CRISE À L’HÔPITAL : LA PÉDIATRIE TOUCHE LE FOND - Ma revue n° 015 du 01/12/2021 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 015 du 01/12/2021

 

SECTEUR EN TENSION

JE DÉCRYPTE

SYSTÈME DE SANTÉ

Adrien Renaud  

On a longtemps cru la pédiatrie protégée de la crise de l’attractivité. Travailler auprès des enfants était un souhait partagé par nombre de soignants. Mais ce temps semble révolu : le secteur traverse une situation de tension inédite.

La pédiatrie était le dernier maillon, et il a sauté. » Tel est le triste constat dressé par Fabienne Eymard, cadre de santé puéricultrice au service de chirurgie or tho pédique pédiatrique de l’hôpital de la Timone, à Marseille. De fait, estime-t-elle, jusqu’à encore récemment, la pédiatrie pouvait faire penser à un village gaulois : alors que partout ailleurs les soignants quittaient l’hôpital public ou hésitaient à le rejoindre, le secteur continuait, bon an, mal an, à en attirer et à en retenir suffisamment pour continuer de fonctionner correctement. Son atout maître : la proximité avec les enfants, qui motivait beaucoup de blouses blanches. Mais cet argument semble être devenu trop faible face à la dégradation des conditions de travail. Résultat : « Comme mes collègues des services d’adultes, je m’arrache les cheveux pour faire les plannings », soupire la Phocéenne.

C’est cette situation qui l’a conduite à participer au cri d’alarme lancé cet automne par le Collectif Inter-Hôpitaux (CIH). Cette organisation, qui alerte depuis plus de deux ans sur la situation générale à l’hôpital public, a en effet tenu à attirer spécifiquement l’attention sur la pédiatrie. « Des enfants en situation d’urgence ne peuvent plus être pris en charge par les services compétents », indiquait-elle dans un communiqué diffusé à la suite d’une conférence de presse organisée fin octobre, ajoutant que « des enfants atteints de maladie chronique en situation instable sont renvoyés chez eux par manque de place ». En résumé : les postes vacants, les fermetures de lits, les heures supplémentaires qui s’accumulent, les comptes épargne-temps qui grossissent à n’en plus finir, sont devenus, dans les services de pédia trie, presque aussi communs qu’ailleurs dans l’hôpital public.

UNE CRISE, DES FACTEURS

Comme toute crise, celle-ci est multifactorielle et s’étale sur différentes temporalités. Il y a d’abord le temps court, lié aux épidémies hivernales, et notamment à la bronchiolite. « Ce n’est pas la première fois qu’on a une crise à l’approche de l’hiver, avec un afflux d’enfants d’un côté, et une diminution des effectifs et du nombre de lits de l’autre, observe Yann Simon, infirmier en réanimation pédiatrique et néonatale à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre, au sud de Paris, et membre du CIH. Seulement, cette année, on ne peut plus gérer, il y a tout simplement trop d’enfants qui se présentent par rapport aux moyens dont on dispose. » Le Pr Christèle Gras-Le Guen, cheffe de service des urgences pédiatriques et de pédiatrie générale au CHU de Nantes, et présidente de la Société française de pédiatrie (SFP), le confirme : l’épidémie de bronchiolite est particulièrement sévère cette année. « Il n’était pas attendu qu’elle démarre aussi tôt, et elle est vraiment intense, souligne-t-elle. Le système est donc saturé, en libéral comme à l’hôpital. »

Mais si la bronchiolite a le pouvoir de saturer le système, c’est que ce dernier est devenu particulièrement vulnérable. « On est dans une situation de fatigue généralisée des équipes hospitalières, la crise sanitaire a vraiment mis le doigt là où ça fait mal, elle a fragilisé un système qui était déjà dans une gestion au quotidien », analyse la pédiatre. Et ce d’autant plus qu’aux problèmes de ressources humaines s’ajoutent des difficultés d’ordre plus trivial. « Dans mon service, on a d’énormes problèmes de matériel, témoigne Yann Simon. Par exemple, nous n’avons plus aucun pousse-seringue électrique qui tient la batterie, donc, quand on doit partir en transport pour emmener un enfant faire une IRM, on passe 15 à 20 minutes à chercher le bon matériel. » Et la meilleure preuve que les virus hivernaux ne sont pas les seuls coupables de la situation actuelle, c’est que les services de pédiatrie qui prennent en charge des maladies chroniques vivent, eux aussi, une période extrêmement difficile.

« Ce qui nous manque le plus, ce sont des infirmières, explique ainsi le Dr Oanez Ackermann, pédiatre au service d’hépatologie et de transplantation hépatique du Kremlin-Bicêtre. Elles étaient déjà en sous-effectif, et il y a eu des départs depuis le printemps, ce qui nous a mis dans une situation où la sécurité de nos patients n’était plus assurée. En septembre, nous avons donc renoncé à rouvrir, comme nous le faisons habituellement, les huit lits de l’hôpital de semaine. Puis en octobre, face à de nouveaux départs, nous avons dû fermer deux lits supplémentaires. » Voilà qui rend l’addition particulièrement salée : « Sur 24 lits, nous en avons actuellement 10 de fermés », résume la pédiatre, elle aussi membre du CIH.

QUAND LES DIGUES CÈDENT

Reste à savoir pourquoi, alors que la pédiatrie résistait jusqu’à présent plutôt bien aux vagues de départs, les digues qui maintenaient un équilibre entre les départs d’anciens et les arrivées de nouveaux soignants semblent cette fois-ci avoir cédé. Et là encore, le phénomène semble multifactoriel. Première explication : la pédiatrie, qui était une terre émergée un peu plus protégée que les autres face à la montée des eaux de ce que l’on nomme la « crise de l’attractivité », a fini par être elle aussi submergée par une vague bien trop puissante. « Je ne dis pas que rien n’est fait, nos cadres tentent de montrer les avantages de nos services, mais à un moment, les gens n’en peuvent plus, et ils s’en vont », déplore l’infirmier. Même constat du côté de Marseille. « Je vois bien que mes supérieures hiérarchiques font ce qu’elles peuvent, reconnaît Fabienne Eymard. Mais il y a tout simplement zéro candidat… » Par ailleurs, en pédiatrie comme ailleurs, l’hôpital peine à attirer les infirmières qui sortent de l’Ifsi. « On a perdu beaucoup d’étudiantes du fait de la crise sanitaire, estime Anne Dumas-Laussinotte, cadre coordinatrice des filières ambulatoires pédiatriques au CHU de Bordeaux. Tout d’abord, les stages se sont arrêtés pendant la première vague, puis, quand ils ont repris, l’encadrement n’était plus à la hauteur, non pas du fait d’un manque de volonté mais du fait d’un manque de personnel. Résultat : beaucoup de futures collaboratrices potentielles ont été déçues par rapport à ce qu’elles attendaient de l’hôpital en termes d’humanité, de bienveillance… et elles n’ont pas postulé. »

LA FAUTE À LA FORMATION ?

Et à ces facteurs, qui concernent la profession infirmière dans son ensemble se sont ajoutés des éléments spécifiques à la pédiatrie, notamment le fait que cette discipline ne soit plus systématiquement abordée lors de la formation initiale. « Il n’y a plus de modu le de pédiatrie, ce qui fait que si une étudiante a envie d’exercer dans ce domaine, ce n’est pas la forma tion académique qui va la conforter dans ce projet », regrette la cadre. Bien entendu, les services de pédiatrie accueillent toujours des étudiantes, mais au-delà du fait que les conditions d’accueil s’y sont dégradées, les terrains de stage ne sont pas assez nombreux. « On ne peut pas accueillir tout le monde. On est obligés de donner la priorité d’abord aux étudiantes puéricultrices, puis aux étudiantes de notre CHU, et ensuite on peut ouvrir aux autres Ifsi… », déplore la Bordelaise.

Cette absence d’expérience théorique ou pratique est, selon nombre d’observateurs, l’une des clés de la crise actuelle. « La pédiatrie peut parfois faire peur, reconnaît Fabienne Eymard. On pense souvent que l’erreur peut y avoir plus de conséquences que chez l’adulte, et la palette des compétences y est très large : nous prenons en charge des patients de 0 à 18 ans, voire au-delà, certains sont des nourrissons, d’autres ont des gabarits d’adulte… » Une vision que confirme le Pr Christèle Gras-Le Guen. « La pédiatrie est devenue une spécialité assez technique à bien des égards, et les jeunes diplômées ont souvent besoin d’une période de formation », observe-t-elle. Voilà de quoi rebuter certaines bonnes volontés.

L’OPTIMISME DE LA VOLONTÉ

Face au triste constat d’une pédiatrie devenue, comme le reste de l’hôpital, un immense nœud de tensions, la question de la sortie de crise demeure. Pour certains, notamment au CIH, le tableau est très sombre. « Quand nous faisons état de nos difficultés, on nous répond qu’on a déjà eu le Ségur », se désole le Dr Oanez Ackermann. « Je fais plutôt partie des personnes optimistes, mais là, il y a des jours où la seule chose que j’arrive à me dire, c’est qu’on est descendus tellement bas qu’on a probablement touché le fond et qu’on ne peut que repartir, confesse de son côté Fabienne Eymard. Et il y a même des moments où je n’arrive pas à croire à cela. » Sans compter ceux qui crai gnent que le personnel tienne le coup pendant la période hivernale, mais que le printemps amène une vague de démissions qui mettrait définitivement le secteur à terre.

Heureusement, il y a des voix plus optimistes. « Je pense qu’on est en train de passer une phase vraiment critique, mais que les professionnelles vont revenir vers nous, veut croire Anne Dumas-Laussinotte. Tout récemment encore, une étudiante finissant son stage chez nous m’a dit qu’elle avait l’intention de postuler. Cela veut bien dire que certaines envisagent de se spécialiser. » Christèle Gras-Le Guen, elle, se veut plus politique. « Durant toute la pandémie, on a communiqué sur nos angoisses, et je pense que cela n’aide personne, estime-t-elle. Je suis déterminée à ce que nous mettions à profit l’expérience violente que les services de pédiatrie sont, une fois de plus, en train de traverser, pour que tous les professionnels de la santé de l’enfant se mettent d’accord sur les mesures prioritaires à prendre, et profitent de la période électorale qui s’annonce pour se faire entendre. » En espérant que les candidats soient à l’écoute.

ÉCLAIRAGE

“Certaines équipes sont contraintes de limiter les temps d’échange avec les enfants et les parents”

Laure Dorey, déléguée générale de l’Association maladies foie enfants (AMFE).

On rend souvent les maladies saisonnières, comme la bronchiolite, responsables de la situation de tension dont souffre la pédiatrie, mais qu’en est-il des maladies chroniques ?

Les infections saisonnières ne font que dégrader une situation qui était déjà très critique avant l’hiver, et même avant la Covid. Mais pour ce qui est des maladies rares et graves du foie de l’enfant, c’est la première fois que les centres experts hospitaliers ne sont plus en mesure d’accueillir des patients en situation d’urgence et sont contraints de les transférer en services adultes. Les hospitalisations programmées sont annulées, notamment celles de suivis post-greffe, par manque de lits. Les listes d’attente pour reprogrammer des rendez-vous s’allongent, sans aucune perspective de solution.

Quelles conséquences pratiques pouvez-vous constater sur la qualité des soins ?

L’annulation des hospitalisations programmées aura des conséquences à moyen ou à long terme sur la santé de nos enfants atteints de maladies chroniques graves, potentiellement mortelles. Il est demandé aux centres experts de rédiger des protocoles nationaux de diagnostic et de soins, référentiels de bonne pratique visant à optimiser les prises en charge, mais la situation actuelle à l’hôpital ne permet plus de les respecter. Beaucoup de familles témoignent de l’état de tension dans lequel se trouvent les soignants actuellement. Certaines équipes, qui étaient toujours très disponibles, sont désormais contraintes de limiter les temps d’échange avec les enfants et les parents, temps pourtant essentiels dans la prise en charge de ces maladies chroniques graves.

Justement, que dites-vous aux personnels qui, face à ces difficultés, décident de quitter l’hôpital public ?

Ce sont des décisions que je regrette profondément, mais je peux comprendre que lorsque l’on gagne un salaire qui ne permet pas d’habiter près de son lieu de travail, quand on change votre planning en permanence, quand les conditions de travail ne permettent plus d’assurer les soins en toute sécurité, on ait envie de quitter l’hôpital. Je le déplore car il en va de la survie de nos enfants, mais je ne peux pas leur jeter la pierre, ils ne sont pas responsables.