RÉMUNÉRER LE TEMPS ET NON LES ACTES - Ma revue n° 029 du 01/02/2023 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 029 du 01/02/2023

 

EN LIBÉRAL

J’EXPLORE

PRATIQUE INNOVANTE

Lisette Gries  

Depuis trois ans, près de 180 Idels testent une nouvelle façon de travailler dans le cadre de l’expérimentation Équilibres. Rémunérés selon le temps passé avec leurs patients, par dérogation à la NGAP, ces professionnels peuvent mettre en œuvre l’ensemble des compétences infirmières. Retours d’expérience.

Les possibilités offertes par l’article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale de 2018(1) tombaient à point nommé pour les membres de Soignons humain. Cette association s’implique depuis 2017 pour que soit reconnu et développé un autre fonctionnement de soins infirmiers en ville, inspirée par le modèle Buurtzorg des Pays-Bas (lire encadré p. 39). En 2019, elle a ainsi pu lancer une expérimentation, baptisée « Équilibres » pour « Équipes d’infirmières libres responsables et solidaires ».

Déployé dans trois régions - Occitanie, Hauts-de-France et Île-de-France -, ce dispositif repose sur trois piliers : être rémunéré à l’heure et non à l’acte, mettre en œuvre toutes les compétences du rôle infirmier au service des patients et des aidants et travailler en équipe. L’expérimentation, qui devait se conclure fin 2022, a été prolongée jusqu’en avril 2023, le temps pour la Caisse nationale de l’assurance maladie (Cnam) de compléter les études d’évaluation et de statuer sur la suite. Pour les quelque 180 Idels engagées dans la démarche, c’est aussi l’heure des bilans.

« C’est un changement de paradigme complet », résume Jacques Horte, Idel dans les Pyrénées-Orientales, qui est entré dans le dispositif dès le démarrage. Infirmier clinicien, spécialiste du diabète et formé à l’éducation thérapeutique du patient, il peut mettre en œuvre l’ensemble de ses compétences grâce à Équilibres. « Dans la NGAP [Nomenclature générale des actes professionnels, NDLR], les soins non techniques sont souvent très difficiles à coter », poursuit-il.

MOINS DE FRUSTRATION PROFESSIONNELLE

Les infirmiers « Équilibristes », comme ils se désignent eux-mêmes, ont souvent suivi des formations complémentaires en soins palliatifs, en santé mentale, en éducation thérapeutique du patient (ETP) ou encore en prise en charge de la douleur. « Je suis notamment formée au dépistage de la fragilité. Cela fait partie de notre rôle de consacrer du temps aux soins et d’accompagner nos patients dans la recherche de ressources sur lesquelles eux et leurs aidants peuvent s’appuyer, explique Laurianne Derrieux, Idel dans le Gard. Lorsque j’étais rémunérée à l’acte, je devais choisir entre ne pas prendre soin de mes patients comme je l’entendais, le faire bénévolement ou coter des actes qui ne correspondaient pas vraiment aux soins. » Conséquence : une frustration professionnelle, partagée par de nombreux autres Équilibristes, qui racontent que l’expérimentation leur a permis de ne pas quitter la profession. Désormais, en s’appuyant sur le système Omaha (lire encadré p. 40) pour la traçabilité de leur activité, ils décident des plans de soins en équipe, et facturent le temps passé auprès du patient ou de son aidant. « Un taux horaire de 53,90 € a été calculé en fonction des revenus moyens des Idels, et il nous sert de référence, précise Dominique Jakovenko, référent Équilibres pour la région Occitanie. Nous restons des professionnels libéraux. Nos patients sont pris en charge à 100 % par l’Assurance maladie dans le cadre de cette expérimentation. Nous transmettons le détail de notre activité tous les 15 jours à la CPAM de Paris, qui nous rémunère directement. »

Dans ce système, si l’Idel s’occupe du lit médicalisé de son patient, anime un temps d’hypnose analgésique, explique le fonctionnement d’une pompe à insuline à la famille ou encore pratique un test Covid à un aidant visiblement enrhumé, tout le temps passé est enregistré, puis valorisé. « Nous pouvons même accompagner nos patients en consultation chez leur médecin, pour faciliter la coordination », apprécie Antoinette Krakus, qui travaille en Seine-et-Marne. En revanche, les indemnités kilométriques et les majorations pour les dimanches ou les jours fériés ne s’appliquent pas, et seul le temps passé en présence du patient ou de ses proches est décompté.

AUTONOMISATION ET LIEN DE CONFIANCE

Un autre axe du programme Équilibres porte sur l’autonomisation des personnes suivies. Il prend tout son sens en cas de pathologie chronique. « Pour des patients que l’on accompagne depuis une vingtaine d’années et auprès de qui on a eu l’habitude de multiplier les actes techniques, ce travail d’autonomisation se fait petit à petit, mais cela fonctionne », poursuit Antoinette Krakus. Glycémie, prise de traitements, voire pansements peuvent être réalisés directement par les patients quand ils sont formés par l’infirmier. « La sécurité reste primordiale, on prend le temps de s’assurer que les patients sont à l’aise avant de les laisser faire les soins sans notre supervision », insiste Laurianne Derrieux.

Dans le domaine de la santé mentale, l’accompagnement à l’autonomie et la prise en charge holistique que permet Équilibres sont particulièrement vertueux. « Nous avons évité bien des hospitalisations, estime Christophe Salvignol, dont le cabinet à Béziers (Hérault) est notamment spécialisé en psychiatrie. Nous pouvons gérer des crises grâce à des entretiens et à une présence renforcée le temps nécessaire, en nous appuyant sur une relation de confiance nouée avec les patients. Tout un travail de fond peut être mené sur l’observance des traitements, sur les conséquences de la pathologie, mais aussi avec les personnes de l’entourage, afin de soulager leur épuisement. »

Du côté des patients, le bénéfice d’Équilibres est indiscutable. Un cabinet d’étude a d’ailleurs été mandaté pour adresser un questionnaire d’évaluation anonyme en mai 2022 à un peu plus de 1 000 d’entre eux. 467 personnes ont répondu, dont 160 proches aidants. 96,6 % des répondants jugent que le temps consacré aux soins est adapté à leurs besoins et 86,4 % estiment qu’ils ont gagné en autonomie sur la réalisation des soins. La qualité de vie a été préservée pour 47,6 % et même améliorée pour 44,7 %. Au final, 96,6 % d’entre eux disent être plus confiants quant à leur capacité à rester chez eux le plus longtemps possible.

TRAVAIL EN ÉQUIPE

Après trois ans de ce mode d’exercice, les soignants sont unanimes : ils ne reviendraient en arrière pour rien au monde. Nombreux sont ceux qui arrêteraient alors d’exercer la profession pour se consacrer à une autre carrière. « Au début, j’étais un peu déroutée, après avoir couru après les actes et les ordonnances médicales pendant 30 ans. Il y avait un peu de crainte de perdre en revenus et de ne pas pouvoir prendre en charge tous les patients qui en faisaient la demande, se remémore Antoinette Krakus. Mais en fait le travail s’organise différemment, les patients qui gagnent en autonomie libèrent du temps pour les autres, et je m’y retrouve financièrement. Aujourd’hui, je n’imagine plus travailler autrement. »

David Balesse, qui exerce dans le Nord, notamment en soins palliatifs, abonde dans ce sens. « J’ai enfin trouvé une façon de travailler qui correspond à ma vision du métier, pour arriver à une qualité des soins, de la relation, et même de vie que je n’espérais plus. »

Un autre bénéfice régulièrement cité par les Équilibristes est le travail en équipe. « Au sein de notre cabinet de quatre personnes, nous travaillons en binômes sur deux tournées, détaille David Balesse. Tout est discuté en équipe, nous ne sommes jamais seuls face à des cas complexes. » Le dispositif demande d’abolir les frontières entre titulaires et remplaçants, pour inclure tout le monde dans la réflexion et l’élaboration des plans de soins.

Les équipes sont autonomes : pour inclure un patient, la prescription d’un médecin reste nécessaire, mais ensuite, charge aux Idels de mettre en œuvre tout ce qui leur semble utile. Une marge de manœuvre qui semble recueillir un avis globalement positif parmi les médecins. « Ils n’ont plus le temps d’assurer une présence régulière auprès des patients, mais sont contents de pouvoir s’appuyer sur nous qui pouvons le proposer », remarque Christophe Salvignol.

RÉFLÉCHIR EN RÉSEAU

Jacques Horte exerce au sein d’une maison de santé pluridisciplinaire (MSP), qui développe des projets de santé autour de la prise en charge du diabète et du prédiabète. « À l’inverse d’autres Idels de la MSP, nous pouvons organiser des consultations longues avec ces patients. Cela nous permet d’avoir une offre globale de soins infirmiers très complète. Parmi les médecins de la MSP, quelques-uns voient notre niveau d’autonomie d’un œil méfiant, mais la majorité apprécie la plus-value proposée aux patients », note-t-il.

La notion d’équipe s’entend aussi plus largement qu’au niveau du cabinet. Des échanges réguliers sont organisés entre tous les participants au dispositif, que ce soit sous forme de rencontres, de forums ou de formations. « Nous réfléchissons ensemble à ce que nous pouvons améliorer, en nous interrogeant sur nos façons de travailler. Ce travail intellectuel est très stimulant », se félicite Antoinette Krakus.

L’association Soignons humain s’appuie aussi sur des coachs facilitateurs, qui accompagnent les cabinets infirmiers dans la mise en place d’outils communs et dans l’animation du travail d’équipe. « Tout est fait en coconstruction, nous partageons les problématiques. C’est très grisant d’exercer avec ce socle solide, insiste Laurianne Derrieux. Cela permet d’envisager des évolutions pour le métier, comme le rôle d’infirmier référent, pour répondre aux besoins en santé de la population. »

Si tous les Équilibristes espèrent que l’Assurance maladie et la Direction générale de l’offre de soins (DGOS)(2) pérenniseront ce dispositif dans lequel ils se voient durer, aucun ne prêche pour que cela devienne obligatoire. « Certains collègues préfèrent réaliser des actes techniques et trouvent leur compte dans le fonctionnement à l’acte. Il faut qu’ils puissent continuer à travailler comme ils l’entendent, reconnaît Dominique Jakovenko. Ce que nous aimerions, cependant, c’est que tous les Idels qui souhaitent adopter notre mode de fonctionnement soient autorisés à le faire. » Réponse d’ici quelques mois…

RÉFÉRENCES

Notes

1. La loi de financement de la Sécurité sociale de 2018 autorise, via son article 51, de nouvelles organisations en santé reposant sur des modes de financement innovants. En permettant de déroger aux règles de financement de droit commun, pour des soins de ville comme en établissement, le ministère poursuit l’objectif d’améliorer l’accès aux soins, l’efficience du système de santé et les parcours des patients (https://bit.ly/3YDT5iI).

2. Lire l’article p. 10.

Aller plus loin

www.article51-equilibres.org

www.soignonshumain.com

Buurtzorg, l’exemple hollandais qui a transformé les soins à domicile

Aux Pays-Bas, les soins infirmiers de ville avaient atteint au début des années 2000 un fonctionnement standardisé et rationalisé à l’extrême. Un centre d’appels centralisait alors les demandes, transmises ensuite aux infirmiers de ville. Ceux-là n’étaient informés de leur planning que la veille pour le lendemain, avec des temps précis alloués à chaque acte. Et les patients étaient chaque jour pris en charge par des soignants différents.

Cependant, ayant perdu le sens de son métier, un infirmier a développé en 2006 le modèle Buurtzorg (littéralement, « soins de quartier »). Dans cette nouvelle organisation, les équipes d’une dizaine de personnes ont à leur charge les patients domiciliés dans un périmètre restreint autour du cabinet. Ces équipes travaillent de façon très autonome et gérent leurs plannings, les relations avec les prescripteurs et les rémunérations. Le bien-être des patients est au cœur de leur exercice professionnel et le succès est au rendez-vous. Largement adopté par les soignants néerlandais depuis son initiation pour la qualité des soins qu’il garantit, ce modèle s’avère également rentable. Une étude du cabinet KPMG de 2010 estimait que la dépense de soins par patient est réduite de 40 % par Buurtzorg.

Omaha : des schémas pour comprendre et résoudre les problèmes

Le système Omaha*, sur lequel repose le fonctionnement d’Équilibres pour la traçabilité et l’élaboration des plans de soins, a été mis au point aux États-Unis entre 1975 et 1993. Reconnu par l’American Nurses Association depuis 1992, il a été traduit dans plusieurs langues et est utilisé aux Pays-Bas par les infirmiers et aides-soignants pour tous les soins à domicile. La version en français a été introduite par la Haute école de santé du canton de Vaud, en Suisse.

Il peut être utilisé par des infirmières, mais aussi par des orthophonistes, des psychomotriciens, des kinésithérapeutes ou encore des travailleurs sociaux. Le système propose un schéma de classification des problèmes, un schéma d’interventions et des échelles d’évaluation des situations et des résultats obtenus. Les infirmiers « Équilibristes » s’appuient sur une version informatisée, qui favorise la coordination entre professionnels.

* www.omahasystem.org (en anglais)