention de la iatrogénie.

SURVEILLANCE DES TRAITEMENTS

Lors de ses visites à domicile, un(e) infirmière libérale peut vérifier que le patient sait (et est en capacité) d’utiliser correctement son traitement et que les formes galéniques sont bien adaptées. Le cas échéant, il faut en informer le prescripteur.

Les infirmiers, libéraux en particulier, peuvent s’assurer que le patient est correctement suivi, qu’il voit régulièrement son médecin et que son traitement fasse bien l’objet de réévaluations régulières. Il faut vérifier notamment que les fonctions rénales sont correctement surveillées et que les posologies restent bien adaptées. Le rythme de surveillance en mois est donné en divisant par 10 le débit de filtration glomérulaire (DFG), par exemple si le DFG est à 40 mL/mn, la fonction rénale doit être contrôlée tous les 4 mois.

Par ailleurs, certains signes d’alerte doivent faire suspecter un accident iatrogène (voir encadré ci-contre) et faire orienter le patient vers une consultation médicale.

CONSEILS AUX PATIENTS

Encourager l’observance en informant le patient sur sa pathologie et ses traitements et les bénéfices attendus de ceux-ci.

Éduquer le patient à bien respecter la posologie et les conditions d’administration et à ne jamais interrompre un traitement de sa propre initiative sans avis médical.

Donner des astuces pour éviter les oublis : utilisation de pilulier, rappel sur les smartphones, etc.

Déconseiller la prise d’un médicament de la propre initiative du patient sans demander l’avis du pharmacien.

Dire au patient, lors des consultations médicales, de bien mentionner au médecin tous les médicaments qu’il prend, y compris en automédication, afin d’optimiser les réévaluations de traitement, déceler les interactions et prévenir le surtraitement.

Le modèle 1+2+3 de Bouchon

Le modèle 1+3 montre la décompensation d’un organe vieilli mais non malade sous l’effet de l’événement intercurrent.

Le modèle 1+2+3 montre la décompensation d’un organe vieilli et malade sous l’effet de l’événement intercurrent.

Médicaments et troubles de l’appétit

• La prise de plusieurs médicaments nécessite l’ingestion d’un volume d’eau conséquent qui peut couper l’appétit, surtout lorsque l’administration a lieu en début de repas.

• Par ailleurs, de nombreux médicaments sont à l’origine d’effets indésirables qui peuvent avoir des répercussions sur l’appétit. C’est le cas des médicaments exerçant un effet anticholinergique (antidépresseurs imipraminiques, neuroleptiques, antihistaminiques, anticholinergiques urinaires, etc.), qui provoquent une sécheresse buccale, ou des médicaments pourvoyeurs de nausées et vomissements (anticancéreux, anticoagulants oraux directs comme le dabigatran en particulier, antiépileptiques, antiparkinsoniens, opiacés, etc.) ou de dysgueusies (anticancéreux, metformine, IEC, etc.).

Signes d’alerte évocateurs de iatrogénie médicamenteuse

- Prurit ;

- Diminution de l’appétit, troubles digestifs, perte de poids ;

- Troubles urinaires ;

- Malaises, troubles de l’équilibre, troubles visuels, chutes ;

- Fatigue, essoufflements, saignements ;

- Confusion, troubles de la mémoire.

Sources

Assurance maladie, « Médicaments après 65 ans : effets indésirables fréquents (iatrogénie) », ameli.fr

RFCRPV, rapport d’étude Iatrostat, « Iatrogénie médicamenteuse source d’hospitalisation chez l’adulte et l’enfant : incidence, caractérisation et évitabilité », https://www.rfcrpv.fr/etude-iatrostat

Revue Médicale de Liège 2010, Université de Liège, « Observance thérapeutique en gériatrie », https://rmlg.uliege.be

Leem, Les Entreprises du médicament, « Réduisons le volume », le guide du bon usage des médicaments après 65 ans, leem.org

Le Manuel MSD, « Pharmacocinétique chez les personnes âgées », https://www.msdmanuals.com/fr

Le Manuel MSD, « Pharmacodynamie chez les sujets âgés », https://www.msdmanuals.com/fr

Fondation de France, « Enquête : 7 millions de Français confrontés à la solitude », https://www.fondationdefrance.org/fr/temps-forts